INTERVIEW : KHALIFA
Propos recueillis par : François-Xavier Rougeot et Sébastien Jobart
Photos : François-Xavier Rougeot
le vendredi 05 avril 2013 - 8 137 vues
Khalifa a retrouvé Sly & Robbie pour réaliser son nouvel album, "(G)Riot.13". Révélé au sein de Positive Radical Sound, Khalifa avait sorti son premier album solo en 2008 avec les Riddim Twins. "J'en suis content et fier, nous raconte-t-il aujourd'hui, mais il ne me correspondait pas. Sans même que je le sache à cette époque, c'était une introduction."
Une introduction à ce "(G)Riot.13" (disponible le 19 avril), enregistré entre Kingston et Caen avec le Taxi Gang et Robbie Shakespeare en réalisateur. Mais s'entretenir avec Khalifa, c'est aussi évoquer son engagement et sa soif de partage, en Normandie, à Kingston et même en Palestine.
Reggaefrance / "(G)Riot.13" devait sortir l'année dernière, sous le titre "(G)Riot. 12". Pourquoi ce titre ? Khalifa / J'ai toujours du mal à donner des titres aux chansons ou aux albums. Ce titre est venu naturellement. Cet album a été écrit sur trois ans, j'écrivais ce que je vivais. Les chansons passent au prisme de mes émotions, et c'était une belle période pour moi d'un point de vue personnel, à travers mon entourage, ma famille et mes amis. J'étais dans quelque chose de positif. Spirituellement, dans ma relation au monde, je vivais quelque chose d'apaisé. Il y a eu une opposition centre ce que je vivais et ce que je voyais, médiatiquement, le monde qui m'entourait : la scène politique, les événements internationaux, la géopolitique… Le titre complète l'ambiance globale. Il englobe les mouvements dans les pays arabes, les Indignés en Grèce ou en Espagne…
Comment s'est passé l'enregistrement de l'album ? Robbie m'a invité à venir enregistrer après un concert au Maroc, au festival Mawazine. Une expérience inoubliable : j'ai passé une semaine de résidence avec Sly & Robbie, ce qui nous a rapprochés. Pour ce nouvel album, on a travaillé à Kingston. En fait, je ne connais rien de Kingston ou de la Jamaïque, j'ai passé tout mon temps au studio ou à dormir. Dès le départ, Robbie est le réalisateur de l'album. En matière d'arrangements, il voulait un album épuré. Il a fallu que j'insiste pour avoir des cuivres, que j'ai réussi à imposer sur un titre (Où sont les bandits avec Sugar Minott, réalisé par Isaac Azoulay à Caen, ndlr).
Et d'ailleurs, selon lui, l'album n'est pas assez épuré ! Pour moi c'était une grande école. Souvent, on veut se cacher derrière beaucoup d'arrangements ou d'instruments… Sly & Robbie ont un CV long comme le bras, mais leur modestie est tout aussi grande. Une anecdote intéressante : je veux faire écouter à Robbie une démo sur mon ordinateur. Il refuse et veut m'entendre chanter, la mélodie uniquement. C'était la première fois qu'on me demandait ça ! Sauf que mes mélodies n'étaient pas finies, et sur une qui était un peu bancale, je commence à bluffer. Il tend l'oreille, triture sa basse, puis me dit : "Une chanson, c'est une mélodie, elle doit tenir debout toute seule. Reviens quand tes mélodies sont prêtes." Tout ça avec de la bienveillance et de la gentillesse.
Travailler avec eux t'as mis une pression particulière ? J'ai une culture de groupe, avec Positive Radical Sound, depuis 17 ans. C'est fait de consensus, de fausse démocratie (rires), avec beaucoup de débats, de discussions… Là, tu arrives avec des gens que tu ne connais pas, des individus, avec qui tu dois travailler. La pression, c'est d'être prêt, car eux ne se planteront pas. Mais grâce à leur gentillesse et leur humilité, il ne restait rapidement plus que le désir de faire du bon travail.
 Je n'imagine pas deux secondes travailler la musique sans transmettre ce que j'ai appris 
Un mot sur le titre avec Sugar Minott, Où sont les bandits… En arrivant à Kingston, on est allés au studio Anchor. J'y arrive pour la première fois, et je découvre cet univers. Je suis dans la cour, où je croise Anthony B, Gregory Isaacs et Sugar Minott… Entre deux sessions, on mange une mangue, on discute… Il écoute ce que je fais, me demande de quoi parle cette chanson Quand je lui réponds de politique et de problèmes sociaux, ça lui parle. Moi je suis timide, j'ai de la retenue, alors que dans ces cas-là il faut foncer… je lui demande, et il accepte. En trois prises, tout était fait.
Ta carrière solo met-elle Positive Radical Sound entre parenthèses ? On a sorti un album en 2009. Là, on est un petit peu une "cellule dormante". Dès qu'il y a un concert, on nous sollicite, et on se retrouve, mais il n'y a pas de reformation. Chacun est pris par des projets, et on revient à la demande. Donc le groupe existe toujours, avec une section cuivres, et on va bientôt repartir dans une démarche d'enregistrement.
L'envie de passer en solo, c'est dû à la fausse démocratie dont tu parlais tout à l'heure ? Je ne m'étais jamais confronté à ce que je pouvais faire seul, en composition et en écriture. C'était une grande question, une prise de risques, et aussi parfois des moments de déprime… Pour moi, écrire et faire de la musique, c'est aller sur des sentiers que tu ne connais pas, les voyages et les rencontres te nourrissent. Quand je me produit en live, c'est Positive Radical Sound qui m'accompagne, c'est un backing band hors-pair.
En 2006, tu as fait beaucoup parler avec le titre Ségolène et Nicolas. Un matin de septembre 2006, je lisais les journaux dans un café. Les élections n'ont lieu qu'au mois de mai, mais déjà, on ne parle que d'eux. On est déjà dans une finale – encore une fausse démocratie, médiatique celle-là. Donc je pousse un coup de gueule : il y a d'autres idées, d'autres programmes qu'on n'entend jamais… Avec un pote on prend une petite caméra. On espérait apparaître dans le journal France 3 du coin, dans Ouest France, bien rigoler et faire parler de nous… Mais l'AFP l'a repris, et c'est là où le malheur est arrivé (rires).
Tu dis "malheur", comment considères-tu cet épisode ? Ce titre m'a apporté une tribune. Ça m'a permis de me présenter mon travail artistique dans les grands médias. Bien sûr, ce phénomène est un feu de paille, et il faut l'assumer totalement. Ça a duré un mois, on fait plein de télés et de radios, c'était la tournée des grands ducs… Je n'avais même pas d'album à défendre à ce moment-là, c'est dire à quel point on ne s'était pas organisé !
Il y a aussi ce projet atypique de reggae symphonique. Comment est-il né ? C'est né d'une rencontre fortuite dans un café avec Norbert Genvrin, le chef d'orchestre d'Hérouville Saint-Clair. Je lui glisse mon album, et plus tard, j'apprends que le résultat lui plaît. C'est lui qui me propose de faire ce reggae symphonique. On obtient le budget, on adapte presque tout l'album, on réarrange, et on se voit deux fois en tout avec l'orchestre au complet… C'était une expérience inoubliable, mais il n'y avait personne pour porter le projet et le développer. On est arrivé avec ce projet dans une période où tout le monde cherche des formules à trois personnes. On était vingt musiciens, issus de l'école classique, ça coûte cher… On a fait une unique représentation, et j'étais abasourdi même si c'était la petite formule d'un orchestre symphonique. Mais l'avantage, c'est qu'on peut le refaire : tout est écrit.
Tu participes à des ateliers d'écriture en prison en Normandie, et tu t'es retrouvé avec Nambo Robinson, qui fait la même chose à Kingston… Je n'imagine pas deux secondes travailler la musique sans transmettre ce que j'ai appris. J'ai souhaité organiser des ateliers. J'ai été sollicité pour intervenir en milieu carcéral. Je n'imagine pas m'inscrire dans une démarche artistique sans partager. Ce sont des moments qui n'ont pas pour but de promouvoir quoi que ce soit. On est dans l'échange. Ca me maintient dans une réalité.
J'ai rencontré Nambo Robinson par l'intermédiaire de Sly & Robbie. Il m'a invité à participer à un atelier musical dont il est l'initiateur, le Idren Workshop. Il aide des élèves et des étudiants à Kingston qui ont des difficultés. Le but est de les rassembler autour de la musique, générer des fonds et les aider dans leurs études. Je suis retourné en Jamaïque pour organiser cet atelier, avec Positive Radical Sound (basse, batterie, clavier). Mon souhait le plus cher, c'est de le faire venir bientôt pour qu'on se produise ensemble (l'interview a été réalisée avant que deux concerts en France ne soient organisés avec Nambo Robinson, les 19 et 24 avril à Caen et Paris, ndlr).
En décembre 2012, tu t'es aussi rendu en Palestine pour y faire un atelier. Encore une fois, c'est une démarche personnelle. J'ai pris des contacts avec une association Akura à Jénine. Je voulais partir seul, en électron libre, juste avec mon projet artistique mais il y a eu l'attaque des flottilles qui se rendaient à Gaza (en mai 2010, ndlr). Finalement le projet a été annulé, j'étais très déçu. Deux ans plus tard, l'occasion se représente, dans le cadre d'un documentaire avec le réalisateur Jean-Jacques Lion. On me propose d'organiser un atelier d'écriture avec des enfants à Naplouse. On s'est retrouvé dans le camp d'Askar pendant 10 jours avec des enfants de 9 à 15 ans. Ça s'est rapidement transformé en atelier vidéo, parce qu'ils voulaient manier mon appareil photo et la caméra de Jean-Jacques. Tous les gamins étaient surexcités. J'avais avec moi un riddim de Sly & Robbie, tiré de mon prochain album. Je change le refrain et ça donne "Salaam (la paix)". On enregistre ensemble des refrains, et on les aide à tourner les images. En 48 heures, on avait un film. Et puis on organise un goûter, et on projette… Là, ça donne envie de pleurer. C'est un objet unique.
Aller faire ce travail en Palestine a-t-il aussi un sens politique pour toi ? Si demain j'ai les contacts pour aller en Amazonie et faire un truc avec les Indiens, je pars direct. Pareil pour la Tchétchénie… Il y a aussi un fantasme de la Palestine, vue de loin, par mes origines. Le désir personnel d'y aller était pour voir de mes propres yeux. Pour répondre à ta question, il y a évidemment un engagement politique, qui est de soulager modestement des gens qui souffrent. Il ne fait pas passer beaucoup de temps en Palestine pour constater qu'il y a deux poids deux mesures. Il y a des Israéliens qui travaillent main dans la main avec des associations palestiniennes, qui sont pour la paix, et pas la paix du plus fort. J'ai voulu faire quelque chose, tout simplement, loin de tout discours religieux.
Ton voyage est tombé alors que la Palestine obtenait un siège à l'ONU. On a assisté à l'annonce du siège de la Palestine à l'ONU, le jeudi 29, à Naplouse. C'était un moment incroyable, une espèce de connexion entre notre travail et cet événement international… J'avais l'impression d'assister à l'acte de naissance de la Palestine. Là, ça dépasse ta démarche d'artiste et tu es pris dans une vague, dans l'Histoire. C'est important pour moi de faire ça.
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