INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Lenshot.fr & Christian Bordey
le vendredi 06 avril 2012 - 7 954 vues
Clinton Fearon est de retour avec un nouvel album, "Heart & Soul", dans lequel il reprend en acoustique ses chansons depuis le début de sa carrière. Affable, souriant, il partage avec nous ses souvenirs d'époque.
Reggaefrance / 'Heart and Soul'' poursuit une veine acoustique que vous avez entamée depuis plusieurs années. C'est un format dans lequel vous vous sentez bien ? / Je me sens de plus en plus à l'aise. Au début, c'était vraiment expérimental. Je n'avais jamais entendu d'album reggae acoustique, même s'il s'agit plus de reggae-folk jamaïcain. Pendant mes concerts, je faisais souvent un morceau seul avec ma guitare, et je voulais faire un album comme cela depuis longtemps. Finalement, je l'ai fait, et nous avons eu de bons retours.
L'acoustique offre une vraie proximité avec l'artiste. Right ! Et elle m'offre une proximité avec le public. Je ne peux pas m'appuyer sur mes musiciens, je dois m'appuyer sur le public. J'aime cette simplicité. J'avais un peu peur de la réaction du public pour ''Heart & Soul''. J'ai joué de tous les instruments, et je redoutais que les gens réclament une batterie, ce genre de choses, pas seulement moi et ma guitare. Mais je le sentais bien, c'est quelque chose de différent. Jusque-là, tous ceux qui l'ont écouté l'ont aimé, je suis confiant, et content de l'avoir fait.
Ce n'est pas seulement un ''best-of'' des chansons de Clinton Fearon en acoustique. ''Heart and Soul'' remonte aussi l'histoire de la Jamaïque. Tu as parfaitement raison. En l'enregistrant, il a fallu que je me replonge complètement dans certains morceaux, que je les travaille à nouveau, car je n'avais pas chanté certaines chansons depuis des années ! Ce faisant, j'avais des réminiscences de cette époque, où j'avais écrit et où nous avions enregistré la chanson... Les années 70, jusqu'au début des années 80, étaient vraiment un période très difficile pour la Jamaïque. Certaines de ces chansons parlent des politiciens, comment ils nous traitaient, à quel point nous avions besoin de plus d'amour entre les gens... Soit je faisais de la musique, soit je basculais du mauvais côté. C'était une force très grande, et beaucoup de jeunes se sont laissés emporter, beaucoup ont été tués... J'aurais me noyer aussi, mais j'adore la musique et je me suis accroché. Je voulais transformer le négatif en positif, créer quelque chose de constructif sur la situation. Et toujours voir une lumière dans ces ténèbres.
Je crois vraiment que nous, en tant que peuple, pouvons provoquer l'avenir En effet, il y a toujours un espoir dans vos chansons, en dépit de leur triste réalité. Je crois vraiment que nous, en tant que peuple, pouvons provoquer l'avenir. Seul, je ne peux pas le faire, ni toi ni personne. Mais tous ensemble, nous pouvons avoir un grand impact. C'est pourquoi je pense que les politiciens, et cela remonte à très longtemps, ne sont pas au service des gens. C'est un groupe de gens qui vont décider pour tout le monde comment les choses vont se dérouler. Le système est ainsi pensé, depuis très longtemps, qu'il n'y a que quelques gros matous qui le contrôlent. C'est comme si nous étions à leur service, alors que ce devrait être le contraire ! Notre seul moyen de combattre cela, je pense, est l'unité. Et s'ils ne travaillent pas bien, éjectons-les du pouvoir. Ils se disent démocrates, ils ont tous ce mot à la bouche, démocratie par ici, démocratie par-là, mais au bout du compte, ce sont toujours ces quelques personnes qui nous mettent en esclavage.
La plupart d'entre nous pensent que nous ne sommes plus en esclavage, mais nous le sommes encore. Ceux-là mêmes qui ont créé ce système le sont aussi, car il nous enveloppe tous. Pour changer les choses, tout le monde, y compris ces gens-là, doit être impliqué et dire : ''Hey, c'est allé trop loin. Prenons un peu de recul''. Intéressons-nous à l'écologie, aux gens qui dorment dans la rue, et aussi aux puissants. Parfois, le big guy, là-haut, souffre le martyre. Car il est constamment sous surveillance par quelqu'un qui l'est lui aussi, et ainsi de suite... Il n'est pas à l'aise, en dépit de son argent, il est toujours dans une cage... You understand what I mean ? Ca ne dépend pas que d'une seule personne.
A Kingston à cette époque, les gens étaient pris entre les politiciens, la police et les gangs. Etre au milieu de tout ça sans se retrouver impliqué était vraiment très difficile. Il faut garder la tête sur les épaules. Dans certaines rues, tu dois te comporter comme un gangster, si tu veux pouvoir traverser. La rue d'après, tu dois marcher comme si tu ne ferais pas de mal à une mouche... Il faut sentir les moments où tu dois être arrogant, et ceux où tu dois rester humble. En fonction des territoires que tu traverses, il te faut adopter l'attitude adéquate, sans quoi tu t'attires des ennuis. Mais c'était encore plus dur avec les politiciens. Certains jeunes ont vraiment cru aux promesses des politiciens locaux et leur ont fait confiance.
Comme le Dudley Thompson qui vous a inspiré Chatty Chatty Mouth ? Tout à fait, il conduisait les bus du gouvernement, je ne sais pas comment il est entré en politique. Il est devenu Member of Parliament, et s'occupait de Kingston 11 (à ne pas confondre avec l'autre Dudley Thompson, également politicien mais dans les hautes sphères, qui s'est éteint en janvier 2012, ndlr). J'espère que ces gens nettoieront leur cœur, pour que les choses s'améliorent. J'ai toujours espoir. En tant que peuple, nous pouvons faire la différence. Nous le pouvons, et je pense que nous le ferons.
Jah Almighty doit avoir une saveur particulière, c'est la première chanson que vous ayez enregistrée, avant de rejoindre les Gladiators. Oui, c'était mon premier morceau ! Je l'ai enregistrée avec deux amis, qui étaient comme mes frères,
Neville et Vin. C'était avant que je rejoigne les Gladiators. J'ai écrit cette chanson et voilà l'histoire : Vin et Neville n'étaient pas vraiment des grands chanteurs. J'ai essayé de guider Neville pour la chanter, lui montrer l'harmonie, pour que nous puissions former un trio vocal. Nous avions passé une audition à Treasure Isle, mais sans succès. C'est à cette époque que j'ai rencontré Errol Grandison, qui m'a présenté à Albert Griffiths... La suite appartient à l'Histoire... Coxsone Dodd nous a donné de l'équipement, j'ai commencé à jouer de la basse, Albert avait la guitare. Errol Grandison avait déjà quitté la formation, car nous traversions une période difficile, rien n'avançait... Pendant un moment, c'était juste moi et Albert. Nous avons enregistré plusieurs morceaux en duo à Studio One, avant que Gallimore Sutherland nous rejoigne.
Follow the rainbow raconte ces moment difficiles. Les années 70, même quand nous étions chez Virgin, étaient une période difficile car nous ne gagnions pas d'argent, en dépit de notre popularité. Nous jouions dans toute l'Europe, en Afrique, mais pourtant nous ne touchions rien. C'est seulement avec ''Trenchtown Mix Up'', notre premier album, que nous avons touché un peu d'argent. Ca a toujours été un combat. Quand nous sommes venus ici en France pour la première fois, nous avons été payés une misère. On nous a proposé de faire plus de concerts, mais en restant en France, nous avons dépensé tout ce que nous avions gagné, et sommes revenus en Jamaïque sans le moindre sou ! (rires).
Can you imagine raconte donc aussi l'histoire des Gladiators ? Yeah man, c'était dur. J'ai écrit cette chanson d'un point de vue personnel. J'ai considéré notre situation, et écrit mes sentiments. C'était la seule manière de traverser cette période. On m'a proposé des flingues, mais je ne pouvais pas suivre cette route, ce n'est pas mon esprit. Qui sait ce qui se serait passé sans que Jah me donne la force de continuer ? C'est pourquoi quand j'écris, même si c'est sur un sujet difficile, je dois voir une lueur au bout du tunnel. Sinon, c'est le Jugement Dernier !
Il y a aussi les chansons d'amour : celle heureuse, Backyard Meditation, et la triste, Untrue Girl. Untrue Girl parle de ma première petite amie... Elle est tombée enceinte, a avorté, et ne me l'a annoncé qu'un mois après. Je lui ai demandé : ''Pourquoi ? Pourquoi n'en avons-nous même pas discuté ?'' J'étais très partagé. J'ai quand même décidé de rester avec elle, mais elle a commencé à trouver que je faisais trop de bruit avec ma musique, et m'a finalement dit que je ne m'entendrai jamais sur un disque de mon vivant ! Ça a été comme un coup de fouet pour moi : ''Ah ouais ? C'est ce que tu crois ? Ok !'' (rires). Je me suis mis au travail, et je me souviens, peu après, on a fait deux chansons pour Lloyd Daley et son label Matador, je crois que c'était Rock a Man Soul et Freedom Train. Je lui ai envoyé une copie ! (rires) Plus tard, j'ai écrit Untrue Girl. J'avais appris à mieux écrire. Cette idée de chanson était restée dans un coin de ma tête...
I'm not Crying est un peu spéciale, elle raconte votre malaise au sein des Gladiators, avant que vous ne quittiez finalement le groupe... A nos débuts, j'apportais des idées à Albert Griffiths, mais il ne m'en donnait jamais vraiment donné de crédit ou de soutien. Après un moment, j'ai réalisé que ce n'était pas une bonne énergie pour mon âme. Cette comme ça que cette chanson est née. Mais au-delà de tout ça, j'ai beaucoup appris auprès d'Albert, beaucoup de choses. J'ai beaucoup appris du groupe, également de Clinton Rufus. Je me rendais chez lui pour le voir, et apprendre quelques astuces à la guitare... Je me souviens une fois, alors que je disais à Albert que j'allais voir Clinton, il s'est énervé (rires). Il était très possessif, et voulait tout contrôler. Mais il était aussi très créatif, et très talentueux. C'est lui qui joue la basse de la plupart des chansons que je chante au sein des Gladiators...
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