INTERVIEW : HéLèNE LEE
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le vendredi 22 avril 2011 - 9 999 vues
Douze ans après l'avoir écrit, la journaliste et écrivain Hélène Lee ada dans l'adaptation cinématographique du "Premier Rasta", dans les salles le 27 avril 2011. Ou comment réhabiliter Leonarl Percival Howell, surnommé le Gong, fondateur du mouvement rasta.
"Le Premier Rasta" retrace sa trajectoire exceptionnelle du fondateur de la première communauté rasta, au Pinnacle. Son message n'était pas religieux, mais social, identitaire. Révolutionnaire. Arrêté, interné, emprisonné, Howell subit les foudres de la société coloniale britannique. Après la destruction du Pinnacle en 1958, il se cache et mène une vie de reclus jusqu'à sa mort en 1981. Entretemps, l'Histoire a effacé son nom.
Reggaefrance / Le "Premier Rasta", c'est la réhabilitation de la mémoire de Léonard Howell. Hélène Lee / Absolument. Le personnage, de son vivant, a été jeté en prison, envoyé à l'hôpital psychiatrique, on a brulé ses biens… On a détruit systématiquement tout ce qu'il faisait, au point que les rastas eux-mêmes l'ont oublié. Quand je suis allée au Pinnacle la première fois, il a fallu que je paie quelqu'un pour me couper un sentier à la machette pour arriver en haut. C'était il y a bientôt 20 ans. Entretemps, les choses ont changé. Surtout depuis la parution du livre : même en Jamaïque ils se sont rendu compte que c'était quand même un peu une honte que ce soit une petite blanche qui écrive cette histoire. Pas un Jamaïcain ne s'était penché dessus.
Comment trouve-t-on des financements avec un tel sujet ? Il faut d'abord avoir une diffusion, c’est-à-dire voir son projet accepté par une chaîne de télévision. C'est un sujet qui n'intéresse personne dans les milieux qui prétendent tout savoir. On essaie de montrer aux gens qui croient tout savoir sur les rastas qu'en fait ils ne savent rien. Aujourd'hui, on monte en épingle tous les petits mouvements d'esclaves rebelles parce que ça ne présente plus aucun danger qu'on en parle. Par contre, les rastas, ils sont quelques millions dans le monde : on n'a pas trop envie de leur dire que leur mouvement, au départ, est social, rebelle et révolutionnaire et que le fondateur de leur mouvement était en contact avec le Komintern.
Adapter le livre en film pose aussi le problème des images d'illustration… On a mis presque autant d'argent dans l'achat d'images que dans le tournage des témoignages. Ces derniers sont deux fois plus nombreux que les images d'archives, donc ça veut dire que les morts et les hommes d'affaires qui les représentent aujourd'hui (et qui n'ont souvent absolument rien à voir avec la création des images) coûtent deux fois plus cher que les rastas vivants qui ont bien voulu nous donner leur cœur et nous raconter leur vie, avec une telle générosité.
 Il y avait une histoire qui était là, qui attendait d'être racontée. Des gens attendaient depuis 50 ans pour hurler cette histoire.  Le film va justement à la rencontre de ces anciens habitants du Pinnacle. Cela a-t-il été difficile de les retrouver ? Cela faisait vingt ans que je les traquais. J'en connais certains depuis les années 80. Ils étaient très fiers de raconter la "vraie histoire du Pinnacle", comme ils me disaient. Ils sont très contents qu'on ait enfin raconté l'histoire par leur bouche, et non par celle de gens qui n'y connaissent rien.
Howell va piocher son message un peu partout, dans la Bible, chez Marx, chez les Indiens, dans le mouvement noir aux USA… En fait, Howell prônait surtout l'autonomie de son peuple ? Oui, sûrement. Il ne défendait une religion, ça c'est sûr. Ce qu'il a réalisé, c'est l'autonomie, quitte à l'acheter. Il glissait des pots de vin, il jouait de son entregent, faisait intervenir des femmes… Au final, il soudoyait la police pour qu'on laisse les gens tranquilles. Il a essayé de leur fournir presque un petit Etat dans l'Etat, où ils étaient libres. Je regrette qu'on n'ait pas pu mettre dans le film une phrase prononcée par le fils de Leonard Howell : "L'importance du Pinnacle, c'est d'avoir montré que quand on laisse les gens tranquilles sans ingérence extérieure, ils savent se gouverner eux-mêmes en paix". C'est vraiment la grande leçon du Pinnacle.
On ne peut pas tout mettre dans le film mais combien de fois les gens nous ont dit qu'il n'y avait pas de bagarres, de vols, de meurtres. Ils prenaient au pied de la lettre les règles de savoir-vivre dans une communauté, de respect et d'entraide. Je leur ai demandé ce qu'il se passait quand il y avait un problème, si Howell en personne venait arbitrer. Ils m'ont répondu : "Il n'avait pas besoin de venir : il était avec nous, tout le temps".
On raconte aussi qu'il se rendait invisible de la police… D'où vient ce mysticisme autour du personnage ? Même son fils me dit que c'était un personnage incroyable, que tout le monde en avait peur. Il me raconte qu'il a vu de ses yeux quelqu'un s'évanouir lorsque Howell a marché vers lui, l'air menaçant. C'était un balèze, ancien docker, très beau garçon, et les gens étaient très impressionnés par ses discours. Le pouvoir qu'il avait de créer cette Terre promise et de la protéger des assauts de la police impressionnait beaucoup les gens. Il servait de rempart à la communauté. En plus, il entretenait ce mythe. Par exemple, à la veille du grand raid de 1954, il a convoqué tous ses gens, il leur a parlé jusque tard dans la nuit. Il leur a annoncé des visites, il leur a demandé de ne pas résister, et il est parti. Quelques heures après, 200 soldats investissaient le Pinnacle. Il est revenu déguisé en femme, sur son âne, au milieu de tous les policiers. Tous le cherchaient, et il s'est même glissé dans la battue organisée pour le trouver.
Vous parliez des rapports de Howell avec le Komintern. Avait-il dans l'idée d'importer le marxisme en Jamaïque ? En 1941, lors d'une interview qu'il donnée au Gleaner, Howell dit quand même qu'au Pinnacle, ils pratiquent le socialisme. Le journaliste lui a demandé à quel moment ils pratiquent leur culte, et Howell lui a ri au nez en expliquant qu'au Pinnacle, chacun fait ce qu'il veut.
En effet, Howell n'impose aucun dogme, à l'inverse des multiples chapelles qui émergèrent après lui… Le mouvement n'était pas religieux au départ. Colin Grant, qui a écrit un livre sur Marcus Garvey, explique que "le garveyisme a toujours été un mouvement laïque poussé par une lame de fond religieuse". C'est pareil pour Howell, sauf que chez lui c'est le religieux qui a triomphé parce que la population qui venait au Pinnacle était absolument illettrée et sa seule référence était la Bible. La Bible reste un très bon outil de réflexion, ils ont tout trouvé dedans ! En plus, les premiers habitants du Pinnacle étaient des femmes, avec enfants qui ne savaient où aller. Elles étaient toutes dévouées à lui, et prêtes à lui faire incarner le vide laissé par leur abandon du Christ.
Que devient Howell au moment où son message prend tant d'ampleur, avec le succès international de Bob Marley ? Il a été victime des politiciens qui considéraient qu'il savait trop de chose, puisqu'il avait été en affaires avec certains des plus importants politiciens et chefs de communauté. Il était devenu totalement infréquentable, et la droite comme la gauche voulait se débarrasser de lui. Il était très menacé, donc il s'est caché dans une petite baraque en dessous du Pinnacle, dans un coin dur à atteindre. Il est resté planqué là jusqu'à sa mort, refusant de rencontrer les journalistes. Il voyait les gens de sa communauté, les vrais fidèles, installés à Tredegar Park.
Bob Marley a-t-il rencontré Howell ? Ce n'est pas sûr, mais ce n'est pas impossible. A cette époque, à la toute fin du Pinnacle, c'est l'époque où lui venait tout juste d'arriver à Kingston. Peut-être l'a-t-il connu après 1958 quand Howell y était encore présent. Mais ce qui est sûr, c'est qu'on parlait du Gong à Trenchtown, où certains des anciens du Pinnacle étaient installés. Il ne l'a probablement pas rencontré, mais tout le monde parlait de Gong Howell.
Howell n'est pas là quand Selassie visite la Jamaïque en 1966. Non, à partir de 1959, il s'est déjà fait discret. Mortimer Planno a repris la haute main. Il soupçonnait Howell d'être complice du JLP, ce qui est complètement faux. Mortimer Planno est un drôle de bonhomme qui, dans son extraordinaire intelligence, ne nous a pas laissés voir au fond de ses pensées. Je lui ai demandé, mais il n'a pas voulu me dire s'il avait connu Howell. Il est l'une des personnes qui ont fait que le nom d'Howell soit effacé de l'Histoire.
Et ça a marché : en Jamaïque, plus personne ne le connaît… Howell était quand même un autocrate, tout le monde n'était pas très fan de la vie au Pinnacle et certains s'en allaient. Après, il a été totalement diabolisé avec les raids sur la ganja. Tout le monde a coupé les ponts avec Howell. Je pense que l'attitude de Mortimer Planno a été très importante, d'autant que c'est lui qui a fait l'Histoire : c'est lui qui a provoqué le rapport de l'Université des West Indies sur le mouvement rasta en 1961.
Entre l'enquête du livre, et le tournage du film, comment avez-vous vu évoluer la mémoire d'Howell en Jamaïque ? Aujourd'hui, tout le monde ne parle que de Howell. Le gouvernement s'en mêle. Olivia Babsy Grange, la ministre de l'Information et de la Culture, nous a empêchés d'aller filmer aux archives. C'est la foire à l'empoigne, tout le monde veut récupérer le Pinnacle, et sa part du gâteau. Un groupe de rastas a voulu m'interdire de filmer, en se prétendant représentants des rastas, alors que j'étais accompagnée du fils d'Howell ! Brusquement, tout le monde veut s'approprier Howell. Il y a une véritable bagarre légale en ce moment autour du Pinnacle.
Cela fait des années que cette terre est désormais vendue à des investisseurs privés... Cela fait presque 40 ans maintenant ! La femme qui possède le Pinnacle est celle qui exploite la licence Burger King en Jamaïque. Elle possédait l'intégralité du Pinnacle et en a fait des parcelles. Des villas sont construites là-haut, on vend encore des lots... Ils ont même changé le nom de l'endroit : la plupart des gens qui y vivent ne savent pas qu'ils habitent le Pinnacle. J'ai essayé d'avoir le fin mot de cette histoire de propriété. J'ai retrouvé d'abord le cadastre. Le dernier propriétaire des terres est Albert Chang, celui qui a acheté le domaine pour Howell, et qui est mort en 1946. J'ai réussi à me procurer son testament, écrit juste avant sa mort. Il y déclarait qu'il faisait cadeau du Pinnacle aux boy-scouts de Jamaïque, dont il était l'un des mécènes. Mais personne n'a voulu envoyer des gamins sur une plantation de ganja.
Le domaine a été récupéré par le chef de la communauté libanaise, Edward Rasheed Hanna. Après la mort de Chang, il y a eu une histoire très bizarre : comment ce terrain est-il tombé dans les mains de Hanna, qui était un homme d'affaires et l'un des fondateurs du PNP ? En tout cas, il s'est bien gardé d'embêter Howell et ses adeptes. Avec Hannah, ils étaient tranquilles, parce qu'il venait deux fois par an avec son semi-remorque chercher de la ganja ! Perry Henzell raconte ça dans son livre "Power Game", sous les traits d'un des personnages.
Quelle a été la plus grande difficulté posée par le film ? Le problème c'est qu'au départ, on a essayé de nous imposer un film commercial. On nous proposait de faire un docu-fiction, ou bien de solliciter des réalisateurs connus... On a essayé mais ils arrivaient avec leurs idées, et ils se foutaient de l'histoire. Donc j'ai refusé. On me disait que personne ne connaissait Leonard Howell : c'était vraiment l'argument stupide qui m'est revenu dans la figure le plus souvent. Et puis, le projet ne correspondait pas aux clichés. Le problème c'est que les gens en place pensent qu'il n'y a rien à apprendre sur le mouvement rasta, que c'est une mode sans histoire, un truc de drogués en somme. Les gens d'Arte, du CNC, tous ces gens-là croient tout savoir. Il y avait une histoire qui était là, qui attendait d'être racontée. Des gens attendaient depuis 50 ans pour hurler cette histoire. On est juste venus avec nos micros et nos caméras pour capter ce message. Il y avait un barrage, et tout ce qu'on a fait c'est faire un petit trou dans ce barrage. Je suis tranquille, la fissure est là.
Le Premier Rasta, dans les salles le 27 avril 2011.
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