INTERVIEW
Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Karl Joseph
le lundi 27 septembre 2004 - 12 830 vues
C’est en avril dernier à Paris que nous avons rencontré Junior Kelly. Alpagué à son hôtel alors qu’il montait dans sa chambre, il a accepté de répondre à cette interview. Avec gentillesse et dans un anglais très clair, il revient sur ses débuts, et évoque son amour pour la musique comme pour son septième album, "Smile".
Reggaefrance / Bienvenue, Junior Kelly. Pourrais-tu nous parler de ton éducation musicale ? / En ce qui me concerne, mon éducation musicale a commencé à la maison. Mon frère Jim Kelly était un DJ dans les sound systems, dans les années 70. Je trouvait ça vraiment intriguant quand il rentrait à la maison et qu'il parlait de toutes les choses, de tous les endroits qu’il avait vus en jouant avec le sound system. Depuis ce temps-là, ça m’a toujours intéressé. Il était avec le sound Killimanjaro.
Il était avec Stur Garv aussi ? Oui, avec Sturg Garv aussi, mais Killimanjaro était le sound qu’il aimait vraiment. Mon frère a été le premier à attirer mon attention sur la musique, en dehors du fait que mon père est musicien : il jouait du banjo. Et ma mère chantait à l’église. Je baignais dans la musique mais ça s’est intensifié quand mon frère est mort en 1983. Je n’avais jamais vraiment voulu faire de la musique. J’ai toujours aimé la musique, j’aime composer, mais je n’avais jamais vu ça comme une profession, à 100%. Parce que je n’aurais jamais voulu faire quelque chose que mon frère faisait déjà. Après sa mort, quelque chose m’a attiré de plus en plus vers la musique, comme s’il y avait là un travail inachevé. Il n’a pas pu finir son travail, il n’a pas pu voir son rêve se réaliser. Il vit son rêve à travers moi et son rêve est devenu le mien ! Je sors reconnaissant et humble de cette expérience musicale : tout ce dont j’ai rêvé dans la musique est arrivé grâce au reggae et à Jah Rastafari.
Quel a été alors ton premier enregistrement professionnel ? C’était fin 85, début 86. Mon premier enregistrement professionnel, c’était Hungry Days. Eh oui, j’ai fait cette chanson il y a longtemps, bien avant Love so nice, mais les gens ne le savent pas. Hungry days, c’est mon expérience personnelle, une expérience à laquelle tout le monde peut se rattacher, parce que la très grande majorité de la planète sait ce qu'est la faim.
On te classe parmi les artistes conscients… J’espère bien !
Pourquoi rester fidèle à ces lyrics ? Une des raisons est que je me considère comme un être humain, un philanthrope. J’ai lu pas mal de livres sur pas mal d’endroits, je suis l’actualité avec attention. On a besoin de plus d’amour, de plus de compréhension entre les gens. La guerre et la famine n’épargnent plus personne. Le reggae est mon médium pour délivrer ce message. Je le fais pour ma gratification personnelle, ça me donne la paix avec moi-même de contribuer au monde officiellement et correctement en tant que personne. J’aimerais un jour pouvoir m’asseoir et regarder mes petits-enfants écouter mes chansons. C’est cela qui m’inspire. Je n’aime pas l’idée de faire écouter un de mes cd à mes parents et de devoir sauter une ou deux chansons parce qu’elles sont vulgaires. Je me sentirais très gêné. Je le fait pour moi, mais aussi pour le bien de la musique. En tant qu’humain on se rappellera de ta contribution, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Et personne ne veut qu’on se souvienne de lui pour de mauvaises contributions. Moi non plus ! J’aimerais regarder mon travail et en être fier.
Tu as toujours enregistré pour de nombreux producteurs, y compris pour tes sept albums. Penses-tu continuer à travailler pour un grand nombre de producteurs ? Oui, parce que je crois à la mise en commun des idées. Partager des idées, c’est très important. C’est pour ça que j’aime travailler avec des gars comme Sly et Robbie, Fat Eyes, Dean Fraser… Des gens qui peuvent m’inspirer, qui viennent avec de bonnes idées et qui aident à bâtir une musique bien composée. Et Dean est un génie pour ça, pour les harmonies, en choisissant les choristes, il m’aide à sélectionner les bons musiciens. Tout ça pour créer de la musique avec une vraie richesse. Selon moi il ne faut pas prendre de raccourci dans la musique et l’argent ne dois pas être une raison pour sortir des morceaux qui ne sont pas soignés, riches. Parce que les gens en veulent toujours plus. Et moi-même je suis comblé quand on fait en sorte que la musique soit faite à 100%.
Et tu te produis toi-même… Oui, sur le dernier album, "Smile", il y a quelques morceaux que j’ai produits, pour la première fois ! C’est une expérience ! La production est un nouveau chemin qui s’ouvre à moi, un chemin que je n’ai jamais pris. Et ça me permet de comprendre ce par quoi passent les producteurs : choisir des musiciens, planifier des heures de studio… C’est vraiment intéressant. En fait j’ai enregistré plus que je m’y attendais. C’est une expérience, et c’est aussi pour ça que j’ai appelé l’album Smile, parce que où j’allais, des photographes, des journalistes m’ont souvent dit : « Tu fais des bonnes chansons mais pourquoi tu ne souris pas plus ? ». J’aime sourire, mais si je ne souris pas beaucoup, ce n’est pas que je suis mal ou triste : je suis comme ça, humble. C’est pour ça que j’ai choisi Smile pour le titre de l’album, il y a un sens ! Smile est une chanson que j’ai vraiment apprécié de produire. Il y a aussi Scared for dem life, Do dem something. Et là encore, Dean m’a beaucoup aidé pour choisir des musiciens, et le groupe Firehouse a fait quelques morceaux sur l’album. C’est un album merveilleux, fais-moi confiance…
Depuis quelques temps, tu fais beaucoup de tournées et tu as un grand succès en-dehors de Jamaïque. Que t’apportent tous ces voyages, ces tournées ? Avant tout, c’est un travail difficile. Ce n’est pas facile de laisser tes enfants derrière toi et d’appeler chaque jour pour savoir comment ça se passe, l’école et tout. Par exemple, demain, c’est l’anniversaire de ma mère et je ne serai pas là. La plupart du temps, je manque les anniversaires de mes enfants parce que je suis sur la route. Et ça c’est dur.
En plus, il faut que je vive avec ma valise ! C’est pour ça que j’aime faire des interviews, parce que c’est la seule façon de savoir ce qui se passe dans une ville ou un village, comment est la vibe. Et en plus, j’aime rencontrer des gens. Ce n’est pas seulement utile artistiquement de rencontrer les médias, ça l'est aussi personnellement. Vous m’avez reconnu dans le hall alors que j’allais monter dans ma chambre parce que je viens d’arriver et que je suis très fatigué. Mais je suis venu là parce que j’aime ça, j’aime savoir ce qui se passe.
C'est dur de vivre avec sa valise mais j’adore faire mon travail, avoir des contacts avec les fans, pour que tout le monde dans la salle se sente le bienvenu. Je ne m’isole pas de mon public, ils peuvent me toucher et sentir qu’ils sont bienvenus. Je veux que tous soient comblés, qu’ils repartent avec quelque chose plutôt que de juste payer, écouter et s'en aller. Je ne pourrais pas faire ça comme ça. J’interagis avec mon public. Tout ça fait que les tournées sont plus agréables.
Là on a été en Allemagne, en Italie, en Espagne pour la première fois et j’ai été bien accueilli. La musique, ça dépasse ma propre personne, elle se répand, elle grandit et porte ses fruits. Et c’est bon de voir que je suis désiré dans la musique, que je suis significatif.
Tu es déjà un artiste accompli. Quels sont très projets à venir ? C’est une question difficile. Je vais y répondre en deux parties. Pour mes projets personnels, je veux être un meilleur père pour mes enfants. Ce sont eux mes « number one », ils sont très importants pour moi. Je vais essayer d’être là plus souvent pour eux. Je ne peux pas avoir ma part de gâteau et la manger de mon coté, je ne peux pas être à deux endroits en même temps. La musique me demandera peut-être encore plus, mais c’est mon objectif d’être plus présent en tant que père.
Professionnellement, mes espoirs ne sont pas de gagner un Grammy ou de signer avec une major. Franchement, ce n’est pas un but pour moi, ce n'est pas important. Tu dois me prendre pour un fou… L’important, c’est de continuer à puiser de l’inspiration auprès de gens comme vous, auprès de mon public, qu’il puisse me dire : « Junior Kelly, on aime ce que tu fais, continues à le faire. » Mon but pour le futur est de continuer à être en compétition avec moi-même pour être un meilleur parolier, un meilleur compositeur, être encore plus énergique sur scène, être encore plus en accord avec les peuples du monde pour pouvoir me connecter avec eux musicalement. Continuer jusqu’à atteindre le niveau de quelqu’un comme Burning Spear, que j’admire beaucoup : c’est un ancien dans le business et il continue à être de plus en plus fort. J’aimerais atteindre son niveau et garder le cœur. Parce que si tu perds le cœur, tu perds tout. Je voudrais être capable de garder la vibe, l’amour dans mon cœur, être capable de composer avec les mêmes standards de qualité et même meilleurs.
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