INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le mardi 19 avril 2011 - 11 755 vues
Excusez-moi d'être en retard mais je préparais à manger pour ma fille" s'excuse Alpha Blondy en se glissant dans le fauteuil du salon de l'hôtel. "Aujourd'hui, je suis de baby-sitting", ajoute-t-il dans un sourire. A trois jours de son concert au Zénith, Alpha Blondy est détendu, serre toutes les mains et connaît tous les prénoms du personnel de l'hôtel. D'humeur enjouée, il répond volontiers à nos questions, si ce n'est quand on évoque la Semaine Africaine et Solidaire de Tiken Jah Fakoly. Mais pour le reste, c'est avec un Alpha Blondy affable et prévenant que nous évoquons son dernier album, "Vision".
[NDLR : Cette interview a été réalisée quelques heures avant que Laurent Gbagbo ne soit arrêté. La discussion sur la Côte d'Ivoire ne rend donc pas compte de cette issue.]
Reggaefrance / Il nous a fallu patienter quatre ans avant de découvrir ton nouvel album. Pourquoi ? / Il y a eu des tournées, et puis le temps de gestation. Il faut mûrir l'album. On est en laboratoire, il faut choisir les chansons. J'ai fait trente chansons, et j'en ai gardé treize. C'est un travail qui demande beaucoup de précautions. Le but, c'est de donner quelque chose de propre au public, parce que le public est très exigeant : ce n'est pas tout de le gaver, il faut de la musique de qualité.
Cette fois, c'est le Solar System qui joue sur l'album. "Jah Victory" avait été fait avec Sly & Robbie et des musiciens en Jamaïque. Mais cette fois-ci c'est avec mon groupe le Solar System et quelques invités : les Gladiators, Tyrone Downie, Ismaël Lo qui nous a gratifiés d'un chorus d'harmonica, ou encore Dennis Bovell qui a mixé l'album. Ce sont des potes, j'aime leur vibe. Pour "Vision", j'avais besoin de leur feeling, qu'ils mettent une pincée de leur sel et de leur poivre à eux pour donner la texture.
Cette musique, elle est très internationale. D'ailleurs tu chantes en trois langues. J'ai eu la chance de jouer partout, dans des pays où l'on parle espagnol, français, anglais, allemand ou portugais. On a le souci de pouvoir faire plaisir à tous ceux qui viennent à nos concerts et qui ne parle pas forcément anglais ou français. Avec l'apport d'instruments nouveaux, on essaie de les toucher. Quand tu entends une derbouka, si tu es d'Afrique du Nord, ça touche ta culture. Quand tu es Français et que tu entends Stewball, ça te ramène à ton enfance. On a essayé de sortir de la monotonie tribale du reggae. En tant que mélomane, j'aime quand on sort de la monotonie. J'ai invité sur mes disques des instruments qu'on n'entend pas d'habitude dans le reggae : la kora ou la flûte du Fouta Djallon pour exploiter la couleur "reggae africain". En tant que francophone, j'ai voulu réparer une injustice linguistique avec "Vision". D'habitude, il y a plus de chansons en anglais et en dioula qu'en français. Cette fois-ci, je fais la part belle à la langue française. Je n'ai qu'une seule chanson en anglais, le reste est chanté en dioula et français.
Ce concept d'Ivoirité, c'est une bombe à fragmentation ethnique. Quelle est donc cette vision qui donne son titre à l'album ? C'est ma vision musicale, ma culture musicale : le rock, le reggae, la musique africaine. Ce sont mes influences, c'est moi. C'est aussi ma vision spirituelle du monde, où les politiques ont oublié l'homme. L'homme, qui devrait être au centre des préoccupations et de toutes les politiques, ils l'ont mis de côté et ils ont mis l'argent à la place. Les gouvernements travaillent pour l'argent, la rentabilité, le bénéfice, le profit. Du coup, on a l'impression qu'ils travaillent à l'envers. L'argent a été créé pour l'homme, pas le contraire. Je vais prendre un exemple édifiant : la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, ndlr) avait besoin de 30 petits milliards pour éradiquer la famine de la Terre, pour que plus personne ne meure de faim. Ils ont été incapables de trouver ces 30 milliards pour la faim, mais quand les banques se sont plantées, ils ont trouvé des milliers de milliards pour ça. Je voudrais attirer leur attention : ils sont en train de lâcher la proie pour l'ombre. L'argent, c'est rien. C'est l'homme qu'ils doivent replacer au centre de leurs préoccupations. Sinon on est parti pour des révoltes, des révolutions, comme en Tunisie, en Egypte, en Syrie… C'est cette vision que j'ai.
Tu n'as rien perdu de ta capacité d'indignation. Ce qui est révoltant, c'est que pour les besoins électoraux des politiques, le peuple est devenu un fonds de commerce. Le peuple est devenu comme le sel qu'on met dans toutes les sauces : ça donne un goût. Mais en vérité, le peuple est victime des ambitions politiques des politiciens. Il faudrait qu'ils apprennent à être honnêtes et sincères. Le peuple, quand il vote, est honnête, il ne triche pas.Je vais emprunter à Coluche une de ses phrases : "la dictature, c'est ferme ta gueule ; la démocratie, c'est cause toujours tu m'intéresses". Au point où on en est, j'aimerais bien qu'on me dise "cause toujours tu m'intéresses". Au moins je peux l'ouvrir, pour dire aux politiques : "Ressaisissez-vous !". J'aime la critique constructive. Soyez sensibles au désarroi et à la souffrance de votre peuple. Le peuple vote par amour et par confiance, vous n'avez pas le droit de le trahir.
L'album paraît amer, plusieurs chansons sont assez dures. Ma tête, ou Soit-disant amis, où tu dis plus "je connais mes amis, mieux j'aime mon chien"… Il y a mes amis et mes soi-disant amis… A force de parler aux psychiatres et aux psychologues, je fais ma propre psychothérapie. Je ne garde plus les choses au fond de moi. Et ça fait du bien. Dans Ma tête, je dis : "Parle à mon cul ma tête est malade". Quand tu as été exploité par tous les politiciens de ton pays…
C'est à eux que tu t'adresses dans la chanson ? Oui. Un politicien vient d'être élu. Il te dit qu'il a besoin de toi. Et toi, tu es un républicain : quand ton pays a besoin de toi, tu viens. Mais dès l'instant où on te voit en photo à côté du président, les journalistes de l'opposition commencent à te descendre. Et les journalistes pro-gouvernementaux ne font rien pour te défendre ! Ça a toujours été ça. Tous les partis politiques de Côte d'Ivoire m'ont déjà insulté. Mais tous ont eu besoin de moi, et j'étais là. Cette guerre, je les avais avertis. Mais c'était : "Cause toujours. Ta musique est bien, Alpha Blondy, on est fiers de toi. Autrement t'es trop con, tais-toi" Tu vois ? Vous qui savez tout, messieurs les politiques, votre gestion, c'est ce que vous appelez de la politique ? N'importe quel couillon peut réussir à créer un bain de sang comme vous avez réussi. Donc aujourd'hui, vous voulez que je parle encore ?
Avec le temps, c'était peut-être une erreur de t'engager aux côtés de politiques. Tu le referais ? Je vais t'aider. Imagine que tu deviens une plume internationale, qui est lue par 1 million de personnes. Que tu le veuilles ou pas, ils arrivent, avec leurs gros sabots. Ils t'invitent, le président va te recevoir. Tu auras une décoration, et le bisou. C'est comme ça : dès l'instant où tu deviens connu, les politiques ont besoin de ton public. Ils ont besoin de toi en tant qu'échelle. Il faut en être conscient. Les politiciens, il faut s'en méfier. Quand ils viennent te voir, ce n'est pas pour tes beaux yeux, ils veulent se servir de toi. Il ne faut jamais leur tourner le dos. Moralité : si tu ne fais pas la politique, la politique te fera. Si tu ne joues pas avec eux, ils te brisent.
Il y a une chanson étonnante sur l'album, c'est la reprise de Stewball de Hughes Aufray. J'ai d'abord eu la chance d'apprendre la chanson, quand j'étais en 6e. Toute la classe, comme ici en France, ne pouvait pardonner au vilain vétérinaire de tuer Stewball. Et puis j'ai rencontré Hughes Aufray en 1998, en Côte d'Ivoire, et je lui ai demandé la permission d'en faire une reprise reggae, comme j'avais repris Travailler c'est trop dur. Il a accepté, mais dix ans plus tard, je ne l'avais toujours pas faite. J'étais invité sur une radio, et on me dit que la semaine précédente, c'était Hughes Aufray qui était assis à ma place. Ils me racontent que quand ils lui ont dit que je serai le prochain invité, il a rappelé ma promesse non tenue de reprendre Stewball… J'étais un peu embarrassé ! J'ai voulu relever ce défi et laver la honte. Je suis un enfant du rock n'roll, de Best et de Salut Les Copains. Pour moi, Hughes Aufray c'est une pointure, avec Johnny, Sardou, ce sont des grands. Je suis très content qu'il ait aimé ma version.
Finalement, un thème est absent de l'album, c'est la situation politique en Côte d'Ivoire… Tout simplement, je ne voulais plus en parler. Je voulais juste faire des chansons… Parce que je savais que ça pèterait. Je suis Ivoirien et je nous connais. Je leur ai dit de ne pas venir aux élections avec deux armées face à face. Il fallait donner des papiers aux gens du Nord, je leur ai demandé d'arrêter ce délit de patronymes. Mais ils ne l'ont pas fait. Donc j'ai fait mes chansons, tranquille. Les chansons sur la Côte d'Ivoire, je les ai mises de côté. Je ne veux pas qu'on dise que c'est de l'incitation… Je vais vous dire : je l'ai dit, on ne m'a pas écouté…
Dans le livret, il y a cette mention, "abolissons ensemble le concept d'ivoirité", c'est la seule allusion. Merci de l'avoir remarqué ! C'est le virus. La guerre qui est là, c'est la guerre de l'ivoirité. C'est comme si en France, on considérait que les gens du Nord ne sont pas des Français. Ce concept d'ivoirité, c'est une bombe à fragmentation ethnique. Ça ne pouvait finir que comme ça. On commence par les gens du Nord, puis par les étrangers, les Français par exemple. On est incapable d'intégrer les Français qui sont nés chez nous ! Tu comprends ? Il est blanc peut-être mais il est Ivoirien ! Tout ça, c'est de l'ivoirité. Après cette guerre, je vais demander au gouvernement de légiférer sur son abolition.
On t'a beaucoup vu dans les médias, commenter la situation dans ton pays. Tu ne redoute pas d'être trop exposé sur ce sujet ? Tu as reçu des menaces ? (Sourire) Oh les menaces c'est quand je n'en ai pas que je m'inquiète. Mais si j'ai défendu untel parce ce qu'il disait hier était vrai, et puis qu'à un moment donné, il tient un discours qui ne me convient plus, alors je dis que je ne suis pas d'accord avec lui ! Si tu ne veux pas de mon avis, ne me le demande pas ! Chez nous, le problème c'est qu'on n'a pas de journalistes de formation. Tous nos journaux sont des journaux d'opinion et qui appartiennent aux politiciens. Comment veux-tu que les écrits soient objectifs ? C'est impossible, la ligne éditoriale est celle du parti. Dans mon restaurant, je reçois des journalistes, on discute. Et quand je leur parle d'une connerie qu'ils ont écrite dans leur journal, ils me répondent : "Alpha, le patron me demande d'écrire ça, j'ai écrit". Lui-même qui a écrit le texte, ça ne l'engage pas. C'est tout ça qui a créé cette merde.
Tu te produis au Stade de France en juin pour la Nuit Africaine… Je ne suis pas le seul, hein, toute la tribu est là : l'Afrique du Nord, de l'ouest... J'invite tous les Africains de France qu'ils soient d'Afrique du Nord, d'Afrique sub-saharienne, de la diaspora, des Antilles ou de France, tous les Français sont invités aussi, que tout le monde vienne pour que ce défi qu'on nous a lancé, cet honneur que la France a osé nous faire. Tous les sans-papiers peuvent venir !
L'invitation à Carla Bruni, c'est sérieux ? Elle a répondu ? Oui c'est sérieux. Puisqu'elle est ambassadrice du Fonds mondial de lutte contre le Sida, ça serait bien qu'elle vienne à cette tribune. Elle est artiste avant d'être Mme Sarkozy, et c'est une mère de famille. Ça serait bien qu'elle vienne racheter ce que son mari a dit à Dakar en 2007.
Ton album sort aussi en édition limitée avec un 2e cd d'artistes que tu produits. Oui, ce sont les petits frères que je produits : les Môgô du Temple, ça veut dire les hommes du Temple, les Templiers. C'est un collectif d'artistes reggae qui jouait dans les spectacles de mon restaurant, le Café de Versailles. Tous les week end, on joue du reggae live, et j'ai aimé leur style de chant. J'ai voulu les produire et Wagram a bien voulu me donner un coup de pouce, parce que c'est du bon reggae, ils font du bon travail. J'aimerais que les gens les découvrent. C'est la relève du reggae, il y a tout un foisonnement de talents qui ont besoin de se faire connaître.
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