INTERVIEW : TAKANA ZION
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le mardi 13 novembre 2012 - 18 049 vues
Il aura fallu peu de temps à Takana Zion pour convaincre de son talent. Cinq ans après son premier album, "Zion Prophet", en 2007, le chef de file du reggae guinéen est de retour avec son quatrième album, "Kakilambé".
Enregistré dans son studio Kanamacina et fruit de sa collaboration avec le producteur français Red Eyes, "Kakilambé" est un projet éclectique qui mêle musique africaine traditionnelle, reggae, dancehall et electro. Une exploration musicale, sans pour autant couper de ses racines africaines.
Reggaefrance / Cet album, c'est un peu la rencontre de ton univers et de celui de Red Eyes. Qu'est-ce qui t'a plu dans son travail ? / DJ Red Eyes est un jeune bien discipliné, que j'ai rencontré plusieurs fois à Paris, avant de commencer à travailler avec lui. J'ai écouté son travail, sa démarche. Il travaillait avec plusieurs artistes qui font du reggae, du hip-hop, différents genres… Tout ça avec un grand amour, beaucoup d'engagement et de dévotion… Je lui ai proposé de venir en Guinée, pour travailler avec moi dans mon studio Kanamacina sur l'album "Kakilambé", dont j'avais commencé à poser les bases. Il est venu, et on a composé au moins une dizaine de morceaux ensemble. Il y avait des sons qui n'étaient pas finis, d'autres qui l'étaient à peu près. Après, je me suis rendu en France avec lui et on a terminé le travail, avec d'autres musiciens professionnels.
Après avoir enregistré "Rasta Governement" en Jamaïque, c'était important d'enregistrer ton quatrième album en Guinée ? Oui, parce que je commençais à trop m'éloigner de chez moi. Je partais en France pour six mois, sept mois, et ça faisait un bon moment que je ne m'étais pas bien imprégné des vibrations de chez moi. J'ai profité de l'occasion pour lancer mon studio qui porte le nom de mon grand-père, Kanamacina. Parce que tous les jeunes qui font de la musique en Guinée viennent travailler dans ce studio. Je voulais y faire un album international, avec la complicité des musiciens de Guinée, pour aussi présenter le paysage culturel de mon pays au monde entier. Donc pour faire tout ce travail culturel là, il fallait quand même que je reste au pays.
Que veut dire "Kakilambé" ? Kakilambé, c'est un masque de Guinée, qui grandit de taille. C'est un esprit, aussi, qui vit dans l'eau. C'était important de faire ce travail ici, parce que cet album n'est pas la photo de Takana Zion, c'est la photo de Kakilambé. C'est un masque de Guinée, c'est une façon de faire la promotion de mon pays, qui est un peu en retrait par rapport aux autres pays de l'Afrique de l'Ouest, tels que la Côte d'Ivoire et le Sénégal. La Guinée est très riche. Cet album, "Kakilambé", parle de l'empire Sosso, dont l'instrument de musique principal est le balafon. Le balafon, c'était l'instrument du roi Soumangourou Kanté. C'est cet instrument qu'il a donné à l'ancêtre des griots, Bala Fa Segue Kouyate. Ce balafon, il existe encore en Guinée, c'est le balafon des soussous. L'introduction de l'album, Abada, parle de l'alphabet, l'écriture et le conte soussou. Parce que Dieu a fait en sorte que les soussous détiennent une écriture. On a un alphabet qui date de milliers d'années et j'ai voulu le faire connaître. C'est vraiment un album 100 % roots and culture.
Les riddims de Red Eyes m'ont fait rentrer en transe, j'ai pensé à mes ancêtres et j'ai chanté là-dessus.
Pour autant, il y a plusieurs directions musicales sur cet album. Red Eyes nous disait que c'était l'idée que vous suiviez pendant la réalisation de l'album… Red Eyes est un jeune que je respecte beaucoup. Quand je le vois travailler, j'ai l'impression qu'il a beaucoup "d'africanité" en lui. Ses riddims m'ont fait rentrer en transe, j'ai pensé à mes ancêtres et j'ai chanté là-dessus. En ce qui concerne la diversité musicale, on est obligés, parce qu'on ne peut pas donner un album 100 % instruments traditionnels guinéens, alors que tout un travail a déjà été fait avec "Zion Prophet", "Rappel à l'ordre" et "Rasta Government". Je ne voulais pas décevoir mon public reggae. J'ai fait quelques morceaux reggae dans l'album : Hassali (un featuring avec Aïcha Koné pour ma maman), If You Love Me, Jah Children…
On a aussi fait du bogle et du dancehall parce que les gens connaissent aussi ce visage de moi. Toutes les années on sort des productions "Black Mafia" ici en Guinée, en Afrique de l'Ouest. Ce sont des compilations : "Black Mafia 1", "Black Mafia 2", "Black Mafia 3"… C'est plus dancehall et hip-hop, parce que les jeunes aiment beaucoup bouger en Afrique. Alors quand on vient avec des textes engagés et conscients, des textes rasta, vraiment, et qui ont une certaine force culturelle dans les lyrics, il faut savoir les placer sur toute sorte de riddims. Sinon tu ne peux pas toucher les jeunes. Les jeunes, parfois, ils n'ont pas envie de se concentrer, ils veulent juste se mettre dans les bonnes vibes, être joyeux, contents. Donc on essaye de donner de ces vibes-là sous de multiples formes, sans s'éloigner de notre propre source d'inspiration.
Oui, parce qu'il y a quand même du dancehall plus traditionnel, comme le morceau Mosiah, par exemple. J'appelle ça de la musique "revival" qu'on joue dans les églises, dans les West Indies et dans beaucoup de pays anglophones. C'est la musique qui fait revivre les morts, car en Afrique, on dit que les morts ne sont pas morts. Donc dans cette musique, je m'adresse à Marcus Garvey, comme s'il était vivant. Et à un moment, je tombe par terre. Dans l'interprétation scénique même, à un moment donné, quand la musique s'arrête, je tombe aussi par terre. Comme si j'étais mort. En fait, je rentre dans cette fusion spirituelle avec eux, et je me réveille encore avec une autre énergie. C'est tout un travail culturel. Le son a été joué avec la calebasse, basse, djembé, tu t'imagines ? C'est une autre expérience.
Je voulais également parler du morceau We Stronger, qui justement, est un peu étonnant, parce que c'est un dancehall très enlevé, très club. Et pourtant, ce sont des paroles très sérieuses que tu chantes… C'est ce contraste que je voulais créer, et Dieu merci tu l'as capté, parce que c'est pour ça que j'ai composé cette musique. Le contraste entre un texte engagé, conscient, et une musique qui n'est pas forcément faite pour ça, comme l'électro. J'ai essayé de poser un truc conscient dessus. Ça fait danser, et en même temps, si tu t'assois et que tu écoutes bien le morceau, ce sont quand même des messages positifs pour le monde entier, que nous sommes tous les mêmes, que nous avons tous les mêmes ennemis, et que nous avons les mêmes amis. On a tous les mêmes problèmes partout. En France, il y a des gens qui ont faim, des gens qui ne vivent pas comme ils veulent, qui ne vont pas bien. En Guinée, c'est pareil, et partout dans le monde aussi. Donc il faut être soudé. C'est une façon de donner de la force, tu vois ?
Il y a aussi ce morceau avec Sizzla, Mama Africa. J'imagine que tu devais être très content d'avoir Sizzla sur ton album ? C'est un artiste que j'admire beaucoup. Parce que Sizzla, je l'ai découvert très récemment par rapport à Buju Banton, Shabba Ranks, Bob Marley, Peter Tosh, et beaucoup d'artistes jamaïcains que j'avais kiffé. Je l'ai connu en 2003. Et en 2006, grâce à Dieu, quand j'ai sorti mon album, les journalistes français me comparaient à lui, ils disaient : "C'est le Sizzla africain." Sizzla, c'est l'un des artistes les plus prolifiques en Jamaïque. Et depuis que je suis en Guinée, j'ai donné plus de 250 morceaux gratuitement. En Afrique de l'Ouest, les gens savent chanter mes morceaux par cœur, parce que je donne la musique gratuitement. A part mes projets que je sors en Europe, comme "Zion Prophet", "Rappel à l'ordre", "Rasta Government"... Même "Kakilambé" sort en Guinée gratuitement. Je respecte beaucoup Sizzla Kalonji, c'est un chanteur positif. On s'est vus rapidement en Jamaïque. Je passais près de chez lui et j'ai vu sa voiture blanche. J'étais habillé en Africain, je lui ai adressé la parole et il m'a demandé de rentrer dans sa cour. On a beaucoup parlé de l'Afrique, du reggae des leaders qui nous inspirent. Depuis lors, on est toujours en contact. Par la grâce de Dieu, on veut le faire venir en Guinée au mois de mars. Il faut dire aussi que Capleton était là aussi en mai dernier, grâce à la même structure que Takana Zion a mis en place en Guinée, qui s'appelle "Black Mafia".
Sizzla sur cet album, Capleton sur le précédent. Avec qui voudrais-tu collaborer sur un prochain album ? Je pense à Damian Marley. "Junior Gong", yes !
Entre le Takanon Zion qui faisait partie d'un groupe de rap à ses débuts et celui d'aujourd'hui, qu'est-ce qui a changé ? Oh, beaucoup de choses ont changé, vraiment. On est passé par beaucoup d'épreuves, de tribulations. Mais jusqu'à présent je suis là, j'ai le même amour fou pour la musique, la même énergie. Je me lève à 6 h pour venir au studio Kanamacina, malgré toutes les difficultés : le courant n'est pas trop stable en Guinée, on essaye d'acheter des générateurs pour que l'électricité soit constante ; on fait venir des ingénieurs de France, pour former les jeunes qui sont avec nous. Il y a eu beaucoup de progrès, on a appris beaucoup de choses aussi. On a une autre vision de la musique. Aujourd'hui, on fait la musique, même si ce n'est pas pour faire beaucoup d'argent, c'est pour rendre les gens joyeux, et heureux dans leur vie. Et pour l'instant moi aussi je suis très heureux de tout ce que je suis en train de faire, Dieu merci. J'espère que ça va continuer encore pendant 100 ans quoi (rires) !
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