INTERVIEW : ALPHEUS
Interview et photos : Sébastien Jobart
le jeudi 05 juin 2014 - 7 666 vues
"Une chose que j'ai appris de Mr Dodd et de mon père, c'est la loyauté." Dans une interview avec Alpheus, Coxsone Dodd, le producteur de Studio One, n'est jamais bien loin. Cet amoureux du ska et du rocksteady cite d'autres mentors : Sugar Minott et Roberto Sanchez. Avec le producteur espagnol, Alpheus a (re)trouvé une association idéale, qui a donné naissance à ses deux derniers albums, "From Creation", et le tout récent "Good Prevails" : "Notre relation musicale est incroyable. On pourrait faire des dizaines de chansons car on se comprend fondamentalement l'un l'autre."
Ce grand fan de football (supporter de Chelsea où il est né), qui se dit "flatté" par les critiques de "Good Prevails", partage désormais son temps entre l'Angleterre, la France, et l'Espagne : "Santander est ma maison ! Je suis le roi des tortillas !", glisse-t-il dans un éclat de rire.
Reggaefrance / Ta rencontre avec Roberto Sanchez est une belle histoire. "From Creation" était un très bon album mais "Good Prevails" est encore meilleur, non ? / Mon Dieu ! C'est difficile de répondre. "From Creation" était un vrai choc, car on a fait des choses qu'on adore. Roberto adore le roots, moi j'adore le ska et le rocksteady, on a fait ce mélange. On se comprend parfaitement musicalement, tout est clair, facile. C'est incroyable, on se connait vraiment très bien. Lui est brillant, c'est un génie. Quand on est reparti sur ce deuxième album, j'avais un peu peur. Je savais que les gens avaient apprécié "From Creation", donc il fallait faire aussi bien, sinon mieux. C'est comme pour les films : quand tu vois "Star Wars", tu espères que la suite soit encore mieux. Et c'est le cas ! Je peux dire qu'on a progressé, on a été encore plus rigoureux. Mais les deux albums sont bons. Ils servent tous les deux un but, et pour moi ils sont tous les deux au niveau. C'est le plus important. Je ne voulais pas décevoir les gens. J'ai de nouveaux fans, j'ai gagné une nouvelle confiance, et je ne voulais pas les décevoir.
"Good Prevails" peut s'entendre comme la suite directe de From "Creation". Quelle était ton inspiration pour ce nouvel album ? L'esprit de "From Creation" était inspiré de celui de ma vie quotidienne : combien c'est dur, essayer de gagner de l'argent, me demander si je dois continuer à faire de la musique… J'ai donc écrit sur ces sentiments, sur ces amis qui cessent de l'être… Je dirais que c'est le même état d'esprit pour cet album, même trois ans après. C'est toujours difficile de vivre de la musique. Je voulais rester sur cette vibe roots, rocksteady et ska avec Roberto. J'ai refusé beaucoup de propositions de producteurs. Je n'ai pas gagné beaucoup d'argent avec ma petite renommée, j'ai patienté, mais c'était dur. J'ai écrit sur ces sentiments, sur combien il faut être fort pour continuer, pour obtenir ce que l'on veut. C'est le même esprit, on ne voulait pas faire quelque chose de vraiment différent. Être aussi bon, avec la même intention, et je crois qu'on a réussi.

Quel genre de producteur est Roberto Sanchez ? Te donne-t-il beaucoup de directions ? Oui, beaucoup ! Il est un peu comme Clement "Coxsone" Dodd car il est mystique, et sage. Il a beaucoup d'empathie, il est capable de se mettre à la place de l'artiste. Et grâce à cela, il obtient plus de toi. Parce qu'il me comprend, il peut obtenir ce qu'il veut. Il est très technique, c'est un génie, il peut jouer de n'importe quel instrument… Et il connait l'instrument de la voix, également. Tu peux lui faire entièrement confiance, ce sera correct, aucun doute là-dessus !
 Coxsone me disait : "Utilise ta voix pour faire sortir ce que tu as à l'intérieur de toi".  Tu as finalement appris à jouer d'un instrument auprès de Roberto ? Roberto n'arrête pas de me dire d'apprendre à jouer d'un instrument. Il a essayé de m'apprendre le piano. Mais mes doigts sont trop gros, man, je frappais deux touches à la fois ! (rires) Je ne sais pas… Le seul instrument dont je sache jouer est ma voix, mais je comprends les instruments, je sais comment ils doivent sonner. Un jour peut-être, je m'y mettrai vraiment…
En dehors de ses qualités musicales, l'album frappe par sa positivité. A vrai dire, on n'attendait rien d'autre venant de toi. Merci ! J'ai été élevé dans une famille comme ça. Mes parents étaient des gens très positifs, ils n'étaient jamais condescendants, mais cherchaient toujours à nous élever mes frères et sœurs et moi. Quand on ratait quelque chose, ils nous disaient de recommencer. Ca a toujours été ma manière. J'ai eu une vie difficile, c'était dur aux Etats-Unis pendant 10 ans, c'était dur de revenir en Angleterre, c'est dur d'être en France… La vie n'est pas facile, il ne faut jamais perdre espoir. Grâce à cette éducation, c'est plus facile pour moi de traduire cela dans la musique. Une musique positive, débarrassée de toute négativité, qui élève et donne de la confiance.
Comme dans la chanson Look in the mirror. J'entraîne des jeunes de ma communauté au football le week end. Il y a ce garçon qui m'appelle tous les dimanches, après chaque séance d'entraînement, pour me demander : "Coach, j'étais comment aujourd'hui ? Qu'est-ce que je dois faire pour m'améliorer ?" Je lui ai répondu : "Look in the mirror, man. Love what you see". Et je suis parti brusquement pour aller écrire la chanson ! C'est lui qui m'a inspiré cette chanson, un garçon de 16 ans… C'est la vie qui t'inspire, tout ce que tu vois. Je dois le vivre, ou connaître quelqu'un qui le vit.
Tu étais impliqué dans le choix des reprises de riddims ? Oui, c'est un choix que nous avons fait tous les deux. J'ai cherché des riddims rocksteady et ska, parce que j'adore ça. Lui, il adore les tonalités en mode mineur, moi je suis plus en mode majeur. Et puis il s'est lancé dans ses compositions fantastiques et on a choisi dans tous ces riddims. Il y a une très bonne cohésion entre les deux.
Il y a des riddims de Phil Pratt, Leslie Kong, Winston Riley… Mais aucun de Duke Reid ! Inconsciemment, tu ne voulais pas reprendre le rival de ton mentor, Coxsone Dodd ? (rires) Tu sais quoi, j'adore les riddims de Duke Reid. Treasure Isle est un label fantastique ! Mais je ne sais pas, je n'ai jamais pensé à ça. Ma maison, c'est Studio One ! A chaque fois que j'entre dans le studio, je pense à Mr Dodd et à toutes ses instructions. Il aime faire une seule prise, si tu peux le faire, car il recherche le naturel. Roberto recherche la même chose. Et puis, on adore Phil Pratt. Je pense que c'est un producteur très sous-estimé.

C'est Tony Brevett (The Melodians) qui t'a introduit auprès de Coxsone, comment s'est passée cette rencontre ? Quand il m'a dit qu'il allait me présenter à Coxsone, je n'avais pas bien entendu. Avec son accent, je n'avais pas compris "Mr Dodd". Je n'ai compris qu'après être resté une heure à côté de lui ! Je devais retrouver Tony chez Coxsone à New York, mais il était en retard. Coxsone - je ne savais pas encore que c'était lui ! - me dit de patienter et ce n'est qu'au bout d'une heure, quand Tony arrive dans la boutique en criant "Coxsone!" que j'ai compris où j'étais et qui j'avais en face de moi. C'était une grande opportunité, j'en avais conscience. J'ai sacrifié mon travail de l'époque pour m'y consacrer. Pendant 20 ans, ma profession était installateur de tapis. J'étais très bon là-dedans, mais à New-York, j'ai décidé d'arrêter. C'était une trop belle opportunité.
Quel est le meilleur conseil que t'a donné Coxsone ? Un jour, il essayait de m'expliquer quelque chose sans que je le prenne mal. Car j'étais très jeune quand j'étais là-bas. Il essayait de me tirer vers le haut. Un jour, à la fin de la journée, il m'a appelé dans son bureau : "Utilise ta voix pour faire sortir ce que tu as à l'intérieur de toi." Ça m'est resté en tête et je pense que ça m'a aidé à faire les deux bons derniers albums. Il voulait toujours m'aider.
Tu as aussi enregistré avec Sugar Minott, une autre figure du reggae. Oui, c'était aussi un mentor, un professeur. Quand il est venu en Angleterre, vers 2005 ou 2006, j'étais beaucoup avec lui. Il avait lui-même fait un album à Studio One en 1998 qui n'était jamais sorti, et où je chante les harmonies avec JD Smoothe. C'est un super album, mais seules deux chansons sont sorties, sur la compilation "Studio One Dancehall Selection" (où Alpheus a lui-même deux titres, ndlr). J'ai appris à chanter les harmonies avec lui, c'est lui qui me l'a enseigné. Il a toujours été là pour moi. C'était un homme vraiment très généreux, il t'aidait, peu importe que tu sois grand ou petit. Il est celui qui m'a dit : "Man, persévère dans le rocksteady".
Sur ton deuxième album "Everything for a Reason", c'était plutôt du reggae contemporain. Special Delivery était un label excellent, avec deux supers musiciens, Bost & Bim. A l'époque, en 2008, on voulait rester contemporain, on rejouait du rocksteady dans une veine plus moderne. C'est un bon album, mais je sentais que je devais faire du "vrai" rocksteady". C'est à cette époque que Sugar Minott m'a dit de le faire.

En parlant de Bost & Bim, pourrais-tu retravailler avec eux ? Oui ! Ils ont fait un magnifique riddim pour Chronixx, Rastaman Wheel Out, avec un super clip. Ce riddim est fantastique ! S'ils me donnent quelque chose comme cela… Je sais que Bost & Bim sont capables de faire des riddims rétro. Ce sont des musiciens de première classe, Bim est peut-être le meilleur guitariste en France aujourd'hui. Il joue excellemment de la guitare rocksteady.
A quand un album produit en Angleterre ? L'Angleterre est l'une des maisons du reggae, mais musicalement ce n'est pas la mienne. J'adore le lovers rock, j'ai été élevé dedans, mais je ne crois pas que je me lancerais dans ce style. Si quelqu'un fait des riddims comme Roberto, pourquoi pas ? La qualité doit être là.
Peckings a les riddims de Studio One… Tout le monde me dit ça ! Ça se réfléchit, ils font du bon travail, l'album de Bitty McLean est fantastique. J'aime beaucoup ce qu'ils font. Mais je suis heureux de jouer avec des musiciens, pas sur bandes. J'aime traverser les différentes étapes, en partant de zéro. C'est plus difficile, plus stimulant, et on offre quelque chose de plus frais. Pour l'heure, je suis dans cette démarche. Mais je respecte tout le travail de Peckings.
Peut-on rêver à un troisième album avec Roberto Sanchez ? Roberto est un vrai génie. Il m'a dit : "Tu sais quoi? Je travaille sur le prochain album ! Réfléchis à des chansons !" Si je pouvais faire vingt albums avec Roberto Sanchez, je les ferais. Mais il faut avancer petit à petit. D'abord, pensons à "Good Prevails". On a travaillé dur, on a passé beaucoup de temps, on a dépassé beaucoup d'argent, on est resté séparé de nos familles… On espère que les gens se le procureront légalement, pour que l'argent puisse revenir, et qu'on puisse continuer à faire de la bonne musique. Sinon, on ne pourra plus le faire. Cela fait mal de voir des dizaines de pages de téléchargements illégaux. Vraiment mal.
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