INTERVIEW
Propos recueillis par : Maxime Nordez
Photos : Benoit Collin
le mercredi 31 mars 2004 - 10 637 vues
Rencontré dans un studio parisien il y a quelques mois, Ranking Joe nous est d'abord apparu comme un homme calme et reservé. Après une bonne heure de discussion, nous avons découvert une personne expansive et vraiment sympathique. Face à face avec l'homme au roulement de langue le plus connu des sound systems. Bang-dily style !!!
Reggaefrance / Peux-tu revenir sur tes débuts dans le reggae ? / J’ai commencé à chanter très tôt dans les années 70. Mon premier hit pour Studio One fut Gun Court en 1974 puis j’ai fait des chansons pour Bunny Lee Tradition, Bag-a-wire pour Enos McLoad. Jacket et Psalm 54 pour Watty Burnett des Congos. Joe Gibbs a produit aussi l’album "Natty Superstar" en 1979. Toutes ces choses te font grandir et t’élèvent.
Au regard de toutes ces collaborations, y en a-t-il que tu ne referais pas ? Je suis fier de tout ce que j’ai fait. Je remercie Dieu de m’avoir donné cette opportunité. Je le remercie de m’avoir fait entrer au Studio One, de m’avoir permis de me faire un nom, de m’avoir fait travailler avec Bunny Lee, Joe Gibbs…Oui, je peux dire que je suis fier de faire partie de l’Histoire.
Je connais le business du reggae, il y a toujours des problèmes d’argent. En as-tu eu ? Ca fait partie du business. Beaucoup de producteurs te volent mais te donnent l’opportunité de te faire un nom. Je ne peux blâmer personne de m’avoir vraiment volé car je suis toujours dans la musique et c’est grâce aux producteurs. Tu dois te brûler pour apprendre, ça fait partie de la maturité, ça te fait travailler ton sens de la détermination. Tu dois te forcer à connaître le versant business, c’est pourquoi j’ai crée mon propre label. Il arrive un moment où tu as des idées qu’un producteur ne peut pas comprendre. Les gens ne comprenaient pas toujours les paroles que je déversais en sound system, les producteurs m’ont appris à soigner mon style, cela ne marche pas à sens unique.
Tout au long de ta carrière, tu as plutôt opté pour des lyrics conscious, c’est important pour toi ? En grandissant, j’ai d’abord voulu travailler la versatilité pour faire la différence en sound system. Mon style est fait de différents styles créés. J’ai fait du slackness par exemple à cause de la musique du moment. J’en ai fait une commodité. A force de poser sur différents riddims, tu apprends, tu imites des styles. C'est important de dire quelque chose qui veut dire quelque chose. La conscience doit faire partie de ta musique, pas simplement un petit passage dans une chanson. Ce que tu dis dois tenir la route et tu dois tenir la route pour le dire, seen ? Sinon, ce ne sont que des histoires de vanité, de filles etc… On s'en fout de l'argent, on le fait parce qu'on aime la musique, pas pour s'entendre à la radio. C'est la même chose pour Little John, Trinity, Dillinger, Sugar Minott...
D'un point de vue musical, comment choisis-tu tes riddims ? Je ne choisis pas, c'est le selecta qui choisit ! Je marche à la vibe, je n'ai aucune exigence. Je prends tous les riddims. J'expérimente beaucoup de choses en ce moment notamment ici en France avec Jacob du Guiding Star.
Tu as beaucoup voyagé, ressens-tu des différences selon les publics ? Les publics sont différents et ne savent pas toujours ce qu'est un sound system. Quand on joue en sound, c'est du dancehall mais les gens sont interloqués de ne voir ni batterie ni groupe. Mais au bout d'un moment tout le monde danse et rentre dans les riddims, c'est le Show Time ! Dans certaines villes, les gens sont plus relax que dans d'autres. Ils viennent pour danser, écouter et apprendre. J'aimerai aller jouer en Afrique. Je ne l'ai jamais fait, c'est très différent des Caraïbes.
Globalement, dirais-tu que tu souffres d'un manque de reconnaissance ? Non. Je remercie Dieu, ces choses n'arrivent pas en une fois. Un jour, alors que les premiers artistes jamaïcains commençaient à s'exporter, je m'imaginais venir en France. Jah m'a dit : "C'est ton tour maintenant". Et depuis j'y suis régulièrement. Je ne pensais pas être connu à ce point. En Pologne, par exemple, alors que j'étais sur scène, les gens me réclamaient des "Bang-dily...", ils me connaissaient et certains m'attendaient à la fin du concert, leur cd à la main ! Reggae Music va de plus en plus loin ! C'est pareil pour le Japon. J'y ai vu des gens qui rêvaient de me rencontrer depuis des années !
C'est avec le Ray Symbolic que tu as commencé ? Disons que c'est lui, le premier, qui m'a permis de partir en tournée. Ca a été le premier sound system jamaïcain en Angleterre. C'est de l'Histoire ! En tournant en Angleterre on a créé une nouvelle façon d'aborder le dancehall, le Dj, une nouvelle vibe. C'est de là qu'est venu mon "fast-talkin' style". On a rencontré des sounds comme Shaka, Coxsone, c'était vraiment bien !
Au milieu des années 80 tu décides de t’installer à New York… Je suis allé en Amérique en 1980/1981 avec le sound system Papa Moke. On a joué contre Downbeat, African Love, Black Star...et on a écrit une autre page de l’Histoire...
Que penses-tu de la vie aux Etats-Unis par rapport à celle en Jamaïque ? C’est toujours la façon de vivre jamaïcaine que je privilégie aux Etats-Unis ! (rires) Tu as une grosse communauté jamaïcaine à New York ! Brooklyn et le Bronx sont très jamaïcains. Le dancehall vit toujours dans la culture jamaïcaine. Quand je suis là-bas, on essaye de faire une salle chaque soir, du lundi au dimanche. Des dj’s jamaïcains comme Yellowman, Brigadier Jerry, Josey Wales, Chaplin viennent chanter et ça devient un grand truc qui ressemble à la Jamaïque ! Quand je suis aux Etats-Unis, je suis avant tout Jamaïcain. Les gens me connaissent des classiques de Sturgav ou Ray Symbolic et savent que je suis allé en Angleterre. Mickey Jarrett, l’un des dj’s les plus doués des Etats-Unis, a monté Papa Moke qui nous a beaucoup servi et nous a fait connaître nos premières heures de gloire. On a clashé Downbeat, Sir Tommy's... Papa Moke est devenu un truc énorme aux Etats-Unis. Tout a vraiment commencé grâce à nous !
Quels sont tes projets ? J'ai un album qui va sortir le mois prochain (avril 2004, ndlr) chez Greensleeves en édition limitée, enregistré chez Channel One. Un autre va sortir sur le label de General Levy, des vieux titres, des nouveaux, beaucoup de sorties en vue ! Je vais retourner en Jamaïque pour travailler. Là-bas, le marché du disque est plus global. Tu as de nombreux distributeurs comme One Love, Japanese, Lucas. Je dois aller en Jamaïque le 21 juillet pour le Sumfest avec Sugar Minott. Je passe beaucoup de temps en tournée à promouvoir ma musique. Ce sera l'occasion de me poser et d'enseigner mon expérience à la jeune génération. Certains ont besoin d'être guidés. Parfois, la Jamaïque me manque, la nourriture aussi d'ailleurs ! (rires)
Tu manges ital ? Pas vraiment mais je suis végétarien et je fais attention à cuisiner moi-même des produits naturels.
Arrives-tu facilement à vivre ta foi rastafarienne ? Vivre sa foi est un dur labeur. Tu dois savoir comment vivre par rapport aux autres qui vont te discriminer. Quand tu es rasta, tu es discriminé. Où que tu sois, tu dois être toi-même et vivre Rastafari. Tu dois vivre comme un rastaman doit le faire et ne pas te laisser avoir par le Babylon System.
Après tout ce chemin parcouru, qu'attends du reggae maintenant ? C'est une continuité, ça ne s'arrêtera pas. J'ai travaillé avec les meilleurs producteurs et labels, j'ai maintenant envie d'avoir mon propre studio, mon sound system, ma boite de production...un Big Complex ! Il y a eu de bonnes choses dans le passé et j'en attends d'autres. Je continue à vivre en priant Rastafari et ce qui doit être sera. Il n'y a pas de fin en musique. La musique ne meurt jamais. Il y aura toujours la jeune génération....
Que penses-tu du fait qu'une dizaine de riddims sorte chaque semaine en Jamaïque ? C'est tout simplement de la création musicale. La Jamaïque est un pays qui a prouvé musicalement, textuellement, artistiquement sa créativité. Les jeunes chanteurs sont toujours motivés par les conditions de vie et ça les rend créatifs. Beaucoup d'entre eux chantent ce qu'ils voient, les gens appellent ça du slackness mais c'est tout simplement la vérité ! Des mecs comme Sean Paul que tu peux voir jouer Uptown, c'est très bien, la musique se développe. Reggae Music n'a aucune barrière.
J'ai l'impression que tu n'aimes pas dire du mal des autres... Ce n'est pas que je ne veuille pas dire de mal mais j'arrive à ne voir que le côté positif. Le négatif mash up ton cerveau. C'est vrai, il y a des riddims de merde ! Sur 10 riddims qui sortent, la moitié est à jeter. Quand nous allons enregistrer en Jamaïque, les jeunes chanteurs se précipitent pour faire un disque avec nous. Alors on fait des auditions, on enregistre de nouveaux riddims et, au moins, on leur donne une opportunité de s'exprimer. Il y a moins d'endroits qu'avant en Jamaïque où le micro est ouvert. C'est une mission pour moi de promouvoir les jeunes tout comme Coxsone l'a fait à l'époque. La musique c'est mon bizness, le micro c'est mon outil, c'est tout ce que je connais. Je travaille pour Jah et la musique est mon moyen de combattre. Music is Life !
Où vois-tu ton avenir ? En Jamaïque. J'ai exploré de nombreux pays et je me suis rendu compte que partout dans le monde, les gens aiment la musique que j'aime. De nombreux producteurs n'enregistrent plus de Roots & Culture music en Jamaïque. Donc j'y retourne pour être producteur et fournir à l'Europe la musique qu'elle aime. On ne parle pas de Bling Bling Tings mais de l'Original Ting !
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