INTERVIEW : TAIRO
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Aurélien Chauvaud
le jeudi 27 juin 2013 - 28 785 vues
Large sourire aux lèvres, Tairo, que l'on connaît bien pour le suivre depuis ses débuts, est détendu alors qu'on le retrouve pour cette interview. Avec ses street tapes successives (volumes 2 et 3), Tairo est revenu aux fondamentaux de sa musique et a retrouvé le plaisir en même temps que le succès. Mélodies accrocheuses et riddims efficaces président à son nouvel album, "Ainsi soit-il", dont la légèreté contagieuse tranche avec l'ambiance plus sérieuse de "Chœurs et Âme".
Un deuxième album qui lui va comme un gant, et avec lequel il va relever un nouveau défi : remplir la mythique salle parisienne de l'Olympia. "Je suis plein d'énergie et de motivation à l'idée de jouer là-bas. Comment remplir cette grande salle ? Comment faire plaisir au public ? Quels invités je vais faire venir ? Ce sont mes problématiques." Entretien.
Reggaefrance / Tu es de retour avec un nouvel album, "Ainsi soit-il". C'est un titre fort, que se cache-t-il derrière ? / Il se cache deux choses : une chanson, qui s'appelle Ainsi soit-il, et aussi l'idée qu'on a commencé à faire ce disque en indépendants, comme on avait fait toutes les street tapes que j'avais produites. On a commencé cet album avec mon ancien manager, Gilles, qui avait investi de l'argent. Je voyais le buzz qui montait et j'étais étonné que les maisons de disques ne soient pas interpellées par ça, car j'étais moi-même surpris par les chiffres affichés sur YouTube. Après les deux disques en indépendant, je voyais qu'il y avait une issue possible pour vivre de ça. En même temps, je me disais qu'il serait difficile pour nous de passer une étape, en raison de nos moyens limités. Même si c'est plus simple aujourd'hui de communiquer et de diffuser sa musique grâce aux réseaux sociaux, malgré tout, ils ont un réseau et des moyens qui sont conséquents et plus puissants que les nôtres. Donc, je me suis dit : "Ainsi soit-il". C'était un peu difficile… Quand tu es musicien, chanteur, auteur, tu veux te concentrer là-dessus. Quand tu as plusieurs casquettes, c'est difficile d'être à la hauteur de chaque poste. Et donc (au moment de rejoindre Polydor, ndlr) je me suis dit "advienne que pourra".
Contrairement à "Chœurs et Âme", l'album est entièrement réalisé par le duo T'NT. Avec "Chœurs & Âme", j'avais essayé de faire des chansons qui ne soient pas inscrites dans le temps. Je voulais me concentrer sur les textes et un peu la mélodie, pour me présenter au public de la façon la plus honnête possible. Au final, j'ai trouvé que ça manquait d'homogénéité car j'avais presque un réalisateur par titre. Pour "Ainsi soit-il" j'avais envie d'une cohérence, quelque chose de plus uni. Je voulais aussi que l'album s'inscrive dans le temps, rattraper les wagons "urbains" et me remettre à l'heure du jour. Je savais que T'NT était capable à la fois de jouer du reggae selon les canons classiques et en plus d'apporter une modernité, de jouer du dancehall ou du hip-hop.
A l'écoute de l'album, on a le sentiment que tu es épanoui, heureux… Tu as raison. C'est mon dernier album donc c'est celui qui me ressemble le plus. Il est aussi l'aboutissement de toute une progression jusque-là. Le fait d'avoir fait les disques précédents, ça m'a libéré d'une certaine pression. Pour "Ainsi soit-il", je voulais une efficacité musicale : le riddim joue, tu entends la mélodie et ça marche. Je voulais de la légèreté. C'est vrai que dans "Chœurs et Âme", il y avait une part de ce que je vivais à ce moment-là qui est retranscrit dans ce disque et puis peut-être une appréhension, le fait que ce soit mon premier album. Ça se sent peut-être, même s'il y a plein de chansons que j'aime beaucoup.
J'ai même pensé à arrêter la musique. Je n'avais plus de plaisir, aller en studio était devenu une difficulté, une angoisse.
"Chœurs et Âme" était assez sérieux, tu avais l'air presque torturé. C'est ça, ça ressemblait à ça. Ma position vis-à-vis de ce disque, le fait que ce soit le premier, m'angoissait quelque part, je pense qu'il y avait une crispation. Avoir sorti les trois street tapes m'a beaucoup aidé. Là, ça va être mon cinquième disque à mon nom, ça commence à rentrer (rires).
Ces street tapes, c'était une manière de reprendre du plaisir ? Une fois que j'avais fait "Chœurs et Ame", où je m'étais livré, j'avais juste envie de m'éclater. Quand je me suis retrouvé seul, je me suis remis à faire ce que je faisais à mes débuts : prendre les riddims du moment et poser dessus. Et puis il y a eu la reprise de Bonne Weed, puis Une Seule vie. Tout d'un coup, il y a des millions de vues sur YouTube !
Tu as même réussi à faire penser à certains que Tarrus Riley et Konshens avaient repris ta chanson ! (rires) Au début, Bonne weed, c'est une blague. J'étais avec un pote, qui me parle de Good Girl Gone Bad, et qui me dit qu'il a récupéré l'instru. Je me lance dessus, mais je ne suis pas satisfait de mes mélodies, et il me propose de le reprendre à la jamaïcaine en faisant une weed tune. On s'éclate, et une heure après on avait fait le morceau. Le lendemain, on a fait le clip, on l'a monté et on l'a mis sur la toile. Un an après, c'est devenu un hymne de fumeurs de weed. Je n'ai même plus besoin de la chanter, les gens la connaissent par cœur. Comme Une seule vie (sur le riddim de Hold You de Gyptian, ndlr) d'ailleurs. Revenir à ça m'a fait du bien, parce que je retrouvais ce jeu qu'il y avait au début, et que j'avais perdu… A un moment, j'ai même pensé à arrêter la musique. Je n'avais plus de plaisir, aller en studio était devenu une difficulté, une angoisse. Quand je me suis retrouvé tout seul, j'ai retrouvé un peu d'air et de joie, du plaisir de faire la musique. Tu as moins de doutes, car c'est plus instinctif. Alors que quand tu es dans un truc un peu plus angoissé, tu penses, tu remets tout en cause tout le temps, et ça te bloque. Ça m'a fait beaucoup de bien, et en plus de voir que les gens adhéraient, ça m'a remotivé.
Revenons à l'album. Aime la vie, avec Youssoupha, montre justement du recul, un côté plus serein. Mon ambition pour mes chansons c'est qu'elles puissent servir les gens qui les écoutent. De plus en plus, je veux qu'elles soient divertissantes. Ça vient de mon parcours, qu'il faut que j'explique : mon père est un révolutionnaire politique marocain, qui a fait de la prison, 17 ans d'exil, et dont la petite sœur est morte en prison d'une grève de la faim. Quand j'avais quinze ans, pour moi il n'était pas question de raconter d'autres choses que les injustices du monde et de poursuivre son combat. Avec le temps, je me suis dit : "Qui es-tu pour dire ce qui est juste ou pas ?", et puis finalement les gens ont autant d'informations que moi. C'est pour ça que dans "Chœurs & Âme" j'avais choisi de parler de moi, en me disant que parler de mes échecs, de mes fêlures, de tout ce qu'on est censé cacher pour garder la tête haute, pourrait aider les gens à surmonter leurs difficultés et dans leurs moments un peu sombre. Là, je me suis dit : "Les gens sont dans une réalité qui est peut-être difficile, est-ce que les servir au mieux ne serait pas qu'ils s'échappent de ça, grâce à la musique, le temps d'une chanson ?" Prendre une bouffée d'air, en étant efficace musicalement.
Je m'en fous, qui ouvre l'album, raconte un peu ton parcours. Tu t'es lancé dans la musique contre l'avis des autres ? J'ai commencé à faire de la musique vers 15-16 ans. Tout allait très bien puisque je n'envisageais pas encore d'en faire un métier. On passait simplement des heures et des heures à chanter, et j'allais à l'école sur le côté. Les premières critiques ne sont pas venues de mon entourage familial ; mes parents étaient plutôt contents. Elles sont venues des soi-disant spécialistes, d'autres artistes et tous les scientifiques de la musique qui ont toujours quelque chose à dire. Ils n'avaient pas tort, pour certaines choses, car quand j'ai commencé j'avais peu de notions musicales. Beaucoup d'envie et d'énergie, mais énormément de lacunes ! Et pourtant j'étais sûr de moi, dans ma tête j'allais devenir le nouveau Bob Marley (rires). Plus j'ai avancé dans la musique et plus j'en ai appris, et plus j'ai réalisé que j'en savais peu. Mais plutôt que d'être encouragé par les gens, j'attirais pas mal de jalousie… c'est le sentiment que j'avais. Après le bac, la question s'est posée de nouveau avec mes parents mais peu de temps après j'ai fait "Taxi 2". Ca les a rassurés. Globalement, mes parents m'ont toujours soutenu. J'étais tellement persuadé, tellement motivé, tellement sûr que c'était ça mon truc et que ça allait le faire… C'était assez étonnant, et assez naïf d'ailleurs.
Un thème inévitable chez toi c'est l'amour… Inévitable, c'est exactement le mot ! (rires) C'est un truc qui est dans ma vie. J'ai reçu beaucoup d'amour quand j'étais petit notamment de la part de mes parents. C'est quelque chose qui doit être important dans mon équilibre, et je dois être à la recherche de ça. Quand j'étais en couple, ça m'inspirait dans mes chansons, et quand je suis célibataire, les femmes et l'amour en général sont très présents dans mon esprit !
C'est ce que tu chantes dans Dilemme, ça peut poser des problèmes… (Rires) Oui, ça me pose parfois beaucoup de problèmes. Je suis parfois un peu pollué par tout ça. Ça fait partie des émotions les plus fortes que j'ai été amené à vivre. C'est un truc qu'on partage tous. J'essaie même de me retenir quand je prépare un album. Et les réalisateurs aussi ! Alors j'essaie mais c'est difficile. Quand j'entends des artistes qui sont totalement dans la rébellion, dénonciation du système, ou alors en mode "je porte mes couilles", "j'ai les plus gros muscles", je me dis que quelque part ils sont dépassés par leur personnage. Ces gens-là aussi vivent des histoires d'amour, des réussites, des échecs… Je trouve ça étonnant qu'on ne trouve pas ça dans leur album. Moi, un album sans variation, ça me fait chier, qu'est-ce qu'il nous livre de lui ? En même temps, la musique n'a pas forcément besoin de ça, parfois il suffit d'une bonne mélodie et d'un bon riddim.
C'est le cas sur l'album, les mélodies sont accrocheuses. C'était vraiment un de mes objectifs sur cet album, et même à plus long terme. Dans "Chœurs et Âme", j'avais peut-être privilégié le texte, quoique ça dépende des morceaux… Dans cet album j'ai réussi à me libérer de ça. Avec le temps, tu avances et tu deviens meilleur musicien. Ça devient peut-être plus facile. Pour cet album je me suis dit que le texte était un prétexte à la mélodie. Si après tu écris une belle chanson, avec de beaux thèmes, ou un point de vue intéressant, c'est un bonus, ça en fait des belles chansons et ça donne du cachet à ta musique. Mais ce qui compte, ce que je voulais, c'était vraiment ça : des mélodies qui marchent et qui fonctionnent d'elles-mêmes.
Il y a aussi des sujets plus sérieux sur l'album, comme Justice, où tu chantes "Ils nous réclament la paix et nous font la guerre, ils nous promettent de la sécurité mais qu'est-ce qu'on va en faire ?" On ne va pas la manger, la sécurité ! C'est un morceau que j'ai écrit sous Sarkozy. Il y a avait toutes ces déclarations sur l'insécurité, mais l'insécurité est sociale ! Les gens galèrent, et j'avais le sentiment que ces hommes politiques, finalement, nous regardent avec beaucoup de cynisme. En milieu fermé, on doit pouvoir entendre des choses d'un cynisme… Je n'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup d'amour. On y revient, mais ces gens-là ne devraient-ils pas nous aimer ? Je ne veux pas caricaturer et c'est difficile dans une chanson d'avoir un propos juste sur ces choses-là. Il faudrait beaucoup de mots pour dire qu'effectivement il y en a qui essaient de faire bien les choses. Mais quand tu es pris entre l'égo médiatique politique, le travail sur le terrain, le désir de carrière, l'envie de gagner de la thune, le besoin de communiquer… C'est sûr que ce n'est pas un boulot facile. Mais il est flagrant que certaines personnes ne sont pas du tout dans le désir de servir, uniquement pour un intérêt personnel. On peut nous dire ne soyez pas démagos, mais pour certains ça crève les yeux. Il y en a peut-être qui sont dupes, mais moi je n'ai pas envie de l'être. Il y avait plein de choses qui me revenaient en tête : la loi sur les bienfaits de la colonisation par exemple. Jusqu'à présent, la colonisation faisait l'objet d'un tout petit chapitre dans les livres d'école. Si en plus c'est pour dire que c'était bien, c'est un foutage de gueule total. Tous ces peuples qui ont été exploités et qui le sont aujourd'hui encore… J'avais envie de dire ça. Comme j'ai grandi dans cette culture militante, de temps en temps, je ne peux pas y échapper.
Ainsi soit-il, qui clôt l'album, raconte l'histoire d'un homme qui se retourne sur sa vie et qui fait le bilan. C'est l'idée de mon hypothétique dernier jour… Essayer de se rappeler des bonnes choses. Tout le monde est confronté à la mort… Ce texte m'est venu d'une inspiration très spontanée et a été écrit très vite. C'est ce qui m'arrive le plus souvent : c'est la plume m'amène quelque part. J'ai pensé à la chanson de Brel, Le Dernier repas, où il dit que pour son dernier repas, il veut voir les gens faire la fête. J'aime bien ce mélange d'émotions, c'est triste et souriant à la fois. Encore une fois, c'est comme dans une histoire d'amour : quand la fin arrive, il vaut mieux se souvenir de ce qui était bien plutôt que se laisser polluer par ce qui est difficile. On se sépare, mais on se souvient des bonnes choses…
|
|