INTERVIEW : PROTOJE
Interview et photos : Sébastien Jobart
le mercredi 03 juin 2015 - 14 235 vues
Avec son troisième album, "Ancient Future", Protoje a trouvé le complice qu’il cherchait en la personne du producteur Phillip "Winta" James. Fruit de leur rencontre Ancient Future fait le pont entre tradition et modernité. Désormais producteur pour lui-même (il signe un morceau de l’album, Bubblin’) ou pour la jeune chanteuse Sevana (le single A Bit Too Shy, avant un album sur lequel il travaille), Protoje a pris une nouvelle dimension. A l’occasion de sa tournée européenne, il a pris le temps de revenir sur la conception de l’album. Entretien.
Reggaefrance / Ton nouvel album fait le pont entre le reggae roots et des influences modernes. C’est pour ça que tu l’as intitulé "Ancient Future" ? / Exactement. Je voulais porter un esprit ancien avec un son futuriste. Musicalement, ça sonne comme le futur, comme du hip hop, mais personne ne peut dire “Il ne fait pas de reggae”. J’ai trouvé le moyen de piéger tout le monde (rires).
"Ancient Future" est le fruit de ta collaboration avec le producteur Phillip "Winta" James. J’avais le concept de mon troisième album mais je ne savais pas avec qui le faire. J’allais le faire moi-même… Mais quand j’ai rencontré Winta, quand il m’a fait écouter ce qu’il avait en tête et le genre de musique qu’il faisait, j’ai su qu’il pouvait créer le son que je voulais.
Ce son me rappelle celui du producteur jamaïcain Junjo Lawes, avec ses musiciens les Roots Radics. C’est ainsi qu’on s’est lié avec Winta, autour de notre amour pour Junjo Lawes. Quand je lui ai dit : « Tu sais, j’aimerais avoir des éléments de Channel One, comme Junjo Lawes » il m’a répondu : « Quoi ? Je n’ai jamais entendu personne de ta génération parler de Junjo Lawes. » Nous avons découvert que nous avions cela en commun. Il m’a joué le Rootsman riddim, et c’était ce que je voulais. Donc c’est une bonne observation. Mais nous ne voulions pas « sonner comme », on voulait actualiser ce son. Flabba Holt joue sur All Will Have to Change et Sudden flight, donc on a même le bassiste des Roots Radics qui joue sur l’album.
Quand j’ai rencontré Winta, j’ai su qu’il pouvait créer le son que je voulais. Ce son très hip hop colle bien à ton flow. Mon écriture, mon flow, les structures que j’emploie, viennent du hip hop. Ma musique colle toujours bien sur ce genre de son. C’est encore plus du sur-mesure pour moi que du reggae.
Quel genre de producteur est Winta ? Winta est un très bon producteur. Il est très dur, non, pas dur, mais très direct en studio, il sait ce qu’il veut. Il sait quels musiciens il veut pour quel morceau, donc je l’ai laissé faire ses choix. Il voulait Stone (de Dubtonic Kru) pour jouer la basse de Stylin et Earl Chinna Smith à la guitare, Monty (le guitariste de C-Sharp) pour jouer sur tel morceau, Glen Brown, Robbie Shakespeare… Il sait parfaitement quel musicien est le plus approprié pour le son qu’il cherche. Nous avons une très bonne relation de travail, et je souhaite continuer de travailler avec lui.
Produira-t-il ton prochain album ? Oui, lui et moi seront producteurs exécutifs sur mon prochain album. On incorporera probablement d’autres producteurs, mais on supervisera tout.
Après Bit Too Shy, le premier single de Sevana, Bubblin est ta première production pour toi-même. Yeah… J’en avais d’autres, mais les beats de Winta sont meilleurs que les miens, donc on n’en a utilisé qu’un seul des miens (rires). Winta a fait des ajouts, il a rendu le son plus lourd, c’est ce qu’il fait. J’ai écrit le morceau tout en construisant le beat, donc cela coïncide vraiment.
Presque la moitié de l’abum accueille de jeunes artistes : Chronixx, Jesse Royal, Kabaka Pyramid… Je n’avais jamais fait de duo avec Chronixx, Jesse Royal et Kabaka Pyramid et c’était des choses que je voulais accomplir. Mortimer est un artiste avec qui travaillent mon clavier et mon batteur. Ils me l’ont présenté, et j’ai trouvé qu’il avait un bon son. Je veux que cet album soit comme une capsule temporelle, que quand quelqu’un écoute cet album dans quinze ans il se dise : « C’était un moment important de l’année 2015 ». C’est un casting de premier choix. Dans cinq ans, qui peut dire où en seront ces artistes ?
Le dernier morceau de l’album, The Flame démarre comme un morceau reggae mais s’achève avec des violons, guitares et chœurs… Il n’y a rien dans le reggae qui ressemble à ça. Je défie quiconque de me faire écouter un morceau de reggae qui sonne comme ça. Winta est allé dans une autre stratosphère pour produire cette chanson. Quand j’ai entendu le basculement du morceau, je suis devenu fou ! J’étais là : « Mais qu’est-ce que c’est ? A quoi penses-tu ? C’est complètement fou ! ». Et puis, quand je reviens pour le couplet final, personne ne s’y attend, et puis « shhh », l’album est fini, avec dix secondes de silence.
En fait, il devait y avoir une chanson suivante, un duo avec ma mère (Lorna Bennett, ndlr) intitulé Used To Be My Life, mais on n’a pas obtenu l’autorisation pour le sample que l’on souhaitait. Quand on a entendu The Flame, la 11e chanson, ma mère m’a dit que l’album devait se finir sur ce morceau, et de ne pas mettre la dernière, même si c’était sa chanson. Winta voulait inclure la chanson, mais on n’a pas eu l’autorisation.
Combien de temps peux-tu passer à affiner l’ordre des chansons ? Avant d’enregistrer, j’avais un ordre. Quand j’ai enregistré l’album je l’ai changé ; quand on a mixé l’album je l’ai changé, quand il a été masterisé je l’ai changé une dernière fois. Le dernier changement a été d’intervertir Stylin et Who Can You Call quand la 12e chanson a finalement été abandonnée. Je ne voulais pas que Stylin’ soit l’avant-dernière chanson de l’album, car j’aime que mes deux dernières chansons soient puissantes, spirituelles et qu’elles laissent l’auditeur avec une impression durable.
Pour quoi mettre Protection en premier ? Mortimer est la première voix que l’on entend. Mortimer doit être assez honoré de démarrer l’album, car c’est sa première chanson. Personne ne le connaît, il n’a rien sorti avant cela. C’est ce que je voulais. Je ne laisserais jamais un artiste qui a déjà une carrière démarrer mon album. Je voulais un son que personne n’avait entendu auparavant, je voulais que cela donne l’impression de venir d’un esprit antique. Cela aurait pu être un sample, car je l’utilise presque comme un sample. Mais je voulais lui donner le crédit du duo.
Je pourrais chanter beaucoup des refrains de l’album moi-même, tu sais, mais Winta voulait que je me concentre sur mes rimes, sur mes paroles. Même Who Knows, j’ai commencé par la chanter moi-même. Ce n’est qu’après que j’ai demandé à Chronixx de chanter le refrain et le hook. Je pourrais chanter les refrains de beaucoup de ces chansons, mais Winta ne voulait pas que je chante autant que sur mes deux premiers albums et voulait que je me concentre sur « cracher » mon texte.
C’est bien équilibré entre tes couplets et leurs refrains. Et cela ajoute un feeling différent aussi. Je n’aurais jamais pu chanter comme Mortimer ou Sevana, c’est sûr ! Tous les duos sont bien pensés et bien placés, je trouve.
Sevana est la première artiste que tu produis. Winta et moi la produisons comme nous me produisons moi-même. Je l’ai découverte, je l’ai signée, et j’allais faire des productions pour elle mais je fais vraiment confiance à l’oreille de Winta, et je ne voulais pas me lancer dans ce projet tout seul. Je ne suis pas encore prêt pour cela. J’ai appelé Winta, qui l’a adorée. Nous travaillons actuellement sur son projet suivant qui sortira sur notre label. C’est son premier album. Peut-être qu’on proposera un EP d’abord. Et puis on retournera en studio pour mon prochain projet.
Sudden Flight est un message aux jeunes, et prend en contre-exemple les chefs de gangs Claudie Massop, Jim Brown et Dudus. Mon père m’a expliqué les garnisons, les liens entre gangs et partis politiques. Après Claudie Massop, il y a eu Jim Brown, et puis son fils Dudus. Et c’est le même gouvernement qui les soutenait qui a lancé l’assaut sur de Tivoli Gardens (le fief des gangs de Claudie Massop, Jim Brown et Dudus, pris d’assaut par l’armée en mai 2010, ndlr). Si tu dois te battre, bas-toi pour une cause qui veut dire quelque chose, car les politiciens vont t’utiliser, te manipuler et te pendre avec joie quand ils en auront fini avec toi.
Par curiosité, que lis-tu en ce moment ? C’est incroyable que tu poses cette question car c’est très lié à cette histoire ! Si tu n’as pas lu ce livre, tu dois te le procurer : « A Brief History of Seven Killings », écrit par Marlon James. C’est un roman très détaillé sur les années 70 et 80 en Jamaïque. C’est un roman donc toutes ces personnes comme Claudie ne sont pas appelées par leur vrai nom, mais si tu lis le livre, tu peux deviner qui ils sont. C’est le livre le plus puissant que j’ai jamais lu. Je l’ai commencé hier. Je vais écrire des choses dingues à partir de ce livre !
Tu puises souvent ton inspiration dans tes lectures ? A 100%. Plus je lis, plus j’écris. Si je ne lis pas, je n’écris pas beaucoup. J’adore aussi les films. Je puise beaucoup mon inspiration dans les films et les médias. En ce moment, j’essaie de ne pas trop écrire, même si j’ai écrit un couplet mortel hier soir, dont je suis très fier ! Mais j’essaie de lire, d’écouter de la musique et de regarder des films, et me préparer pour mon prochain album.
Prince Fatty nous confiait que tu avais adoré ses arrangements sur l’album d’Hollie Cook, "Twice". C’était ce que je voulais pour la chanson avec ma mère, la fameuse 12e chanson. Il devait ajouter des violons et mixer le morceau. J’ai fait écouter son travail à Winta, qui a adoré et pensait qu’il fallait le laisser mixer le dernier morceau. Prince Fatty a construit le morceau, la batterie, la basse, les percussions… C’est une chanson dingue ! Dommage qu’on n’ai pas eu l’autorisation pour le sample. On va peut-être réessayer, maintenant qu’on a un peu plus d’argent pour les payer (rires). Mais ce n’était même pas une option, ils avaient juste refusé. Je la sortirai peut-être gratuitement. Je n’y gagnerai rien mais les gens doivent entendre cette chanson. Ma mère chante dessus, c’est un sample de John Holt… En fait, John Holt l’avait chantée pour moi mais j’ai perdu la session et maintenant qu’il est décédé, il n’y a plus rien à faire… Mais Prince Fatty est mortel ! Je vais travailler avec lui un jour, à coup sûr.
Tu es actuellement en tournée en Europe, quel est ensuite le programme pour toi ? Retourner en Jamaïque faire quelques concerts dans les écoles, revenir en Europe ; aller en Amérique du Sud, revenir en Europe, aller aux USA, revenir en Europe…
L’Europe est ta deuxième maison ? Yeah, je pourrais vivre ici. L’heure est au travail pour moi en ce moment. Et le travail est en Europe. L’Europe aime ma musique, j’y ai un public important. Je peux retourner en Jamaïque pour les vacances et pour me ressourcer spirituellement.
La Jamaïque est trop petite ? J’ai le sentiment que le monde m’appartient, que partout où je vais-je peux l’appeler « chez moi ». Je n’ai pas le sentiment que ce chez moi doit être la Jamaïque, ou l’Afrique. Le monde entier appartient à tous, et tout le monde devrait pouvoir partir et s’installer où il le souhaite. Maintenant, on te demande des passeports et des visas, mais quand les Européens sont venus planter leurs drapeaux dans les Caraïbes, personne n’avait besoin d’aucun passeport. Comment peut-on me dire aujourd’hui que je ne peux aller ici, ou vivre là-bas ? Le monde ne devrait pas être ainsi. Donc j’essaie de faire de tous les endroits où je vais mon foyer.
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