INTERVIEW : RAS MICHAEL
Propos recueillis par : Sébastien Jobart & Boris Lutanie
Photos : Romane Guillet
le lundi 29 septembre 2014 - 6 563 vues
Percussionniste légendaire, chanteur et animateur de radio, Ras Michael a joué un rôle central dans la diffusion de la musique sacrée Rasta. A partir de la fin des années 60, il joue et enregistre avec son groupe The Sons of Negus, mais aussi avec les musiciens de Studio One, Bob Marley ou Lee Perry. Pour lui, aucun doute : le reggae roots – le one drop – procède du Nyahbinghi.
Ras Michael définit le Nyahbinghi comme une musique profondément organique et il file volontiers la métaphore biologique du cœur pour décrire l’alchimie polyrythmique des percussions rastas. La pulsation cardiaque s’impose alors comme le son originel, primal, et primordial qui perpétue l’enracinement ombilical avec la Terre-Mère.
Reggaefrance / Notre première question concerne les traditions percussives en Jamaïque. On connaît peu de choses sur les origines de la musique Rasta connue sous le nom de Nyahbinghi. Pouvez-vous nous éclairer sur les origines de la musique rituelle Rasta ? Ras Michael / Comme pour les Falasha, les traditions rastas viennent de Lalibela, Axoum (en Ethiopie, ndlr) et de toute l’Afrique. Les gens se sont distingués dans leur communion avec le seul véritable Dieu, et c’est de là que viennent vraiment les Rastas. Avec l’esclavage, ils nous ont emmenés à l’Ouest, mais ils n’ont pas pu nous couper de nos traditions. Notre spiritualité s’est construite sur cet héritage, dans notre sang, et également au moyen de la communication des tambours avec le « Inner » (l’univers intérieur, la force spirituelle de chaque rasta, ndlr).
On dit que la musique jouée au Pinnacle, la première communauté Rasta fondée par Leonard Howell, était des percussions Kumina et non Nyahbinghi. Tu vois, en Jamaïque, il y a différents groupes de personnes qui sont arrivés avec leurs propres concepts traditionnels. Ils jouaient également différents styles de percussions comme le Kumina ou le Pukumina. Cela vient de là. Mais quand les Rastas sont arrivés, qu’ils sont devenus une force, ils ont apporté avec eux le « heartbeat », et c’est ce battement de cœur que nous appelons Nyahbinghi. En le jouant, nous récitons des chants religieux et nous avons nos rituels, animés par la spiritualité de Dieu.
Dans la musique Nyahbinghi, quels sont les rôles spécifiques de chacun des tambours : le bass drum, le fundeh, et le repeater ? Pour moi, le bass drum est la fondation qui soutient l’ensemble ; le fundeh, celui qui fait « bop-bop », reproduit les battements de cœur d’un homme ; le repeater, enfin, agit comme le sang, qui part du cœur pour se diffuser dans les différentes veines et organes vitaux, dans tout le corps. Le repeater joue ce rôle.
Le one drop est le battement de cœur du reggae Comment avez-vous appris les percussions Nyahbinghi ? Aviez-vous un maître ketey ? Je n’ai jamais vraiment eu de maître ketey… En revanche, je fréquentais les elders, les aînés Rastas comme Mortimo Planno, George Napier, Marlon. Ces frères savaient jouer... Certains ne jouaient qu’avec leur propre cœur. J’adore les tambours depuis mon plus jeune âge. J’ai commencé à jouer sur des grandes boîtes, des casseroles, des boîtes de conserve vides… Tu sais, on avait ces conserves de fromages ; tu enlèves le fromage, et tu peux jouer sur le fond de la boîte.
Vous avez donc appris par vous-même ? Oui mais ce faisant, je fréquentais toujours les elders. Avec le temps, j’ai appris à jouer des percussions. J’ai aussi appris à fabriquer mes tambours. Certains de ceux que j’utilise aujourd’hui sont très vieux. Tous ces tambours que tu vois là (il désigne ses instruments, ndlr) ont plus de cinquante ans… Et tu n’as pas cinquante ans toi-même ! Tu comprends ce que je veux dire ? Tant de choses ont été accomplies. J’ai toujours admiré les frères comme Count Ossie. Il vivait à Wareika Hill (colline à l’Est de Kingston, ndlr) et à l’époque je vivais à Salt Lane, dans le quartier d’Oxford Street, avec Mortimo Planno. Mais cela ne nous a pas empêchés de nous réunir.
Quand avez-vous fondé le groupe The Sons of Negus ? Qui étaient les musiciens qui le composaient ? Je l’ai créé au début des années 1960. Les Sons of Negus étaient composés des gens de mon entourage. Il y avait aussi mes enfants… Ils devaient chanter, ils n’avaient pas le choix puisque j’étais leur père ! (rires) Il y aussi d’autres frères qui nous ont rejoint avec le temps. Car j’ai été le premier frère à avoir une émission de radio, en 1967. Elle s’appelait « Lion of Judah Time », et était diffusée sur la Jamaica Broadcasting Corporation (JBC, l’équivalent de l’ORTF en France à l’époque, ndlr).
Vous passiez des disques pendant l’émission ? Oui, et pour que l’émission puisse exister, après avoir enregistré mon premier disque, je suis allé un peu partout pour essayer d’en vendre et financer l’émission. Mais tu sais, à cette époque, les frères n’avaient jamais d’argent. Je me souviens une fois, j’ai eu des problèmes d’argent, et ce frère, Leghorn, m’a aidé pour que nous conservions l’émission.
Et vous avez pu la conserver ? Oui, jusqu’à ce que le gouvernement nous chasse de l’antenne. Car elle commençait à devenir très connue. Des gens appelaient « Public Eye » (une émission de la radio RJR, ndlr) pour confier qu’ils éteignaient leur radio après la fin de mon émission. On a commencé à avoir des problèmes. Parce qu’on citait la Bible. J’adore la Bible. Comme le dit Sa Majesté : « La Bible est le point de ralliement de toute l’humanité. » Et Il dit qu’il suit les préceptes du Christ. Nous devons suivre son exemple.
Etiez-vous en Jamaïque lors de la visite d’Hailé Sélassié en 1966 ? Oui, j’étais également à l’aéroport. Yeah Mon, c’était vraiment un rassemblement mystique. Il pleuvait et quand j’ai regardé vers le ciel, le soleil est soudainement apparu. Des colombes volaient dans le ciel et avec elles est arrivé l’avion de l’empereur. C’était si mystique !
Le rythme du reggae est basé sur le heartbeat, le battement de cœur. Pensez-vous que cette vibration provient du double battement sur le fundeh, le one-two ? Oui, cette vibration naît des syncopes des différents tambours Nyahbinghi. Chacun d’entre eux a sa propre exposition, et cela crée un rythme, si tu sais en jouer à bon escient.
Est-ce que le one drop du reggae vient directement du Nyahbinghi ? Oui, et c’est pourquoi Bob Marley disait : « Listen to the one drop and you’ll have time to rock. » (« Écoute le one drop, et tu auras le temps de bouger », ndlr). C’est exactement cela. Le one drop est le battement de cœur du reggae.
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