INTERVIEW : ROBERTO SANCHEZ
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le jeudi 26 décembre 2013 - 11 743 vues
Du fond de son studio A-Lone Ark Muzik, à Santander (Espagne), Roberto Sanchez a produit l'un des plus beaux albums de l'année, "Branches and Leaves", offrant à Milton Henry un superbe écrin pour sa voix profonde. Une nouvelle perle roots à mettre au crédit du jeune musicien, ingénieur du son et producteur espagnol. La tête et les oreilles plongées dans les années 70 jamaïcaines, Roberto Sanchez crée le label A-Lone Muzik en 1997 avec son ami Borja Juanco. Il s'agissait à l'époque de sortir le deuxième album de leur premier groupe, Lone Watti ; depuis, ce label accueille l'intégralité de son travail de producteur.
Bâti l'année suivante, le studio A-Lone Ark Muzik est 100% analogique auquel il a aujourd'hui ajouté quelques pièces digitales. D'abord musicien, Roberto découvre un nouvel art et un nouvel amour en passant derrière la console. Depuis, il a multiplié les gages de talent(s), auprès de Earl Zero, Freddie McKay, Alpheus et donc Milton Henry, et entend bien poursuivre : "J'adorerais travailler avec Prince Alla", nous confie-t-il.
Pour l'heure, Roberto Sanchez travaille sur "un projet très intéressant" avec Sly & Robbie. Il vient aussi d'achever le nouvel album d'Alpheus (prévu pour mars 2014 sur le label espagnol Liquidator) et un autre pour Blackboard Jungle et Rock Dis. Enfin, il prépare un nouvel album showcase avec Earl 16, accompagné par son nouveau groupe, The Producers (avec Prince Jamo, Don Fe, Dubby Ambassah et Genis Trani) : "J'adore l'artiste, le groupe et l'album !". Sans oublier des riddims co-produits avec Ras Abubakar (Zion Gate Hi-Fi) et des projets avec le label français Iroko Records... L'année 2013 à peine achevée, on attend déjà de pied ferme Roberto Sanchez en 2014.
Reggaefrance / Tu es passionné par le reggae roots, tu es tombé dans marmite quand tu étais petit ? / Oui, j'en suis tombé amoureux quand j'étais adolescent. J'avais 13 ans quand j'ai écouté un album de Bob Marley (qui était l'artiste reggae le plus facile à trouver en Espagne à la fin des années 80 et au début des années 90. Ensuite, j'ai découvert le gros morceau : les producteurs, musiciens et chanteurs comme Augustus Pablo, King Tubby, The Revolutionaries, Johnny Clarke, Lee Perry, Scientist…
Tu te rappelles des premiers albums qui t'ont frappé ? Quand j'ai commencé à m'intéresser au reggae, sans Internet, c'était assez difficile de se procurer des disques, donc on écoutait toujours les mêmes, sans arrêt. Ces premiers albums m'ont marqué ! J'adorais écouter beaucoup des premiers albums enregistrés au Black Ark comme "Kung Fu Meets the Dragon" ou "Musical Bones". J'ai appris à jouer et enregistrer de nombreux instrument en jouant "par dessus" cet album, par exemple Ie placement de grosse caisse de Carlton Barret, qui est magistral sur "Musical Bones". Idem pour les albums d'Augustus Pablo, "King Tubby Meets Rockers Uptown" et "Original Rockers", ces albums sont magistraux en termes d'instrumentation, de production, de prise de son et de mixage.
Tu as étudié le son à Madrid, l'école est le meilleur endroit pour apprendre ce métier ? Oui, c'est est le meilleur endroit pour apprendre des aspects techniques de base, qui sont fondamentaux quelle que soit la musique que tu enregistres. Mais pour la production spécifiquement reggae, il n'y a pas meilleure école que les disques ! Quand j'étudiais à Madrid, j'étais déjà impliqué dans l'enregistrement, la production de reggae. En sortant de l'école, je me suis amélioré sur des aspects techniques qui étaient très important pour moi. Quoiqu'il en soit, parfois je dois faire exactement l'inverse de ce que j'ai appris à l'école pour obtenir le son que j'aime ! (rires)
Trop de détails et de clarté ne laissent aucune chance à l'imagination… C'est trop froid. A quoi veilles-tu particulièrement quand tu enregistres ? La batterie est probablement la partie sur laquelle je passe plus de temps quand j'enregistre une nouvelle chanson ou un riddim. C'est comme la fondation d'une nouvelle maison. Tu peux passer des heures à accorder le kit, changer les peaux, la position des micros et la sélection des pré-amplis.
Peux-tu décrire une session studio typique ? Cela dépend s'il s'agit d'une session live avec différents musiciens, ou si je suis seul, à enregistrer les instruments live, mais un par un. Je préfère être dans le studio avec des musiciens, car le feeling vient mieux, et plus vite aussi ! D'abord, il faut installer et régler le kit de batterie. Ensuite, placer les micros et tester le son. Ensuite on vérifie la basse, le piano et la guitare rythmique, en essayant d'éviter d'entendre la batterie sur ces instruments, de sorte que chaque riddim que l'on enregistrer peut avoir sa version dub. Ensuite, c'est le moment de jouer de la musique et de la ressentir. Quand je fais des riddims seul, je dois d'abord créer la ligne directrice du riddim en jouant au métronome la basse, le piano et la guitare. Le processus reste ensuite le même qu'avec des musiciens, sauf que j'enregistre les instruments un par un.
Comment a changé le métier avec les nouvelles technologies ? Le métier a beaucoup changé, ça a apporté différents changements dans le son. Mais si tu connais le son que tu aimes, cela n'a pas d'importance que tu enregistres sur bande ou avec ProTools… Bien sûr, faire une production reggae roots sur enregistreur analogique à bobines te permet d'obtenir le son plus rapidement, mais cela ne veut pas dire que tu ne peux pas l'obtenir sur ProTools.
Lone Ark Riddim Force
Ton travail est très épuré, très précis, et laisse beaucoup d'espace, sans surcharger le spectre sonore. Dans notre chronique de l'album de Milton Henry, nous avons écrit : "La poésie est entre les notes, entre les mots". Tu es d'accord ? Je suis complètement d'accord. Tu sais, quand j'ai commencé à écouter du reggae, je ne comprenais pas l'anglais. Je suis tombé amoureux de cette poésie entre les notes. C'est ce qui m'a attiré, le message de la musique. Je suis heureux, et très reconnaissant d'entendre cela de la part de quelqu'un qui aime le reggae.
Combien de temps passes-tu sur un album comme celui d'Alpheus ou Milton Henry ? J'ai passé environ trois mois pour composer, construire et enregistrer les riddims, et obtenir le bon feeling et le bon son pour un album. Il faut enregistrer plus de riddims que nécessaire, pour ensuite choisir les meilleurs. Puis, après l'enregistrement des voix, le mixage prend environ trois semaines, à peu près.
L'album de Milton Henry est au format "showcase", comme dans les années 70. Tu tiens à respecter ces conventions ? Pour moi, l'album "showcase" est le format parfait pour le reggae roots. Tu peux habituellement inclure six titres de l'artiste pour profiter de ses chansons, plus six dubs pour écouter les musiciens et apprécier le travail de l'ingénieur. Cela te donne la gamme complète !
Est-ce que le futur du reggae réside dans son passé ? Je ne sais pas… Je pense qu'il y a des feelings, des sons, des productions reggae du passé qui sont à l'épreuve du temps. C'est quelque chose sur laquelle réfléchir… Je pense que le passé est important pour cette musique. Pour moi, rien n'égale les années 70 pour le feeling et le message. C'était peut-être une mode à l'époque, mais ils ont créé quelque chose sur laquelle le temps n'a pas de prise, et qui émeut toujours l'âme des gens 40 ans après.
Pourrais-tu produire du reggae "moderne" ? Mais je produis du reggae moderne puisqu'il est fait maintenant ! Si moderne veut dire du reggae à la mode, ou essayer de créer quelque chose de nouveau, alors je ne suis pas moderne du tout. Je fais simplement ce que j'aime, il ne s'agit pas de suivre une mode des années 70 ou quelque chose comme ça. C'est juste une question de feeling. Ca me fait pleurer quand j'entends une "nouvelle" chanson roots des années 70 que je n'avais pas encore découverte. Cela ne m'arrive pas avec le dancehall ou d'autres musiques jamaïcaines. Pour moi, ce son, ce message, ce feeling, c'est comme tomber sur une vieille photo, où tu dois imaginer les détails, les couleurs, et qui te transporte dans un autre monde… Rien à voir avec les nouveaux appareils photos et Photoshop ! Trop de détails et de clarté ne laissent aucune chance à l'imagination… C'est trop froid.
Comment as-tu vu l'industrie évoluer depuis tes débuts ? J'ai commencé à presser de la musique sérieusement il n'y a pas si longtemps, à la fin des années 90. Mais depuis, tout a beaucoup changé. Je suis dans l'industrie de la musique pour la musique, pas pour l'industrie. Je vis grâce à mon studio, mes travaux de production et les concerts, mais pas grâce aux disques comme les labels le faisaient. Presser n'importe quelle musique aujourd'hui, et le reggae dans son ensemble, n'est pas profitable. Si je continue à le faire, c'est par amour pour la musique, car son commerce est vraiment minime.
Tu es musicien, ingénieur du son, producteur… Quelle activité aurait ta préférence ? J'aime tout ce qui a trait à la musique. J'adore jouer avec ma basse ou tout autre instrument, j'adore mixer et enregistrer… Je le vois comme un tout : je ne pourrais pas être producteur sans savoir comment travailler le son que je veux obtenir. Et je ne pourrais pas obtenir ce son si je ne suis pas capable de le jouer sur un instrument.
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