INTERVIEW : BAGGARYDDIM
Propos recueillis par : FX Rougeot
Photos : FX Rougeot / DR
le mardi 08 juillet 2014 - 10 090 vues
Le 31 décembre 2013, Nicolas Bonin (Nico pour les Rouennais) a baissé le store du magasin Baggaryddim, au 72, rue Beauvoisine, rive droite, à Rouen. Il avait ouvert "Bagga", son « rêve » inspiré par ses voyages en Angleterre, en 1998.
Aujourd’hui, Nico poursuit son émission Daktary, désormais trentenaire, sur la radio rouennaise RC2 (disponible sur MixCloud, ndlr), et maintient l’activité du sound system du même nom.
Ce Haut-Normand de 48 ans revient pour nous sur l'histoire de la boutique. Si la fermeture de Baggaryddim marque la fin d'une belle aventure, Nico préfère la raconter sans amertume, mais avec le sentiment d'une trajectoire joliment dessinée. Sa façon à lui de "faire tomber les murs" ("Break Down The Walls"), comme le chantait le regretté Mikey Dread, son artiste de cœur.
Reggaefrance / Qu'est-ce qui t'a poussé à ouvrir un shop de reggae ? Baggaryddim / C'était un rêve, ça a toujours été un rêve. J'allais en Angleterre acheter des disques, j'ai voulu faire la même chose. Je me suis installé directement rue Beauvoisine, à Rouen. J'ai ouvert le magasin en octobre 1998. Avant ça, j'ai fait plein de petits boulots, surtout ingénieur radio, dans des radios à Rouen. J'avais commencé à la radio dans l'émission Daktary, sur FMR, en 1984. J'ai dû faire six mois d'émission, et puis ils m'ont embauché à mi-temps. Ils m'ont formé comme ingénieur.
Tu avais déjà un pied dans la musique, aussi... Comme je t'ai dit, j'ai commencé dans le son à la radio, avec Daktary. Après j'ai intégré le groupe les Warriors, c'était le groupe-phare de Rouen du milieu des années 80 jusqu'à 1990. J'ai intégré le groupe en tant que percussionniste, après je me suis mis à la batterie. Niveau sound-system, on a dû faire des soirées comme ça, mais ça a vraiment démarré vers 1995. En même temps, quand j'ai ouvert Baggaryddim, c'était aussi pour approvisionner le sound-system. Plutôt que d'acheter des disques, autant en acheter pour en faire profiter tout le monde.
Le public a-t-il directement répondu présent ? Au départ, ça a été chaud. Les gens venaient et ne connaissaient rien. J'avais ramené des choses un peu trop pointues, et la majorité des gens me disaient « Mais on connaît rien ! ». Ou alors les gens ne comprenaient pas ce qu'était le magasin. Ils rentraient et demandaient : « Mais c'est quoi, c'est un bar ? Les disques, vous les prêtez, vous les louez ? » Les gens se collaient sur la fenêtre et ils regardaient. Y'avait aussi des gens qui n'osaient pas rentrer, qui passaient, repassaient, et en fin de compte ne rentraient pas. Sinon, les 45 tours, ça a très bien marché dès le départ. A la base, je n'en ramenais que de Londres. Avant d'ouvrir Baggaryddim, j'avais un pote qui avait un magasin de disques dans les années 80, et je l'accompagnais à Londres choisir le reggae pour lui. On allait chez Jet Star, et Rough Trade, un autre magasin qui faisait du reggae et du rock, aussi.
T'as vu le nombre de magasins fermés en ville ? Les modes de consommation changent. Tu as donc dû changer de registre pour satisfaire la clientèle ? Ouais, ouais. Je ramenais toujours des trucs pointus, mais j'essayais de prendre plus de classiques aussi. Tous les albums de Bob Marley, par exemple. T'en vends tout le temps. Y'a des albums comme ça… "War Inna Babylon", de Max Romeo, des albums de Twinkle Brothers, comme "Countrymen". Tu peux les prendre, tu les vends tout le temps. Ou encore le premier album des Congos, "Heart of the Congos".
Ton commerce était plus basé sur la vente de 45 tours ou celle d'albums ? Non, non, c'était un tout. Au début, je vendais plus de vinyls par rapport aux CD. (Il réfléchit.) Ouais, en fait, ça a toujours été le cas. Après, les CD, ce qui a bien marché, ce sont toutes les mixtapes dans les années 2000 : Jah Kingdom, Fighta Sound…
Qu'est-ce qui t'a poussé à fermer le magasin ? Ça ne marchait pas assez. Ça faisait un moment que c'était le cas, même s'il y avait eu quelques rebonds. Et puis je ne voyais pas une évolution fulgurante pour que ça vaille coup, vraiment, de continuer. Il y a quatre ans, déjà, je voulais arrêter. Et puis c'est reparti un peu l'année d'après. Et là, l'année passée, c'est redevenu comme avant.
Comment analyses-tu ce déclin ? Internet y a été pour beaucoup, au début. Après, au bout de quelques années, les gens ont commencé à en avoir marre, ils sont un peu revenus dans les magasins. Il y a aussi le fait que beaucoup de gens vendent des disques, de nos jours. De plus en plus. Des particuliers, des sound systems qui se fournissent chez les distributeurs et qui vendent autour d'eux, y compris sur Internet. Et puis il n'y avait plus de sorties. Plus de sorties de Jamaïque. Parce qu'avant, sur les séries de 45 tours, tu trouvais 8-10 titres sur la même instru. Il y avait des gars qui venaient, ils ne cherchaient pas, ils prenaient la série entière.
As-tu songé à repenser ton modèle économique ? Oui, j'ai essayé, sur la fin. Je me suis beaucoup diversifié pour vendre des fringues, des accessoires - des feuilles, par exemple. Ça marchait bien, mais les vinyls marchaient moins bien. Déjà, le marché du 45 est un petit marché. Y'a pas une grosse marge. Mais maintenant, les 45 tours, le prix de base, c'est 6 euros à la vente. Je l'achetais la moitié, ou un peu plus. Alors qu'à l'époque, le prix de vente, c'était 4 euros. Quand tu le prenais en Jamaïque, t'arrivais à faire une plus grosse marge. Un peu plus que la moitié du prix de vente.
C'est une évolution logique selon toi, cette fermeture ? Ouais, ouais. C'est pas une surprise. J'vois, y'a Patate (le disquaire parisien Patate Records, ndlr), j'le connais depuis que j'ai ouvert le magasin. Au début, il me disait : « Tu verras, dans 20 ans, ce sera fini les magasins ». Lui, il est encore ouvert, et il ne va pas fermer, je pense.
Et la vente sur Internet ? Il y en a tellement qui vendent sur Internet… Il fallait s'installer au début. Il y a même des gros sites allemands qui ont fermé, comme African Beat. Il leur restait je ne sais plus combien de disques…
Tu as reçu qui dans ton shop ? Tous les gens qu'on a fait venir (pour des concerts, ndlr) ici sont venus au magasin : Rod Taylor, Ranking Joe, Lone Ranger, Tony Roots, les gars de King Shiloh... Il doit y en avoir quelques autres, je ne m'en rappelle plus. Sinon, c'est déjà arrivé qu'un artiste jamaïcain passe dans la rue, comme ça. (Il réfléchit.) Je ne me souviens plus de son nom… Il avait des 45 à vendre, il avait ses productions sur lui. Je lui en ai acheté. Cette histoire, c'était au début du magasin.
Avec Rod Taylor devant le magasin
Tu vendais beaucoup de roots. As-tu pâti la popularité du dancehall dans les années 2000 ? Nan. Il y a toujours un public pour le roots. Ca va de 18 à 50 ans. Le roots, c'est une valeur sûre, alors que le dancehall, pour moi, ça ne l'a jamais été. A l'époque, je vendais toutes les séries dancehall. Mais sur la longueur, c'est le roots que tu vendras toujours. Alors que le dancehall, j'en avais plein dans les bacs de soldes. Ça se démode aussi vite que c'est à la mode.
Qui sont les artistes qui te touchent le plus ? Mikey Dread, en premier, je pense. Parce qu'il a un style à part, il a vraiment un groove particulier. En plus, c'est un gars super cool. Sinon, Dr. Alimantado. Moi, en règle générale, ce que je préfère, ce sont les DJ. Quand ils sont producteurs ou ingénieur du son, aussi. J'adore Lee Perry, par exemple. Mikey Dread et Dr. Alimantado, ils ont été presque dès le départ producteurs de leur musique. Ils ont produit d'autres gens, aussi. C'est plus un truc global, pas seulement le chant. Et puis ce ne sont que des gens qui ont un message conscient. J'adore Tony Roots, aussi. C'est un gars qui devrait être beaucoup plus connu que ça. Des artistes, il y en a toujours qui me plaisent. Dans les années 2000 ? Sizzla, j'adore.
Le Sizzla de quelle période ? De tout le temps. Il a fait plein d'albums où il y a beaucoup de déchets, mais je sais qu'il va toujours faire un morceau qui va me faire kiffer. Et puis j'aime bien le personnage, malgré toutes les controverses. Il a l'air assez dur. Bon, après, c'est des interprétations, quoi. Pour moi, c'est un vrai artiste, il ne s'essouffle pas, par rapport à tous les autres de la même génération. Les Anthony B, Capleton, c'est retombé, quoi. Sizzla, il y a encore un album qui vient de sortir (Il évoque "Radical", ndlr). Bon, ce ne sont que des vieux inédits, mais même l'autre d'avant, "The Messiah", y'avait de super morceaux. Là, j'ai vu, il a fait un concert en Jamaïque où il chante sur scène avec Lee Perry. Moi qui suis fan de Lee Perry… Tu vois vraiment que Sizzla a du respect pour Lee Perry, alors qu'il y a plein de jeunes, Lee Perry, quand ils le voient arriver, ils rigolent. Après Sizzla, ça peut me fatiguer, mais j'aime bien l'artiste. Il a un concept assez complet autour de son truc.
Qui t'a transmis le virus du reggae ? Jeune, j'écoutais du rock, du punk. Après il y a eu la vague Madness, Two Tone, les Specials, tout ça. Ma soeur avait un live des Specials, c'est ça qui m'a fait accrocher. C'était un ska teinté de punk, et un peu de rock, aussi. Ensuite, j'ai cherché à écouter les versions originales des morceaux qu'ils reprenaient. J'ai commencé par le ska. Vraiment dans l'ordre, quoi. Ska, rocksteady. Après, ça a été au tour des DJ : U-Roy, I-Roy, Big Youth, Tappa Zukie.
Quels concerts t'ont vraiment marqué ? Culture, la première fois que je les ai vus. C'était à l'Exo7. Ca m'a transcendé. En plus, à l'époque, j'enregistrais les concerts avec un walkman. Après, pendant une semaine, j'écoutais la cassette du concert. Je n'écoutais que ça ! J'avais 17-18 ans, par là. Eux aussi, ils étaient jeunes. Et puis à l'époque, les concerts, c'était formation complète : t'avais guitare - parfois deux, percus, cuivres. Ensuite, dans les années 90, ça s'est resserré. A cette période, les concerts, c'était critique. Sinon, on allait aussi à Paris, régulièrement : à l'époque, c'était surtout à la Mutualité. Après, au Bataclan. (Il réfléchit.) Je me souviens aussi de Burning Spear, au carnaval de Nothing Hill, en 1988, par là. C'était le premier concert que je voyais en Angleterre. Ambiance de fou ! On entendait même plus le groupe, entre les sifflets, les cornes de brume, les gens qui gueulaient. J'avais jamais vu ça, ça couvrait la musique. Le carnaval, je l'ai fait 5-6 années de suite. Moi, j'ai vu une transition : les premières années où j'y allais, il y avait des groupes qui jouaient. Après, plus de groupes ! Je me souviens, il y avait une place, en haut de Portobello Road, où il y a un petit parc et une scène, et les groupes s'enchaînaient sur les deux jours : Bim Sherman, Misty in Roots, Aswad, Akabu… Tous les groupes de Londres, quoi.
Pour en revenir à ton émission radio, qu'est-ce qui t'a poussé à te lancer ? Un pote à moi allait à Londres tous les mois ou tous les deux mois et nous ramenait les enregistrements des émissions de radio de David Rodigan, sur Capitol Radio. Ce qui nous a fait démarrer la radio. On était fans de ça, de l'animation. Rodigan mettait toujours des petits jingles entre deux, que les DJ lui faisaient. On a voulu faire la même chose. A l'époque, tout était sur cassette. Nos premières émissions, on les enregistrait sur des 120 minutes. J'en ai des tonnes et des tonnes, de cassettes ! Je les écoute tout le temps. Tu peux les démonter et les recoller quand elles sont cassées ! (rires)
Avec U-Roy à l'Exo 7 en 1984, à l'occasion d'un concert de The Warriors
Rodigan, tu le vois comme un précurseur ? Oui. C'est un des premiers blancs à avoir fait ça. Moi, pendant des années, je ne savais pas que c'était un blanc ! (Il rigole.) Il jouait beaucoup de classiques. Sur les cassettes qu'on avait, il ne parlait pas beaucoup, en fin de compte. Tous les 3-4 morceaux, il annonçait les tunes, mais sinon, c'était des jingles. Il faisait faire des jingles par tous les DJ de passage. En fin de compte, c'est Mikey Dread qui a fait ça le premier. Parce que la première émission de radio à la radio jamaïcaine, c'est Mikey Dread qui l'a animée, au début des années 80. Rodigan, il a refait le même principe avec les jingles. Parce que Mikey Dread, il n'avait pas le droit de prendre la parole. La condition pour qu'il fasse l'émission, c'est qu'il n'avait pas le droit à du live en direct. Donc il enregistrait plein de jingles. Mikey Dread travaillait en tant que technicien-ingénieur chez DBC, et la nuit, la radio s'arrêtait. Lui, il a dit : "Mais moi, j'veux bien prendre la nuit." Et ils lui ont posé ça comme condition. Deux années de suite, il a été élu première personnalité de radio, alors qu'il ne prenait jamais la parole ! C'était plein de jalousie, tout ça. Après, il a arrêté, puis il est parti sur la production. Mais son premier morceau, ça devait être un jingle, C'est King Tubby qui lui a dit : « Mais non, ça, tu le développes un peu, ça te fait un morceau ! ».
Ta plus grosse vente, c'est quoi ? En album, du Bob Marley. Ou "Heart of the Congos", des Congos, peut-être. En 45 tours, tous les classiques. Ganja Smuggling, d'Eek-a-Mouse, par exemple. Il y a des trucs qui se vendent tout le temps. Et même pas que pour des DJ. Je suis sûr qu'il y a plein de gens qui ont plus de disques que certains DJ. Combien j'ai de sons chez moi ? J'en ai pas énorme. Je dois avoir 1000 albums et 1000 45 tours. Mais au début, avant le magasin, je n'achetais que des albums. Je ne connaissais pas trop les 45. Aujourd'hui, je ne mixe que sur des 45 ou des maxis. Je joue à l'ancienne, avec une seule platine. J'ai envie de conserver le truc à l'ancienne. Annoncer les morceaux, parler entre deux, mettre un effet.
Il y a toujours eu un public reggae à Rouen ? Depuis que j'ai commencé, ouais. Et il y en avait avant moi, déjà. J'ai été le premier shop reggae à Rouen, et personne ne s'est installé après. Il n'y a pas la place. Après, il y a des disquaires d'occasion, qui vendent de tout. Dans les années 80, quand j'ai commencé la radio, tous les jours de la semaine, il y avait une émission reggae. Bon, en même temps, c'était le boom des radios libres.
Quelle a été la réaction des gens quand tu as fermé ? Ils étaient écœurés, tristes. J'ai fermé à la fin de l'année, à la fin de mon bail. Au 31 décembre. A la fin, j'ai fait les soldes, il y avait du monde. J'en avais marre, aussi, un peu, d'être au magasin tous les jours, avec la même vue. Il y a eu une période vraiment difficile, il y a 3-4 ans. A un moment, le net a pris une grande importance. Tout le monde achetait sur le net. Le téléchargement, ça a joué pour les CD, ouais, mais pas pour le vinyl. Je crois que les gens qui achètent des disques le font pour aussi avoir l'objet.
Penses-tu ouvrir un nouveau shop, un jour ? J'aimerais bien, mais pas tout de suite. Dans quelques années… Et puis là, la conjoncture, de toute façon, pour le business… Tu as vu le nombre de magasins fermés en ville ? Les modes de consommation changent.
|
|