INTERVIEW : GAYLARD BRAVO
Interview et photos : FX Rougeot
le vendredi 27 septembre 2013 - 6 628 vues
"Small World, big beat !". Ce bon mot signé Big Youth illustre parfaitement le travail de Gaylard Bravo. Ingénieur du son et producteur installé depuis 2005 dans son minuscule studio baptisé Small World, sur Orange Street, downtown Kingston, il en dégage un son unique. Pour lui, tout commence dans la boutique de Leggo (qui n'est pas encore un studio) à la fin des années 70, et dont il deviendra l'ingénieur attitré. Actif depuis le début des années 80, Gaylard Bravo a travaillé avec Dennis Brown, U-Roy, mais aussi Danakil, Flamengo et… Doc Gynéco ! De passage à Paris ("ma deuxième maison", nous glisse-t-il dans un sourire), il revient avec nous sur sa carrière et la vision de son métier.
Reggaefrance / Pour toi, tout a commencé dans la boutique de Leggo, Cash And Carry… Gaylard Bravo / J'ai commencé à travailler là-bas quand j'étais un enfant, et que j'allais à l'école. Je devais probablement avoir 17 ou 18 ans. A cette époque c'était juste un disquaire, pas encore un studio. C'était un endroit où Dennis Brown, Gregory Isaacs, Junior Delgado et beaucoup de gens avaient l'habitude de venir. Jusqu'à ce que Leggo émigre aux Etats-Unis en 1981. Au moment où il a émigré, j'étais la personne responsable du shop. Donc j'ai été là-bas de 1980 à... maintenant. Mais après avoir quitté l'école (Kingston Technical High, où il passe quatre ans, de 1982 à 1986, ndlr), j'ai commencé à traîner dans les studios. En 1988, quand Leggo est revenu des Etats-Unis, il a créé un studio, donc j'ai commencé là-bas. Dès 1988 et 1989, on a vraiment commencé à réaliser beaucoup d'enregistrements au studio.
Qui t'a influencé dans ton métier d'ingénieur ? A cette époque, en 1988, c'est David Hamilton qui m'enseignait le métier d'ingénieur. Jusqu'à ce que je rencontre Errol Brown et Sylvan Morris. Ce sont avec eux que j'ai passé beaucoup de temps. Je venais au studio Leggo, j'étais le jeune gars, super concentré, qui posait beaucoup de questions. C'est comme ça que j'ai commencé. A cette époque, les albums avaient 10 pistes, des fois. Ils en mixaient 8 et me demandaient de terminer le travail. Là, tu t'assois et tu tentes de copier leur son, tu fais de ton mieux. Et puis après quelques mois, alors que le studio est fermé et que tout le monde est à la maison, tu t'assois, tu t'entraînes, tu expérimentes des choses, donc tu obtiens un son. Il faut développer son propre son, c'est ça le truc.
Concrètement, qu'as-tu appris ? D'abord, j'ai appris comment installer une batterie. C'est la chose la plus importante, parce qu'il est question de session live. Tu dois apprendre à positionner la batterie, le micro, et ensuite à faire la balance de la batterie. C'est la chose principale. Parce que tous les autres instruments vont juste être branchés : tu branches le clavier, tu branches la basse, tu branches la guitare. Mais la batterie doit être bien équilibrée, donc tu dois y passer du temps. La batterie prend plus de temps que tous les autres instruments.
Il ne s'agit pas juste d'effectuer des branchements et d'enregistrer, non ! Le son est important En tant qu'ingénieur, quelle est la chose la plus cruciale en ce qui concerne la musique ? Le plus important pour moi, en tant qu'ingénieur, c'est l'enregistrement. Parce que c'est à partir de ce que tu vas mettre sur pied que tu vas reproduire quelque chose ensuite. C'est comme planter une bonne ou une mauvaise graine. Si tu vas en studio, et que par exemple quelqu'un chante dans le micro et que tu n'as pas le bon niveau ou s'il est trop "hot", on appelle ça de la distorsion, ce n'est pas bon. Et ça va ensuite causer beaucoup de problèmes à l'ingénieur au moment de faire les balances. Tu n'enregistres et ne mixes pas tous les titres dans le studio. Il y a parfois d'autres ingénieurs, selon les préférences des producteurs. Donc quand tu vas en studio, tu dois faire au mieux de tes capacités, de manière à ce que quand ça revient à un autre ingénieur, celui-ci puisse dire "Ok, ça a été fait proprement" et que ça ne lui pose pas de problèmes. Si tu reçois un titre à mixer d'un autre studio, et que la ligne de basse n'a pas été enregistrée correctement, ou que le son du micro de la batterie est trop "hot", tu ne peux pas t'en séparer, même si tu essayes de baisser le niveau, la distorsion demeure. Donc l'enregistrement est très, très important.
Tu l'entends instantanément, quand un son ne sonne pas bien ? (Très affirmatif.) Oui, c'est ton boulot ! Par exemple, le clavier fait une erreur peu évidente pour la plupart des gens. Si quand tu l'enregistres, tu n'es pas attentif, tu ne vas pas l'entendre. Mais une fois que tu as entendu l'erreur et qu'elle est faite, stop ! A l'époque, on travaillait sur des consoles quatre pistes, donc tout le monde devait répéter, parce qu'il n'y avait qu'une seule prise. Parfois, ils jouent, une petite erreur est faite, et c'est copié sur la bande. Mais toi, en tant que producteur, tu ne le sais pas, il n'y a que les musiciens qui peuvent identifier cette erreur.
Tu as travaillé avec U-Roy sur "Pray Fi Di People" et "Serious Matter". La première fois que j'ai travaillé avec U-Roy, c'était sur un morceau produit par Tappa Zukie. Il a produit l'album "Putting Up A Resistance" de Beres Hammond. Il voulait faire un 45t avec U-Roy et Beres Hammond. Il a donc ramené U-Roy dans le studio. C'était un grand honneur pour moi d'enregistrer un morceau avec lui, sachant que cet homme était la première icone DJ dans le business. Après ça, on a commencé à travailler ensemble, et on travaille encore ensemble aujourd'hui. J'ai produit son dernier album - qui est un bon album - dans mon studio.
Tu as aussi travaillé sur trois albums de Dennis Brown. Quelle était ta relation avec lui ? Dennis Brown était un bon ami à moi, une personne adorable. Il pouvait venir en studio, faire la voix d'une chanson pour un producteur, et à la fin de la journée, finir par donner tout son argent à tout le monde. Donc il y avait toujours un tas de gens autour de Dennis Brown (rires). Un truc sur Dennis Brown : quand il venait en studio, il réservait parfois pour 2h de l'après-midi, tu attendais, et tu ne voyais pas Dennis Brown avant peut-être, 2h du matin ! C'était une personne qui aimait être en studio la nuit. C'était mieux pour lui. Il disait : "Yeah, better vibes !".
Et toi, tu préfères enregistrer de nuit ? Je peux travailler tout le temps ! Mais de nuit, c'est meilleur pour mixer. Parce quand tu es en studio la nuit, la plupart des alimentations des entreprises sont éteintes, donc tu as plus d'énergie pour ton matériel !
Tu parlais de Gregory Isaacs tout à l'heure. Tu avais participé au projet "We Sing Gregory" (chronique du 23/05/2005). Comment était-ce arrivé ? Comme je le disais, à force d'être à ses côtés depuis si longtemps… Gregory Isaacs est une grande icone. J'ai fait beaucoup de choses avec Gregory, j'ai pris soin de lui quand on partait en tournée ensemble. L'idée était de faire un album sur Gregory Isaacs avec différents artistes, donc on a essayé de revenir aux Roots Radics originaux : Style Scott, Flabba Holt, les racines principales des Roots Radics. On a donc fait 14 chansons de Gregory Isaacs. Ensuite, je l'ai appelé pour qu'il vienne poser sa voix. (Il sourit.) Un jour, il est donc venu dans le studio. Il était en train d'écouter les chansons, et il me dit : "Oh, Bravo, tu as vraiment besoin que je les refasse toutes !" (Il se marre.) Mais il était content pour moi. Il m'a dit : "Yeah, man, tu fais du bon boulot." Et je remercie mon ami Guillaume Bougard de m'avoir aidé à produire cet album. Il a eu une influence majeure, avec moi, dans ce projet. J'étais content d'avoir réalisé tout ça, d'avoir tant d'artistes comme Errol Dunkley, Sugar Minott, Max Romeo, Gregory Isaacs lui-même… C'est une belle histoire. J'espère que dans les 20 ans à venir, les gens commenceront à acheter cet album (rires).
Tu as aussi travaillé avec Danakil. La première production que j'ai faite avec eux, c'était pour leur album fait en Jamaïque ("Echos du Temps", ndlr). Ils voulaient faire une combinaison avec U-Roy (Non, je ne regrette rien). U-Roy a reçu un coup de fil, et on est partis à Tuff Gong. C'est la première fois que je les ai rencontrés. C'était une bonne expérience. Ils ont de bons textes, ils sont attentifs, ils écoutent les conseils. Pas comme certains artistes qui dès qu'ils arrivent dans le studio, parce que les choses sont écrites d'une manière, refusent de revenir dessus.
Avec le temps, tu es devenu également producteur. Ma toute première production remonte à 1994. J'avais enregistré un artiste du nom de Bounty Hunter. A cette époque, j'ai commencé à travailler avec Stranger Cole. J'ai fait un album avec lui, mais je ne l'ai pas enregistré. Je lui ai donné pour qu'il le sorte. J'ai aussi fait un album avec Winston Jarrett, un autre avec Daweh Congo. Et puis plein de chansons différentes avec Dennis Brown, Michael Rose, et beaucoup d'autres artistes... Mais maintenant, j'essaye de travailler avec quelques artistes que je veux mettre en avant sous l'étiquette « Small World » : Zaza Bella, Johnny Builder, R Mony et The Analyst. Je suis en train de terminer la production de leurs albums, qui sortiront bientôt. Ça représente beaucoup d'argent et beaucoup de temps, mais quand tu es producteur indépendant, il faut essayer de rester concentré sur ton objectif, et faire ce dont tu es capable.
En quoi la taille de ton studio influe sur la musique qui y est jouée ? Beaucoup de gens enregistrent dans de grands studios, mais je te le dis : quand tu viens à Small World, tu n'en reviens pas du son ! Les gens disent : « Hey Bravo ! Comment as-tu eu ce son-là ? »
Que leur réponds-tu ? Comme dirait Big Youth, car c'est lui qui m'a donné ce slogan : "Small World, big beat !" Il a dit ça en raison du son qu'il y a à l'intérieur. Quand les gens entrent, ils n'en reviennent pas. Beaucoup de producteurs veulent bâtir leur studio comme celui des autres, et ils ont donc le même son ! Moi, j'utilise différents types d'enceintes, j'essaye de conserver un côté « old school ». J'utilise des amplis avec mes enceintes, alors que certains utilisent des enceintes déjà amplifiées, cela donne un son différent. Quand les musiciens viennent enregistrer, il faut essayer de projeter le son que les gens vont aimer. Il ne s'agit pas juste d'effectuer des branchements et d'enregistrer, non ! Le son est important.
Arrive-t-il parfois, que le chanteur soit si bon, que tu déconnectes un instant de ton travail ? No, man ! Bon, tu peux avoir ce genre de ressenti parfois. Mais quand tu écoutes la chanson après l'avoir enregistrée, tu peux te retrouver à dire :« Hey, je n'aime pas ce mot ! ». Ca ne peut jamais être trop parfait ! En tant qu'ingénieur, tu dois développer cette correspondance avec l'artiste. Certaines personnes ne veulent pas changer, donc tu dois leur donner la raison pour laquelle ils doivent changer telle ou telle ligne.
Même à des artistes comme Dennis Brown ? Oui ! Mais Dennis Brown fait partie de ces artistes qui n'attendent pas seulement que tu enregistres. Il te demande : « Hey, c'est bon, ça marche comme ça ? » C'est ça le truc : la communication ! Et c'est en partie ce qui te confère du savoir au quotidien, quand tu dois dire au plus parfait des chanteurs si tu n'aimes pas un passage.
Est-il important, à tes yeux, d'avoir ton studio downtown ? Pour moi, ça l'est. Etre downtown, dans le ghetto, c'est comme conserver le « vieux son ». Parce que la musique change peu à peu, chaque jour. Mais la partie authentique de la musique... Quelqu'un doit être là pour dire : « On fait de la musique, et on ne la fait pas trop "belle" ("pretty") ». Moi, j'aime bien un petit côté « sale », parfois. La musique, maintenant, c'est mon style de vie. Si tu es en studio, tu peux chanter quelque chose sur une fille, et tu peux dire des choses que je n'aime pas. Alors change-le, formule-le sous un autre angle.
Que penses-tu de l'évolution du business de la musique en Jamaïque ? D'abord, le business change chaque jour de plus en plus. Beaucoup de personnes ont arrêté de soutenir la musique en achetant des CD. Beaucoup veulent du téléchargement gratuit. Pour un producteur, quand tu n'as pas une grande compagnie derrière toi, le fait d'être indépendant est un challenge. Parce qu'à la fin de la journée, tu as payé de gros montants pour produire quelque chose et les promouvoir. Et tu ne sais pas ce que tu peux gagner. Parce que quand tu mets une chanson sur Internet, de nos jours, combien de gens vont l'acheter ? Peut-être qu'une personne va l'acheter et la télécharger à 99 centimes. Mais dans le même temps, il va la donner à une autre personne, qui va la donner à une autre personne, etc. Donc le business n'est pas soutenu. On a besoin de gens qui soutiennent la musique, plutôt que de vouloir l'obtenir gratuitement tout le temps. Parce qu'au bout du compte, ça n'a pas de sens...
De travailler pour si peu de rentabilité ? Moi, je le fais pour l'amour de la musique. Je ne vais pas abandonner, parce que c'est ma vie. Même si je ne gagne pas un dollar grâce à la musique, je vais toujours continuer à mettre un dollar dedans. Certains vont dans des bars, et ne font que boire des bières. Moi, je préfère aller en studio. Si je peux me permettre, par exemple, d'avoir un artiste pour « voicer » un titre de Gregory Isaacs, je le fais. C'est tout le challenge : il ne faut pas abandonner, il faut continuer à se battre pour que ce truc-là continue de vivre. La musique vivra ! La musique doit vivre. Le reggae, pour moi, est une des musiques les plus libres, dans laquelle tu peux dire ce que tu penses. Ça parle de défis, de souffrance, et des épreuves que tu traverses. Mais je pense que le système ne veut pas entendre parler de ça. Ils veulent vendre de la musique qui parle de sexe. Les gens qui ont l'argent ne font pas la promotion des bonnes choses. En tant que producteur indépendant, si tu vas les voir avec un travail, et qu'ils n'ont pas été impliqués dans la production de ce travail, ils ne veulent pas le sortir. C'est un défi. Mais parce qu'on aime la musique, on n'abandonne pas.
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