INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sonia El Amri
Photos : Sonia El Amri / Benoit Collin
le mercredi 16 novembre 2005 - 28 475 vues
Près de 25 ans après ses débuts, Alpha Blondy démontre qu’il n’a pas perdu son parler vrai. Le militantisme qui l’anime continue de délivrer les mêmes messages de paix et de déplorer le rôle des religions, transformées en instruments politiques de division du peuple. Une discussion à bâtons rompus avec le Rastaphoulosophe (qui prépare en ce moment son nouvel album), tant et si bien que nous choisissons de la publier en deux parties. Voici la première : Musique, Live 8 et spiritualité.
Reggaefrance / Il y a quelques mois, vous avez sorti une compilation, "Akwaba", où vous invitez de jeunes artistes comme Magic System, les Neg'Marrons ou encore Lester Bilal. Est-ce une volonté de rajeunir votre message ? / Je crois que c’est un coup de réactualisation de ces chansons-là, loin d’un lifting. C’est la maison de disque qui a fait cette proposition, c’est elle qui a choisi les artistes. Par chance beaucoup de ces jeunes artistes que ce soit Lester Bilal, Mokobé du 113, Sir Samuel et Leeroy de Saïan Supa Crew, Magic System et les Neg’Marrons, sans prétention aucune, sont de jeunes frères qui ont grandi au son de ma musique. Certains ont même l’âge de mon fils. C’était une façon de rompre avec cette habitude de compilations envahissantes qui est faite à la fois par la maison de disques et les pirates. La maison de disques a donc voulu changer un peu sa stratégie en demandant à ces jeunes de faire quelque chose.
J’ai beaucoup aimé leur feeling, ils ont vraiment fait un très beau travail. On est content que cette compilation "plus" ait eu lieu. J’étais un peu agacé par toutes ces compilations habituelles, la maison de disques en avait déjà fait beaucoup. Les pirates, en Afrique, ont carrément des compilations avec le mp3. Il fallait donc sortir de cette spirale-là. C’est une façon de faire travailler les jeunes talents aussi. J’avoue que leur apport a fait un dribble à tous les pirates. Et j’ajoute que Leeroy, le rappeur qui chante plus vite que son ombre, et Sir Samuel ont fait un très beau travail, qui m’a d’ailleurs inspiré pour d’autres chansons.
Le statut des artistes africains est à l'image de celui du continent : précaire… Ecoutez, l’Afrique a un problème ! Un problème parmi tant d’autres. Il manque à l’Afrique une major et en ce qui me concerne, je suis en train d’encourager la naissance d’une major africaine. C’est un continent où il y a énormément de jeunes talents et d’artistes confirmés. Mais l’ouverture, cette fenêtre médiatique, est presque inexistante. Il y en a quelques uns qui ont réussi à sortir du trou de la serrure mais il y a tellement de talents qu’on devrait promouvoir. Un artiste comme moi a fait ce qu’il a pu à l’époque. Mais c’est resté au pays, c’est resté en Afrique, ça n’a pas franchi le barrage des grands médias. Pouvoir les passer sur les grandes chaînes de télé, sur les radios, pouvoir les placer au sein des majors, c’est la croix et la bannière. Voilà pourquoi je souhaiterais qu’il y ait une major africaine qui aurait plus de moyens, plus de connexions et une ouverture médiatique bien calibrée. Pour pouvoir justement faire cette percée, pouvoir positionner des artistes africains en général, pas seulement que du reggae, sur le marché international. C’est pourquoi on a mis le nom de ces artistes-là, on espère que les producteurs ou les maisons de disques pourront découvrir leur nom et peut-être s’intéresser à leur travail. En gardant bien en tête l’idée géniale de la création d’une major africaine. Si un jour elle existe, j'en serai actionnaire.
Pour "Jérusalem", vous avez travaillé avec les Wailers. Depuis, vous ne travaillez plus avec des Jamaïcains, pourquoi? J’ai mon identité musicale. J’ai fait de grandes chansons avec des Jamaïcains et j’ai fait de grandes chansons avec d’autres musiciens. Ici en France, il y a plein d’artistes africains d’horizons divers. Je ne vois pas pourquoi il y aurait ce besoin de Jamaïcains parce qu’on fait du reggae. J’ai commencé mon reggae avec des Jamaïcains, je connais la Jamaïque, j’y connais beaucoup de grands musiciens. Maintenant je pense que si j’ai envie de faire ce que je veux avec d’autres musiciens talentueux, je peux le faire. Je n’ai pas particulièrement besoin de Jamaïcains. Ca devient un complexe d’infériorité et je ne l’ai pas. Dans mon reggae africain, j’apporte un plus quand je mets la kora (instrument de type guitare de l’Afrique de l’Ouest, ndlr), quand je mets l’oud (guitare arabe, ndlr), quand je mets la flûte bergère de Fouta-Djalon (ville de la République de Guinée, ndlr) dans le reggae. Ce qui donne un reggae "plus". Pas besoin de faire du mimétisme jamaïcain.
Au Live 8 (festival en faveur de l’Afrique, ndlr), comment expliquez-vous la faible mobilisation des artistes africains ? Il y a eu vous, Youssou N'dour… Oui et il y a eu aussi Magic System, Yannick Noah...
La représentativité demeure faible alors que c’était un festival tourné vers l’Afrique… J’avoue que cela ne m’a pas froissé, pourquoi ? Parce que le but recherché était d’attirer l’attention de plus de monde possible sur le problème de la pauvreté en Afrique et l’annulation de la dette. Donc Bob Geldof, qui n’est pas africain, a mouillé sa chemise pour nous les Africains. Et c’est vrai qu’on a déploré un nombre très minimal d’artistes africains. C’était un peu frustrant, même moi c’est mon frère Youssou N'dour qui m’a proposé d’y participer. Mais si on n’est pas content, ce que l’on doit faire, c’est faire nous aussi avec Bob Geldof un Live 8 à l’africaine, qui se tiendrait sur le terrain.
Toujours initié par Bob Geldof ? Vous avez vu les moyens déployés ?
Oui. Alors montrez-moi un Africain qui va investir autant d’argent dans une opération pour l’Afrique. Ils ne le feront pas ! Voilà pourquoi je dis que je n’ai pas été choqué de ne pas voir beaucoup d’Africains. Comme ce qui se dit dans un monde un peu ségrégationniste, c’est parce que c’est l’Afrique et qu’il fallait quelqu’un qui ait accès aux médias européens, qui ait accès aux grands sponsors comme Bob. Et voilà pourquoi Bob Geldof, s’il veut encore aider l’Afrique doit nous aider à organiser un truc comme ça. Ce n’est pas le principe de la main tendue, hein! Mais il faut être franc, il faut savoir reconnaître qu’on ne nous aide pas trop. Si on nous aidait assez, ce n’est pas Bob Geldof qui aurait fait ça mais les Africains. Quoiqu’il en soit, pas besoin d’eau potable pour éteindre un incendie. Donc le geste de Bob Geldof est très louable. Comment avoir l’ouverture médiatique, comment avoir l’appui de CNN, comment avoir les chaînes de télé qui vont couvrir l’événement? Comprenez bien que si c’est un Africain qui est devant, ça ne passera pas, à moins que cet Africain soit Kofi Annan lui même. Malgrè les critiques à son égard, Bob est un ami de l’Afrique. Certains ont dit que c’est un profiteur. Eh bien écoutez, pourquoi ne pas profiter du profiteur ?
Le bilan du Live 8 est positif : 2 millions de spectateurs, 3 milliards de téléspectateurs et le G8 a doublé son aide qui se monte maintenant à 50 milliards de dollars. Une réussite qui pourtant suscité de nombreuses réactions et critiques. Bob Geldof a répliqué : « On aurait pu faire un concert 100% africain mais qui aurait regardé ? »… C’est vrai ! Qui aurait regardé ? Qui aurait sponsorisé ? Eh ! Attends, tu crois que si Alpha Blondy et Youssou N'dour avaient invité Tony Blair sur MTV, il aurait accepté ? Est-ce que déjà MTV aurait ouvert ses portes à Alpha Blondy et à Youssou ? Je suis messager de la paix, Youssou est ambassadeur de bonne volonté. Si on fait quelque chose, Bono pourrait venir, Kofi Annan pourrait venir, mais Bob Geldof a fait fort ! Il a déplacé Kofi Annan sur le podium. C’est pour ça que c’est vrai, sa réponse est juste. Elle est triste mais juste. La question n’est pas qui allait regarder, mais qui allait nous prêter ces antennes satellites, la logistique pour monter un projet d’une si grande envergure ? Jamais personne ne l’aurait fait. Pourquoi ? Parce que l’Afrique ce n’est pas leur tasse de thé. C’est parce que c’est un Blanc de chez eux que ce projet a grandi et qu’ils ont ouvert toutes ces portes-là. Sinon ils ne l’auraient jamais fait. Il faut appeler un chat par son nom. La discrimination existe, you know.
Vous avez été l’invité du 13 heures de France 2, Damien Millet (du Comité pour l'annulation de la dette du Tiers-monde) était également présent. A priori, vos opinions sont les mêmes, mais vous étiez placés en contradicteurs… Non, mais lui résonne comme un Blanc perdu dans son champ de pommes de terre, il tient un peu le discours du rassasié. C’est à dire qu’il sort le même grief, il dit que Bob Geldof est un capitaliste… Mais nous on s’en fout, comme je vous l’ai dit, on n’a pas besoin d’eau potable pour éteindre notre incendie. Nous, on attend toutes les bonnes volontés, ok ? Lui qui a une association dans ce sens-là, pourquoi il n’a pas fait quelque chose d’aussi grand ? Pour la francophonie ? Il aurait pu. Alors il ne faut pas qu’il décourage, qu’il vienne saboter l’élan de Bob Geldof. Si lui et ses amis ont autant de contacts, s’ils ont l’idée d’une telle initiative, de pouvoir rassembler tant de monde, si lui et ses amis ont ce pouvoir-là, alors il ne faut pas qu’on le fasse chier ! On dirait qu’ils n’ont pas envie qu’on nous aide parce que l’aide ne vient pas d’eux. Notre misère n’est pas leur propriété. Leurs pays sont à l’origine de notre misère et de notre pauvreté. Il ne faut pas en plus qu’ils viennent enfoncer le clou, you know. Voilà ce que je n’ai pas aimé. Je n’aime pas les faux amis. On n’a jamais assez de personnes pour nous aider. Au lieu de critiquer, il aurait pu se joindre à l’opération.
Vous qui êtes pionnier du reggae africain, comment voyez-vous son évolution depuis vos débuts, les artistes qui le représentent aujourd’hui? Je suis très fier, le reggae africain a fait du chemin. Il s’est bonifié avec le temps, et aujourd’hui, à part Tiken Jah, il y a beaucoup d’artistes ivoiriens et africains qui font du très bon reggae. J’ai vu des groupes jamaïcains venir en Afrique et embaucher des musiciens sur place, you know. Culture était en Côte d’Ivoire tout récemment, son clavier est un ami, c’est un Ivoirien. Même aux Etats-Unis, j’ai rencontré un ivoirien qui joue à Los Angeles, tout le monde croit que c’est un Jamaïcain. Les Africains ont très bien assimilé le reggae, je pense que c’est une prophétie qui se réalise. Bob Marley l’avait dit: « quand le reggae arrivera en Afrique, cette musique prendra une autre proportion » et aujourd’hui c’est cette proportion qui est née. Le reggae engagé n’est plus une affaire de Jamaïcains. Le reggae engagé, c’est effectivement le reggae africain parce qu’il parle des problèmes d’actualité, il parle de ce que nous vivons en temps réel. Et il y a des résultats. Les populations analphabètes ou illettrées apprennent l’état des lieux de leur pays en écoutant des artistes reggae du continent, ce qui est une grande première.
Dans God Bless Africa (sur l’album "Merci"), et lors de vos concerts, vous répétez sans cesse qu’on n’a pas besoin d’être un dread, d’être Noir ou de fumer la ganja pour être Rasta. C’est quoi être Rasta pour vous ? Je crois que c’est un état d’esprit. Avoir la foi en Dieu. Avoir de l’amour dans ton cœur, de l’amour à donner, ce n’est pas aussi compliqué que ça. Je pense que les rastas ont été marginalisés pendant si longtemps que nous, on ne va pas commencer à marginaliser les autres. Certains clament leur « rastattitude » en prêchant la violence. Je pense qu’il faut que cela se corrige. Quand on nous a déjà marginalisé, nous, on ne va pas venir aussi avec un reggae intégriste essayant de marginaliser un certain groupe social. Il faut de tout pour faire ce monde. Et nous sommes très mal placés pour juger Dieu. On n’a pas à juger le choix de Dieu. C’est Dieu qui a inspiré la Bible, c’est Dieu qui a inspiré le Coran et donc nous ne sommes pas habilités à juger le ou les choix de Dieu. C’est ma pensée. L’homophobie doit être balayé des discours rasta. Il faut que ce soit banni c’est comme ceux qui nous traitaient de nègres quand le monde était interdit aux nègres, aux PD et aux chiens. Je crois que quand on a dit "Jah Rastafari", on a ouvert son cœur, on a ouvert son esprit. Dieu est un Dieu de tolérance, voilà pourquoi il a fait un monde aussi diversifié. Et chacun assume ses choix. Comme on dit Dieu saura reconnaître les siens. Tu sais ce que God veut dire? G.O.D, G veut dire God, O veut dire Of et D veut dire Diversity. G.O.D = God Of Diversity. Donc c’est le Dieu de la diversité qui nous a fait et tout ce que Dieu fait est bon.
Vous vous êtes défini de Rastafoulosophe, qu’est-ce que cela veut dire? Quand je suis rentré en Côte d’Ivoire, les gens ne me comprenaient pas. Aujourd’hui, on dit que je suis un prophète. Parce que quand tu avais les cheveux comme les miens et que tu fumais de gros pétards à longueur de journée, tu avais du mal à rentrer dans le cadre du pays. Parce que tu avais plus, tu avais vu des choses, je suis allé très loin. A l’époque, je parlais de démocratie unijambiste, you know. Quand tu es candidat unique du parti unique, c’est tout sauf de la démocratie. Et pour camoufler cette démocratie antidémocratique, on a dit que je faisais de la philosophie, ce à quoi j’ai répondu non, c’est de la « foulosophie », n’ayez pas peur de vos opinions, puisque vous le pensez donc je suis en train de vous dire que je fais de la « foulosophie ». C’est comme ça que c’est resté.
Mysticisme, religion, spiritualité, Dieu : ce sont des mots et des thèmes qui vous ont toujours entouré. Vous avez même chanté en hébreu au Maroc devant un public à majorité musulmane… En hébreu et en arabe ! Et ce sont des prières : en arabe, « la ilaha ila Allah » ("il n’y a de Dieu que Dieu", cette profession de foi s’appelle la chahada, ndlr) et en hébreu « Barouh ata Adonaï » (Gloire au très grand Seigneur, ndlr). Pour moi il n’y a pas trois dieux, il n’y a pas dix dieux, il y a Un. Et ce Un là, c’est le Dieu d’Abraham qu’il faut glorifier dans sa trinité, dans sa tridimensionalité donc je ne me prends pas la tête avec les divisions politiques, you know. Je ne mélange pas Dieu avec la politique.
Même si la religion est devenue un instrument politique pour mieux diviser et pour mieux régner, pour vous Dieu est un signe de fraternité, un moyen d’unir… A un moment de ma vie j’ai fait de la mendicité, je jouais en bordure de route et on me donnait à manger. Une question ? Les mains qui te donnent à manger sur le trottoir, tu connais leur religion ? Tu connais leurs origines ? Non. Et c’est à partir de ce moment que j’ai posé un regard sain sur l’homme. Ma théorie, là voici : Dieu m’a donné des yeux pour ne voir que lui, donc dès que j’ai en face de moi un être, je suis en face de Dieu. C’est ma dimension Fou de Dieu. Je refuse de mettre une étiquette sur ma foi, parce que je me méfie des religions, les religions nous divisent. Seul Dieu nous unit. Dieu est ma religion. Voilà pourquoi dans tous les pays où je vais, si il y a un temple, je vais au temple. D’ailleurs le temple n’est pas un temple musulman, c’est le temple de Dieu. La cuisine est plus vieille que la mosquée, Dieu est plus vieux que la mosquée. Je suis allé à la mosquée parce que c’est la maison de Dieu, je suis allé à la synagogue parce que c’est la maison de Dieu, je suis allé à l’église parce que c’est la maison de Dieu. J’ai eu la chance de rentrer dans toutes ces maisons de Dieu.
A la mosquée, à la synagogue et à l’église, ce qui est fabuleux c’est que le dénominateur commun à toutes ces grandes croyances, c’est Dieu. Dieu est le trait d’union entre chrétiens, juifs et musulmans. Ce Dieu là m’intéresse. J’en ai fait ma propriété personnelle. Les religions, vous pouvez vous les partager mais quant à Dieu, il ne faut pas y toucher. Dieu c’est comme le ciel, il couvre tout le monde. Avec les politiciens, il y a l’espace aérien français, l’espace aérien américain. Ils ont aussi divisé l’océan: l’espace maritime qui appartient à tel ou à tel pays. Et avec Dieu, ils ont voulu faire ça aussi. Ils ont fait des sous-groupes dans l’islam, des sous-groupes dans le christianisme. Quand tu dis à quelqu’un que tu es musulman, on te dit « mais t’es wahabite ou t’es sunnite ? ». Et c’est parti pour les débats. Quand tu dis que tu es chrétien, on te dit « mais t’es protestant ou témoin de Jéhovah, ou bien catholique ? ». Et c’est parti. Ma foi n’est pas discutable, ce n’est pas négociable, elle est inoxydable. C’est une liaison secrète que j’ai avec mon créateur. Voilà pourquoi je dis que Dieu est ma religion.
La suite de l'interview sera publiée la semaine prochaine.
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