INTERVIEW : CHARLES CAMPBELL
Propos recueillis par : Benoît Georges
Photos : DR
le vendredi 01 mars 2013 - 6 997 vues
Emancipation Park, en plein cœur de Kingston. Ce joli parc, d’habitude calme, est le lieu d’une agitation matinale inhabituelle : un grand concert, avec une quinzaine d’artistes, doit avoir lieu le soir même pour clôturer le « Reggae month », une série d’événements organisés tout le mois de février depuis 2008. Charles Campbell, responsable du « Reggae month », est sur place et veille aux derniers préparatifs. Dans quelques heures, il pourra souffler, et commencer à travailler sur la prochaine édition de ce rendez-vous annuel.
Charles Campbell est à la tête de Jaria, l’association jamaïcaine de l’industrie du reggae, pour laquelle le « Reggae month » est une vitrine. Créée en 2009, cette organisation professionnelle est désormais une structure bien huilée qui fédère des acteurs très divers du reggae : à son bord, on retrouve aussi bien Michael « Ibo » Cooper de Third World que Winston « Wee Pow » Powell, le boss de Stone Love et représentant des sound-systems.
Directeur de la culture à la fin des années 70 sous le gouvernement de Michael Manley, Charles Campbell fût aussi l’une des chevilles ouvrières du festival Reggae Sunsplash. Longue, fine, mais unique « dreadlocks », sandales… sa simplicité affichée, qui caractérise souvent les intellectuels de gauche, tranche avec son influence dans le milieu musical. Pragmatique et déterminé, il assume parfaitement son rôle de lobbyiste et entend faire avancer les nombreux dossiers dont s’est saisie Jaria. Dernier en date : la création d’une véritable salle de spectacle en Jamaïque, alors que l’île a surtout investi ces dernières années dans les infrastructures sportives.
Reggaefrance / Quelles sont vos fonctions ? Quel est votre parcours professionnel ? Charles Campbell / Je suis le directeur exécutif de Jaria (JAmaica Reggae Industry Association). Je suis d’abord un promoteur et un producteur d’événements, je connais la logistique et j’ai été directeur des opérations pour le festival Reggae Sunsplash de 1984 à 1994. Je travaille aussi comme journaliste : j’ai une chronique bimensuelle dans le journal Jamaica Observer qui s’appelle « Groundins » où je parle de sujets concernant l’industrie musicale. J’ai toujours été impliqué dans l’industrie musicale puisque j’ai été directeur national de la culture de 1977 à 1981.
Comment s’est construit le projet Jaria ? Ça a commencé en 2009, mais je dois dire qu’il y a eu beaucoup de tentatives avant cela pour amener un certain niveau d’organisation et plus d’unité dans le secteur de la musique et du divertissement. Traditionnellement, les différents acteurs opéraient en effet dans des secteurs variés et disparates et non comme une seule et même structure. Pour une raison ou une autre, aucune de ces tentatives n’a survécu très longtemps. En 2009, à l’occasion de la préparation du deuxième « Reggae month », un large groupe d’acteurs de l’industrie s’est réuni pour aider à la planification de cet événement. Et nous avons pensé que c’était un moment opportun, car l’industrie était désormais mature et il y avait une somme d’expériences individuelles impressionnante. Nous avons donc entrevu une possibilité d’avoir plus d’impact sur le gouvernement ou dans les sphères internationales si nous pouvions parler d’une seule voix puissante. Pour être honnête, j’ai eu cette idée et je l’ai suggérée à plusieurs personnes. Tout le monde était d’accord pour dire que c’était une opportunité parfaite : utiliser le « Reggae month » pour monter cette association.
Nous avons fondé Jaria en 2009 donc et nous l’avons conçu comme une organisation parapluie, pour couvrir tous les secteurs et les individus impliqués dans le reggae. Par exemple, au comité de direction, cinq sièges sont réservés à des organisations sœurs, comme Jacap (Jamaica Association of Composers, Authors and Publishers) ou Jamms (JAMaica Music Society), qui représente les intérêts des producteurs. Ces deux structures sont des agences de collecte de royalties. Au comité, il y a également la Sound System Association of Jamaica et Javaa (Jamaica Association of Vintage Artists and Affiliates) ou encore Manifesto JA, un groupe de jeunes acteurs de l’industrie qui œuvre dans le domaine social et dans des projets communautaires. Les autres individus sont directement élus par le comité et ils représentent également des secteurs et des intérêts précis : un directeur représente les artistes, un autre les producteurs ou les musiciens, etc.
Quelles sont vos missions, vos objectifs ? Jaria a avant tout pour vocation d’être un lobby, un groupe de pression. Le « Reggae month » est notre vitrine, un événement porte-drapeau pour nous. Notre comité de direction se réunit tous les 15 jours et nous avons un comité en plénière tous les mois. Notre organisation est guidée par les thèmes qui sont mis à l’ordre du jour par nos membres tous les mois. Nous assumons pleinement notre rôle de lobby pour l’industrie musicale et nous évitons les incursions dans les domaines où nos membres gagnent leur vie : nous ne produisons pas de disques, nous n’organisons pas d’événements, nous ne nous occupons pas de booking, nous sommes une organisation parapluie. Nous organisons malgré tout quelques événements de temps en temps pour collecter des fonds. Nous avons plusieurs projets de festival en Jamaïque. Alors oui, en tant qu’organisation, il nous arrive de produire des événements mais ce n’est pas notre objectif principal.
L’industrie musicale approuve désormais ce concept de Reggae Month, c’était la première cible que nous avions à convaincre. Sur quels sujets Jaria intervient-elle ? Depuis 2009, nous avons pratiqué du lobbying sur plusieurs sujets, par exemple, la « payola » dans les médias (le fait de payer pour diffuser une chanson, ndlr). Nous avons aussi essayé de garantir que ceux qui utilisent la musique pour un usage public et commercial ont bien payé toutes les royalties aux différentes agences de collecte pour rémunérer tous les créateurs de musique.
Nous intervenons également sur des problèmes législatifs, comme c’est le cas avec le Noise Abatement Act. Nous considérons que cette loi inhibe la capacité de l’industrie musicale à se développer pleinement et nous avons donc conduit une campagne de lobbying plutôt dure auprès du gouvernement pour faire changer certains aspects de la loi. Nous défendons la désignation dans chaque paroisse et chaque ville de zones baptisés « entertainment zones » où la musique peut être jouée sans limite d’heure.
Nous avons mené des actions de lobbying en faveur d’une loi baptisée Entertainment Encouragement Act. Cette loi doit permettre de légiférer sur des mesures incitatives dans la musique, qui vont des droits de douanes pour importer du matériel à la politique fiscale, en passant par les différentes taxes.
Nous nous sommes également battus pour plus d’uniformité et pour déterminer des standards au niveau des autorités locales qui sont chargées de délivrer des licences et des autorisations pour les événements musicaux.
Nous avons enfin fait du lobbying au niveau international, ce qui s’est traduit, par exemple, par la signature d’un « memorandum of understanding » avec le festival Reggae Sun Ska en France.
Nous avons cherché à implanter notre organisation partout dans le monde où le reggae est joué et à établir des relations plus formelles avec les gens impliqués dans la musique. Le but est de fournir une meilleure atmosphère de travail des deux côtés et de proposer, en tant qu’industrie musicale internationale, des mesures d’autorégulation et plus de standardisation, notamment sur les contrats.
Est-ce que Jaria bénéficie d’un soutien gouvernemental, financier ou autre ? Non, nous dépendons entièrement des cotisations de nos membres et des opérations de levée de fonds que nous pouvons organiser. Nous pouvons compter sur un soutien du secteur public par le biais de sponsoring, comme c’est le cas dans le cadre du « Reggae month », mais ce n’est en aucun cas adéquat et suffisant pour organiser cet événement. Nous nous reposons donc également sur le sponsoring du secteur privé. Globalement, nous pouvons dire que notre organisation est indépendante, non-alignée et non-gouvernementale. Nous avons délibérément maintenu cette approche parce que nos artistes ont tendance à être sceptiques, voire cyniques, à propos de l’implication du gouvernement dans nos affaires.
Parlons un peu plus du « Reggae month » et des cérémonies qui visent à récompenser des artistes. Comment sont-ils choisis ? Nous avons mis en place un comité national du « Reggae month ». Tous ceux qui sont impliqués dans la musique sont libres de se joindre à nous et d’y participer. Le comité se réunit toutes les deux semaines. Nous commençons dès la fin du « Reggae month » : on se réunit et on planifie l’année suivante. Au sein du comité, il existe un sous-comité dédié aux récompenses (« awards comitee ») où nous proposons à des experts actifs dans le business musical de siéger, de nominer des artistes pour les différentes récompenses et de voter ensuite pour élire les récipiendaires. Il y a cependant deux exceptions : la chanson de l’année et l’artiste de l’année, qui sont deux catégories que nous avons ajoutées récemment. Pour ces deux récompenses, nous invitons le public à participer aux nominations, puis le comité sélectionne les récipiendaires. Ce processus se termine fin novembre, début décembre. Et pour la cérémonie des prix, nous sélectionnons les chansons qui seront associées aux artistes et nous offrons à ces artistes les services d’arrangeurs appropriés pour leur musique, car nous utilisons un orchestre complet. Pendant la cérémonie, n’est jouée que la musique sélectionnée pour les récipiendaires, avec un orchestre.
Avez-vous quand même des critères de sélection ? Je veux dire, est-ce que tout peut passer du moment que c’est jamaïcain et populaire ou est-ce que vous choisissez de mettre en avant tel ou tel artiste ? Vous savez comme moi que certains artistes sont à la fois très populaires et très controversés… Tout d’abord, nous représentons tous les musiciens et tous les artistes. Mais nous avons aussi établi des standards, comme un code de conduite, et nous pensons que tous les artistes et musiciens doivent y obéir pour que nous puissions promouvoir ou au moins soutenir leur travail. Nous ne sommes pas des censeurs, nous ne sommes pas une police, et nous défendons tous les genres de musique jamaïcaine, dont le dancehall, puisque c’est à cela que vous faites allusion. Nous soutenons le dancehall mais nous n’approuvons ni les mauvais comportements, ni la criminalité, ni les discriminations, qu’elles soient liées au sexe, à la religion ou à d’autres aspects. Nous n’approuvons pas non plus la lubricité, l’obscénité. Notre soutien est donc conditionnel et il faut que la musique soit adaptée à une diffusion radio ou télé. Ca ne nous empêche pas pour autant de faire jouer Capleton, Beenie Man et même Elephant Man.
Vous parliez d’un mémorandum signé avec le festival français Reggae Sun Ska. L’année dernière, la société Music Action qui organise ce festival a officiellement remis une récompense, une première pour une société étrangère. Comme je le disais, nous avons signé ensemble un « memorandum of understanding » fin 2011. Ils sont également membre de Jaria, en tant qu’affiliés européens. Ce mémorandum couvre des domaines variés : l’emploi - le Reggae Sun Ska n’emploie pour le festival que des personnes membres de Jaria - les échanges culturels – nous proposons de faire s’exercer et répéter des musiciens en Jamaïque et nous envoyons en échange des étudiants jamaïcains en musique pour se produire sur leur festival. Nous avons aussi acté que Jaria serait un médiateur s’ils devaient rencontrer des problèmes de contrat avec des artistes qu’ils auraient engagés.
On entend régulièrement parler des problèmes et des délais pour obtenir des visas. Est-ce que ce genre d’initiative rend la procédure plus facile ? Je peux juste dire que la représentation française est très contente qu’il y ait une organisation comme Jaria. Les personnes qui candidatent pour des visas peuvent ainsi produire des recommandations indiquant qu’ils sont des artistes authentiques, crédibles et qu’ils travaillent effectivement. Cela permet de gagner du temps pour les visas et cela garantit aussi aux promoteurs que les personnes qu’ils engagent vont respecter leurs obligations.
Quel bilan dressez-vous du dernier « Reggae Month » ? Nous avons finalement déployé nos ailes et établi notre marque, de façon locale et internationale. Le fait que vous soyez à Kingston aujourd’hui en train de me parler le prouve. La marque « Reggae month » est désormais bien établie, cela nous a pris 5 ans, mais je connais peu de marques internationales qui ont pu se développer en moins de temps. Il est vrai que les années précédentes, à cause de contraintes budgétaires surtout, nous avons dû nous contenter d’événements de plus petite ampleur. En 2012, nous avons eu davantage de soutiens. L’industrie musicale approuve désormais ce concept, c’était la première cible que nous avions à convaincre. Nous devions la convaincre que cela vaut la peine et que ça marche. Et nous avons petit à petit l’accord et le soutien des autorités publiques. Quant au secteur privé, il est en quelques sorte monté à bord en 2012, pas au niveau où nous le souhaiterions et qui serait nécessaire certes, mais le grand succès de l’édition 2012 nous a offert une meilleure visibilité pour rechercher de nouveaux sponsors dans le futur.
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