INTERVIEW : YANISS ODUA
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le vendredi 18 octobre 2013 - 12 714 vues
Il est déjà loin ce moment où, à 8 ans, Yaniss Odua (ou plutôt Little Yaniss à l'époque) se retrouve pour la première fois sur scène. C'est son cousin Daddy Irie qui provoque le déclic : "J'étais allé le féliciter à la fin de son show et il m'a fait monter sur scène en me donnant le micro". C'est aussi grâce à lui qu'il sort son premier album en 1992. Depuis, Yaniss Odua a tracé sa voie dans la musique. Il s'est même essayé à la production en montant le label Legalize Hits avec Straika D, Matinda et Dalton en 2007, qu'il quitte finalement fin 2009. "La casquette de producteur était nouvelle pour moi et j'ai décidé de me concentrer sur mon album. Je ne voulais pas être un poids pour l'équipe et les ralentir."
Sorti au mois de mai sur son label Caan Dun, son nouvel album "Moment Idéal" a demandé presque quatre ans de travail. Il en a confié la réalisation à Clive Hunt, et a été enregistré en Jamaïque, dans les studios Mixing Labs, Fat Eyes, et Kings of Kings. "Je ne suis vraiment pas déçu du résultat", confie-t-il, et nous non plus. Yaniss Odua revient avec sur ce "moment idéal", alors qu'il repart sur les routes le défendre live.
Reggaefrance / Pourquoi es-tu es allé enregistrer ce nouvel album en Jamaïque ? / Tout simplement parce que la Jamaïque est le berceau du reggae. J'ai eu l'opportunité de rencontrer Clive Hunt avant de partir en Jamaïque et quand je lui ai proposé de travailler sur cet album autoproduit, il a accepté car il était emballé par le projet. Clive Hunt est le réalisateur de l'album, on lui a laissé carte blanche, et c'est pour ça qu'on a enregistré la grande majorité des morceaux en Jamaïque. Il me connaissait par des amis communs. Quand je l'ai vu la première fois en studio, j'ai été impressionné par sa manière de diriger la session. Il avait une casquette de général, et il parlait aux musiciens comme un chef d'orchestre. Quand un homme de son expérience veut travailler avec toi, il ne faut pas chipoter !
Je suis arrivé avec mes compos et mes textes, et je lui ai tout donné. Il sait ce qu'il a à faire, et il est vraiment très ouvert pour écouter les points de vue. C'est l'une de ses qualités. Il est à l'écoute et en plus il a l'oreille francophone (Clive Hunt a notamment travaillé avec Bernard Lavilliers et Pierpoljak, ndlr), à la différence d'autres réalisateurs qui pourraient nous proposer un son 400 % jamaïcain. Lui il connait le marché francophone, c'est un avantage, et je ne suis vraiment pas déçu du résultat.
Le premier single, Rouge Jaune Vert, donne bien le ton de l'album. Quand j'ai écrit ce morceau, c'est parti sur une vision qui n'avait rien à voir avec un drapeau, mais qui m'a donné le sourire aux lèvres. Et je me suis dit que j'aimerais le voir flotter un peu partout, ce drapeau. J'ai voulu expliquer ce que représentaient le rouge, le jaune et le vert pour nous en tant que Rastas, ou tout simplement natifs de l'Afrique. Et c'est l'idée du reggae qui vient de Jamaïque, et qui avec les Rastas s'est tourné vers l'Afrique… C'était une bonne occasion de rassembler tout ça dans un morceau. Au départ, on ne pensait pas à ce titre pour le single, mais Rouge Jaune Vert annonce bien la couleur de l'album, qui est à majorité reggae.
Il y a effectivement quelques exceptions, Rumbaton avec Jonathan "Racko" Contreras, par exemple. On a fait ce morceau avec Kahifa et Martin à Paris. Kahifa nous a ramené le riddim. Au départ, c'est un challenge de poser dessus… J'ai accepté et il m'a ramené la version avec Racko, qui donne toute l'authenticité au morceau. Sans cela, cela aurait été juste un mélange de styles. C'est vraiment une musique que j'écoute depuis que je suis tout petit, dans la Caraïbe on en écoute beaucoup.
Pour moi, chaque instant dans la vie est le moment idéal, cela dépend de ce que l'on en fait.
Une autre belle combinaison, c'est Madinin'Africa, avec Tiken Jah Fakoly et Safiata Condé, où vous symbolisez cette passerelle Antilles-Afrique. Moi, je n'utilise pas l'expression "Antilles", je dis que je suis afro-caribéen avant tout. Ca explique un peut tout ça, le repère que l'Afrique représente pour moi, ainsi que sa culture qui est tout aussi importante que ma culture caribéenne. Je suis très heureux car c'est un morceau que j'ai pu partager avec le grand frère Tiken Jah Fakoly, qui raconte cette histoire vue du côté de l'Afrique, et Safiata Condé qui amène toute l'émotion originale de l'Afrique dès la première note. On a un bon joueur de n'goni, le petit frère de la kora, et de flûte peul. C'était l'objectif aussi, de pouvoir voyager dès les premières notes.
Tu es aussi le premier artiste français à faire une combinaison avec Richie Spice, sur le morceau Leading The Youths. Comment est né ce morceau ? J'avais très envie de partager un morceau avec Richie Spice sur l'album. Je le voyais bien sur ce morceau, sur ce sujet et quand j'en ai parlé à Clive, l'idée lui a plu. En studio, Richie Spice avait le souci du travail bien fait, il n'a pas fait les choses à moitié. Le morceau, c'est comme une discussion ouverte entre lui et moi, sur les inquiétudes qu'on peut avoir sur l'avenir. Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? Si on continue ainsi, les générations futures ne vont pas nous remercier de l'héritage qu'on leur a légué.
Pour ce titre comme pour celui avec C-Sharp, Music is my life, tu as choisi de chanter tes parties en français, pourquoi ? D'abord parce que c'est un album qui est destiné à la France avant tout. Je voulais qu'on comprenne de quoi on parle. Je travaille mon anglais depuis quelques temps, mais j'attends de le maîtriser vraiment avant de me lancer. On a fait une version de Rouge Jaune Vert avec Cali P, intégralement en anglais. On l'a chantée ensemble dans l'émission "Smile Jamaica" sur TVJ. C'était le petit matin, on sortait de l'anniversaire de Dennis Brown, et on a enchainé direct à la télé. On n'avait pas des têtes très fraîches ! (rires) On va peaufiner ce morceau, on l'a gardé de côté.
Avec Rabat-joie, on sent bien que tu n'es plus le Little Yaniss des débuts et que les années ont passé. C'est une sonnette d'alarme personnelle, pour me rappeler au quotidien que peux être pris en exemple par les plus jeunes, que je le veuille ou non. Je ne peux pas me permettre de faire n'importe quoi, il ne faut pas oublier ça. On se doit de faire attention à nos actions, à nos mots, d'autant plus quand on a des enfants. Mais je ne me place pas en moralisateur, je ne suis pas le mieux placé pour cela, car je pense que tout homme est pécheur. C'est une prise de conscience avant tout personnelle, que je partage dans ma musique.
On retrouve aussi ce recul dans Laisser Rouler. Dans la vie d'aujourd'hui, on est tous victimes de la pression quotidienne. Beaucoup ne la supporte pas. Il faut savoir lâcher du lest de temps en temps, prendre le temps de souffler… La vie est courte, on ne sait pas pour combien de temps on est là. Il faut prendre le temps de vivre chaque instant. Cela rejoint aussi le titre de l'album, "Moment Idéal". Pour moi, chaque instant dans la vie est le moment idéal, cela dépend de ce que l'on en fait. Les choses arrivent quand elles doivent arriver. Il faut savourer chaque instant, car on ne revient pas dessus. On peut perdre le temps, mais on ne le rattrape jamais !
Depuis tes débuts il y a 25 ans, comment as-tu vu la scène reggae évoluer ? Pour moi, le reggae évolue avec la vie, avec son époque. Je dis souvent que le reggae arrive à évoluer avec son temps. Il y a des cycles, moi j'en ai déjà vécu plusieurs depuis que je fais du reggae, car c'est une musique qui ne se fige pas. Voilà pourquoi je rigole quand j'entends dire que le reggae est une mode. Les beaux jours du reggae sont encore à venir. Il y a eu de très beaux jours déjà, qui ne sont pas comparables avec aujourd'hui ou demain.
Tu fais référence à l'ombre de Bob Marley qui plane sur le reggae ? Tout à fait. Tout connaisseur de reggae ne peut ignorer le génie de Bob Marley. Sa musique est encore actuelle aujourd'hui. Ça ne vieillit pas, ou en tout cas, ça vieillit très bien, comme le bon vin comme on dirait ici (rires). On est obligés de citer Marley, mais le reggae n'est pas mort avec lui. Il y a énormément d'artistes de talent, avant et après lui. Même si je pense qu'il restera notre ambassadeur pendant très longtemps... Dans le dancehall, selon moi, l'ambassadeur est Bounty Killer. Il est là depuis très longtemps et il n'a pas changé de route, il n'a jamais dévié de sa ligne.
Et où situes-tu Vybz Kartel ? C'est une nouvelle génération, ça représente la vie d'aujourd'hui. Beaucoup de gens se reconnaissent en lui, moi pas spécialement, mais il en faut pour tous les goûts. Ce n'est pas trop mon truc, mais ce qu'il fait, il le fait super bien. Il ne nous ment pas et il ne se ment pas à lui-même non plus.
Il y a maintenant plus de dix ans que tu as écrit La Caraïbe. Aujourd'hui, tu changerais une ligne à ce texte ? Non, je continuerais ! Je pense que je vais faire un deuxième morceau qui va aborder ce qu'on évoquait tout à l'heure : le mot "Antillais", qui nous catégorise, est pour moi aujourd'hui une expression péjorative. Je pense que je vais faire un morceau sur ce sujet, sur ces mots qu'on utilise et qui démontrent en fait une image assez négative du peuple caribéen. Il y a une hypocrisie qui règne en France, au niveau du gouvernement, pas du peuple qui se demande pourquoi on ne reconnait ce qu'il s'est passé réellement. Il y a des malaises qui sont ancrés dans nos manières de nous exprimer. Tant qu'on ne combattra pas cela, le malaise va toujours exister.
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