INTERVIEW : BORIS LUTANIE
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le jeudi 07 mars 2013 - 13 934 vues
Spécialiste de Rasta en France, Boris Lutanie a écrit de nombreux articles sur le sujet dans plusieurs magazines : Watch Dis, Radikal, Ragga et Reggae Vibes Magazine. Ecrit à quatre mains avec l'anthropologue Jakes Homiak, son dernier ouvrage, "Rastafari, de la révélation à la révolution", regroupe justement des articles publiés dans Reggae Vibes entre 2010 et 2012.
La Holy Piby, la "Bible de l'Homme noir", Leonard Howell, Joseph Nathaniel Hibbert, et Pa Ashanti, la visite de Sélassié en 1966, le rôle de Bob Marley… On s'immerge ainsi dans la riche histoire du mouvement. Entretien.
Reggaefrance / Rasta, c'est avant tout une vision noire de la religion ? Boris Lutanie / Au début vingtième du siècle, l'idée d'un Christ noir, ou d'une divinité noire, en tout cas d'une vision noire de la spiritualité, se dessine dans ce qu’on désigne globalement sous le nom d'"éthiopianisme", ou d'"éthiopisme ». Cela va prendre pour quelques individus la dimension d’une véritable révélation lors du couronnement d'Hailé Sélassié le 2 novembre 1930. Un certain nombre de personnages vont corréler cet événement à des passages bibliques, à des prophéties attribuées à Marcus Garvey, et comme on l'aborde dans le premier chapitre, à un personnage qui s'appelle Robert Athlyi Rogers et qui va publier en 1924 une petite bible noire « The Holy Piby ». On l'appelle la « Bible éthiopienne », ou la « Bible africaine », car un certain nombre de personnes vont y voir la prophétie, ou les prophéties qui annoncent l'avènement d'Hailé Sélassié quelques années plus tard.
En fait, le mouvement Rasta est complètement décentralisé et se compose d'une multitude de petites chapelles. Exactement, et cela avant même la naissance du mouvement Rasta. Certaines sont plus ou moins en rupture de ban avec des mouvements religieux plus officiels. Aux USA, un certain nombre de mouvements politico-religieux noirs apparaissent dans les années 20, associées de près ou de loin au garveyisme. Il y a par exemple les Juifs noirs à Harlem, ou la NOI et bien d’autres congrégations qui sont un petit peu dissidentes par rapport au protestantisme et aux autres confessions reconnues. Cette contestation afro-américaine via le médium religieux est également présente au sein des Caraïbes, bien sûr, et en Afrique dans les églises dites zionistes et éthiopiennes… Un certain nombre d’extraits bibliques sont réinterprétés dans ce contexte de mise en cause de l’ordre dominant, du colonialisme. Ils vont catalyser le mouvement de mécontentement anticolonial perceptible dans ces années-là. Il y a effectivement un souffle religieux, qui est diffus avec une attente messianique, l’attente d'un rédempteur qui viendrait libérer le peuple noir en Afrique et dans le Nouveau Monde. L'Ethiopie, dans ces années-là, est le seul pays africain qui n'a pas été colonisé. Lorsque le pays va être agressé en 1935 par l'Italie fasciste, une solidarité pro-éthiopienne se manifeste très fortement dans les Caraïbes et en Amérique. En 1932, le Négus est sacré « Roi des rois, Seigneur des seigneurs, Lion conquérant de la tribu de Judah » et ses titres apparaissent à plusieurs reprises dans la Bible : des individus tels que Leonard Percival Howell, Joseph Nathaniel Hibbert, Henry Archibald Dunkley ou Robert Hinds y voient l'accomplissement des Saintes écritures, des prophéties prononcées par Marcus Garvey, James Morris Webb ou Robert Athlyi Rogers, qui lui aussi était un membre de l'UNIA.
Priest Dermot Fagan, leader de la communauté « Emperor Haile Selassie I School of Vision, Bible Study, Prophecies, and Sabbath Worship », Blue Mountains (Février 2012 / © Boris Lutanie)
Outre Robert Athlyi Rogers, le livre met en avant trois personnages : Leonard Howell, Joseph Nathaniel Hibbert, et Pa Ashanti. On connaît Leonard Howell à travers les travaux de Robert Hill, d’Hélène Lee ("Le Premier Rasta", disponible en livre et en DVD, ndlr). On connaît moins des personnages qui sont apparus exactement à la même époque qu'Howell, et qui pour certains ont cheminé un moment à ses côtés. L'un d'entre eux est Joseph Hibbert qui lui aussi est un grand voyageur, et qui revient en Jamaïque en 1931, un an avant Howell. Lui aussi va prêcher cette nouvelle spiritualité. Un autre, dont on parlera dans le prochain livre avec Robert Hill qui a eu l’occasion de s’entretenir avec lui, est Henry Archibald Dunkley, un marin. Ce sont des personnalités fortes qui sont parties de Jamaïque pour parcourir le monde et qui y reviennent à peu près au même moment, après le couronnement du Négus pour diffuser cette nouvelle doctrine subversive.
Dès le début du mouvement, il y a cette remise en cause de la tutelle coloniale et des autorités jamaïcaines Cette doctrine varie selon ces personnages : chacun défend sa vision. Tous ces personnages n’ont pas exactement la même conception, la même vision de Rastafari. Ils vont y inclure chacun leur propre sensibilité. Il y a toujours eu beaucoup de diversité au sein du mouvement. C'est plutôt une bonne chose. On a souvent reproché au mouvement son côté désorganisé, mais c'est aussi ce qui constitue sa richesse, sa complexité et sa liberté. Il n'a jamais été centralisé dans une seule organisation. La plupart des Rastas n'appartiennent pas une organisation d'ailleurs. Il y a une variété de confréries, de groupes et d'organisations, c'est une mosaïque d’influences et non une église hiérarchisée. Il y a une aspiration forte à l'unité tout en préservant la diversité de ses expressions. Depuis le début, la Bible est utilisée par les Rastas. Certains acceptent la Bible de A à Z, comme les Twelves Tribes of Israel, ou l'école de la Vision, qui considèrent que tous les passages de la Bible sont valables. D'autres sont plus sélectifs, et opèrent une lecture entre les lignes. En fait, la Bible a accompagné l'esclavage, au travers de la conversion forcée des esclaves. Il y a un phénomène d'attirance et de répulsion pour ce texte. C’est un rapport assez ambivalent : le texte biblique a été à la fois un instrument d'assujettissement par les esclavagistes, et aussi une arme utilisée par les Rastas contre le système colonial et l'oppresseur en se réappropriant ce texte. Il y a un double aspect, positif et négatif, de ce texte. Certains y adhèrent pleinement, d'autres de façon partielle. D'autres encore la rejettent.
Pa Ashanti, le troisième personnage, va importer les tambours Burrus dans les cérémonies Rastas. Les tambourinaires Burrus et la communauté Rasta sont naturellement attirées l’une par l’autre, chacune vit en marge de l’ordre social et il va y avoir un phénomène de fusion mutuelle. Les Rastas vont s'approprier les kete drums, ce qu'on va appeler les percussions Nyahbinghi (le trio de tambours funde, repeater et bass drum). On connait tous l'apport de Count Ossie et de son groupe The Mystic Revelation of Rastafari. Pa Ashanti est un personnage un peu plus en retrait de l'histoire officielle, mais qui est tout aussi important. Il fait partie de cette nouvelle génération de dreadlocks, à la fin des années 40, début 50, qui rompt avec la précédente, celle de Howell, Hibbert et Dunkley. Cette nouvelle génération de Rastas radicaux va instaurer de nouveaux codes culturels. Ils vont s'approprier ces tambours Nyabinghi, créer leur propre rythmique avec les chants, les psalmodies et les louanges qui les accompagnent. Pa Ashanti représente cette part immergée de l'histoire, que Jakes a redécouvert pour une très large part. On a essayé de lui rendre hommage car il n'apparaît presque nulle part. Pour la petite histoire, il avait enregistré une grounation avec Lee Perry mais il semblerait que les bandes aient brûlé dans l'incendie du Black Ark. Il me semble que cela s'appelait "Pa Ashanti slaughter the dragon" (Pa Ashanti terrasse le dragon, ndlr). Il apparait aussi dans le documentaire "Rastafari Voices", qu'on peut visionner sur Internet.
Dès la naissance, le mouvement Rasta remet en cause le système colonial et il est donc pourchassé par la police. Même avant l'émergence du mouvement Rasta au début des années 30, il y a un certain nombre de groupes un peu dans le sillage de Robert Athlyi Rogers comme The Hamatic Church ou le mouvement de Bedward qui vont être persécutés. On accusera les Rastas de blasphème, d'inciter à la haine entre les communautés, et de remettre en cause la légitimité de la couronne britannique, puisqu'ils considèrent qu'Hailé Sélassié est leur roi, et non plus le roi Georges. Dès les premiers rassemblements Rasta, il y a cette remise en cause de la tutelle coloniale et des autorités jamaïcaines. Le mouvement apparait comme séditieux et sera très durement réprimé par les autorités avant et après l’indépendance.
Wika Ipple frappe de sa mailloche le bass drum dans l’enceinte du tabernacle Nyahbinghi de Scotts Pass. (Mars 2012 / © Boris Lutanie)
La ganja joue-t-elle un rôle dans cette persécution ? C'est notamment ce qui cause les raids sur le Pinnacle de Howell. C'est utilisé comme un prétexte pour mettre fin au Pinnacle. La commune du Pinnacle dirigée par Howell apparaît au regard du pouvoir en place comme une contre-société. La ganja n'est pas vraiment un problème au début des années 30. C’est une pratique populaire qui n’est pas exclusive aux Rastas. La sacralisation de la ganja, comme le port des dreadlocks, apparaît avec la génération de Pa Ashanti, à la fin des années 40, début des années 50. C'est une codification culturelle qu'ils vont créer, ce qu'ils appellent la Livity, tout un mode de vie avec des codes, rites et des symboles. La ganja n'est pas vénérée dès le début du mouvement, mais est très largement utilisée au sein de la population de façon non rituelle. La ganja était en Jamaïque depuis longtemps, après l'émancipation, quand les travailleurs indiens et africains sont embauchés sous contrat après l'abolition de l'esclavage. Les ethnobotanistes pensent que ce sont très certainement les Indiens qui auraient apporté ces graines avec eux.
Un moment déterminant est la visite de Sélassié en Jamaïque en 1966. Le gouvernement espérait que Sélassié nie sa dimension divine. Non seulement il ne la nie pas, mais il montre du respect et de la considération pour les Rastas… Le gouvernement jamaïcain pensait pouvoir discréditer publiquement les Rastas en espérant qu'Hailé Sélassié allait faire une déclaration niant toute dimension divine. C’était un pari risqué ! Ça a été un moment charnière dans le mouvement puisqu’effectivement, non seulement il n'a pas rejeté les Rastas, mais il les a reçus. Il y a eu plusieurs audiences privées pendant son séjour, dont l'une où il a remis des médailles à certains représentants du mouvement le 22 avril 1966. Cela a contrecarré les plans du gouvernement jamaïcain, et ça a accéléré le développement du mouvement qui a pris beaucoup d'importance après sa visite. Des jeunes comme Bob Marley d'ailleurs, qui n'était pas là, mais commencera dès son retour l'année suivante à se faire pousser les locks. C'est vraiment un moment crucial pour le mouvement. Chacun a son anecdote personnelle sur cette journée particulière. Il est difficile de faire la part entre ce qui relève de la mythologie ou de la véracité factuelle, mais ce n'est pas vraiment ce qui est important. Beaucoup de gens se sont personnellement senties investies par une connexion personnelle avec le Négus, et se réclament parfois d'une communion directe avec lui. C'est un moment encore très présent dans les mémoires et dans les discussions.
Bob Marley a joué un rôle primordial dans la diffusion du message Rasta. Dès le début, Bob Marley va rencontrer Mortimer Planno, un patriarche Nyahbinghi très respecté. Ensuite, il va rejoindre une nouvelle congrégation, les Douze Tribus d'Israël, qui apparaît en 1968. Avant sa mort, il va se convertir au christianisme éthiopien et on a beaucoup glosé ici et là sur cette histoire. Il a traversé ainsi toutes les mouvances Rastas. On ne peut pas voir ça de façon chronologique et exclusive, ce serait trop simpliste. Ce n'est pas parce qu'il était dans les Douze Tribus qu'il a renié les Nyahbinghi et ce n’est pas non plus parce qu’il a été baptisé par l’église orthodoxe éthiopienne qu’il a renié son attachement à Rastafari. C'est plus complexe que cela. Il y a un principe de libre association et de libre circulation au sein des groupes et communautés Rastas. Quand il a séjourné à Londres, Bob Marley participait à des réunions de l'Ethiopian World Federation. Il connaissait aussi les Bobo Ashanti de Bull Bay… Il a toujours eu la volonté d'unifier le mouvement, et le regret qu'il soit trop fragmenté, et ne parvienne pas à parler d'une seule voix. C'est un personnage extrêmement important pour la diffusion internationale du mouvement. S'il a pris aujourd'hui une dimension planétaire, c'est bien à Bob Marley qu'on le doit.
Ce porteur de bannière Boboshanti brandit fièrement le drapeau marqué du «R» qui indique la droiture des fidèles, la « Righteousness », Bobo Hill, Bull Bay (Mars 2012 / © Boris Lutanie)
Si les années 70 ont vu l'essor des Twelves Tribes of Israel, les années 90 vont mettre en avant un autre groupe, les Bobos Ashantis. C'est une vision beaucoup plus stricte… Il y a eu toute la période des années 80, pendant laquelle les Rastas perdent un peu de terrain, alors que les gun lyrics et le slackness se développent. Il y a ensuite le renouveau roots avec Garnett Silk, et enfin des nouvelles figures comme Sizzla, Capleton ou Anthony B qui vont populariser les Bobos Ashantis, et leur leader Prince Emmanuel. Ils ont en effet une vision beaucoup plus rigoureuse et ecclésiastique. C’est un ordre de prêtrise. C'est très ambivalent d'ailleurs quand on parle des Bobos car il y a un écart assez flagrant entre le phénomène musical Bobo dans le reggae et les Boboshanti qui vivent dans la communauté Rastafari à Bobo Hill sur les hauteurs de Bull Bay. Au sein de cette communauté très monastique, le reggae n'y a pas droit de cité. Les tambours nyabinghi sont la seule musique qui y est jouée. Capleton et Sizzla ont eu un contact avec la communauté mais ils se sont développés par la suite à la marge, Sizzla avec son Judgment Yard ou Capleton avec sa David House.
Peut-on alors véritablement parler d'artistes Bobos ? C'est un peu problématique effectivement… Le reggae est considéré par les Bobos comme une musique profane dans le meilleur des cas, et dans le pire comme une musique commerciale, voire diabolique par certains. En d’autres termes, une industrie babylonienne qui pratique la marchandisation de la culture Rasta. C'est donc assez ambigu.
Aujourd'hui, le mouvement est-il uni ou reste-t-il fragmenté ? Il y a une diversité de groupes qui coexistent dans le mouvement tels que les Nyahbinghi, les Boboshanti, la Fédération mondiale éthiopienne, les Douze Tribus, l’IEWF, le Millenium Council, les Orthodoxes… Bref, ce sont des organisations, des fraternités, des congrégations qui structurent historiquement le mouvement. Mais la plupart des Rastas dans le monde sont des personnalités indépendantes de toute affiliation. Aujourd'hui, la génération des patriarches Dreadlocks dont faisait partie Pa Ashanti est malheureusement en train de s'éteindre. De fait, il y a un phénomène de renouveau générationnel. Récemment, le mouvement a connu plusieurs polémiques avec Bunny Wailer (contre le film "Marley" puis Snoop Dogg), avec Sizzla (qui aurait été proclamé Président du mouvement Rasta par quelques figures) ou encore la pseudo conversion de Snoop Dogg qui apparaît pour beaucoup comme un événement purement médiatique, dont on ne connaît pas vraiment les tenants et les aboutissants. On ne sait pas trop si tout ça relève du coup de pub ou s'il y a d'autres enjeux sous-jacents. Toutes ces controverses ont tendance à jeter de la confusion ainsi que des tensions au sein du mouvement, qui se cherche un petit peu en ce moment. On arrive peut-être à la fin d'un cycle et au début d’un autre. Time will tell…
"Rastafari - De la Révélation à la révolution"
Par Jakes Homiak et Boris Lutanie
Editions Joffrain-Garain
Paru / 19,95 €
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