INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le mercredi 06 octobre 2010 - 16 456 vues
Il rigole quand on l'appelle "vieux-père" mais ne contredit pas. Tiken Jah Fakoly, après 15 ans de carrière et 10 albums, s'est apaisé. Non pas son message, qui n'a pas changé, mais sa musique, qui s'est largement ouverte, oubliant cuivres, piano et chœurs pour mieux souligner le soukou, le balafon ou la kora, avec un skank en retrait. Une nouvelle direction artistique, plus transversale, n'édulcore ni le son, ni le propos, bien au contraire.
Reggaefrance / African Revolution ouvre une nouvelle direction artistique. Comment s'est-elle mise en place ? / Après 15 ans de carrière, il est important pour un artiste de surprendre, sinon on s'installe dans une monotonie. J'avais envie d'ouvrir un peu ma musique, pour avoir un plus grand nombre de soldats. Nous sommes dans un combat, et ce combat ne peut être mené sans un plus grand public. J'ai besoin de beaucoup de personnes pour expliquer la situation dans laquelle les Africains vivent : l'Afrique est le continent le plus riche ; les Africains, la population la plus pauvre. Il y a un paradoxe… J'ai envie que beaucoup de monde sache que malgré les difficultés, nous n'avons pas baissé les bras. Il y a des gens sur ce continent qui ont envie de faire bouger les choses, qu'un combat doit être mené. Je pense que ce grand public pourra nous aider à mener ce combat. C'est pourquoi j'ai ouvert ma musique, mais vous avez constaté que le message reste le même : un message de revendication, d'éducation, d'engagement politique… Mais il était important d'attirer un plus grand nombre de public par une autre sonorité. Je pense qu'ils vont nous accompagner car c'est un combat pour la justice, pour l'égalité. Il y a beaucoup de personnes sur cette planète qui ont envie que les choses soient justes.
Tu penses que le reggae limitait ton message ? Effectivement. Si tu veux, la majorité de l'album est restée reggae, mais c'est un autre reggae, un peu plus riche musicalement. Il y a un public typique rock, reggae, musique mandingue… Moi j'ai besoin d'eux tous pour mener ce combat. C'est ce qui explique l'ouverture de cet album.
Aujourd'hui, on peut dire que le reggae n'est plus qu'une influence dans ta musique ? Je définirais ma musique comme plus ouverte. Ouverte, mais qui garde son identité africaine. Je définirais aussi ce son comme reggae typiquement africain. Les cuivres ne sont plus là parce je l'ai voulu, j'ai voulu surprendre, après 15 ans et 10 albums. Il n'y a pas les cuivres ou le piano, mais il y a le soukou, la kora…
J'ai grandi, je sais qu'il y a une autre manière de mener le combat... Quelque part, il y a plus de poésie dans cette nouvelle forme, on te sent plus posé. Après 15 ans, il y a la maturité, la sagesse, que tu peux sentir dans la manière de dire les choses. A 20 ans, on ne dit et on ne fait pas les choses de la même manière que quand on a le double de cet âge là. J'ai grandi, je sais qu'il y a une autre manière de mener le combat. Qu'on n'est pas obligé de casser la porte du magasin pour se faire entendre. Je pense que c'est une manière qui peut porter ses fruits.
Comme on dirait en Côte d'Ivoire, tu es devenu un vieux père. (Rires) Effectivement. J'ai une envie de faire une révolution intelligente. J'ai envie que les jeunes sachent que personne ne viendra changer les choses à notre place, et que ce n'est pas en tendant la main tout le temps qu'on pourra changer les choses. Tant qu'on va tendre la main, on va recevoir quelque chose, mais les politiques vont nous donner des ordres avec. Ou nous imposer leur manière de faire les choses. J'ai envie que les jeunes se rendent compte que ce n'est pas une bonne chose, que tendre la main leur dispense d'aller travailler. On ne peut pas faire une révolution avec une jeunesse qui a la main tendue. Quand je vais à Abidjan, dès que je sors de l'aéroport, je vois toutes ces mains tendues vers moi. Ce n'est pas possible. Il y a 20 ou 25 ans, on voyait des mendiants, comme on peut en voir en France. Aujourd'hui, nous avons beaucoup de gens qui ont un toit, qui sont en bonne santé, et qui descendent dans la rue pour tendre la main. Ils ne pourront rien apporter comme changement.
C'est la révolution des esprits que tu prônes. La révolution des esprits, l'éveil des consciences. Que la majorité de notre population soit alphabétisée.
On a l'impression qu'à l'inverse de tes précédents albums, "African Revolution" est plus destiné aux Africains qu'aux Européens. En Afrique, on me considère comme un leader d'opinion, un éveilleur de consciences. Je saisis ce moment là pour faire un face à face avec eux. S'ils me font confiance, disons-nous la vérité : c'est vrai l'Occident nous a oppressé, on a été mis en esclavage, colonisé… Mais nos ancêtres se sont battus contre l'esclavage et ils ont gagné. Nos parents se sont battus contre la colonisation, et ils ont gagné. Nous, qu'avons-nous fait ? Et que devons-nous faire pour que nos enfants puissent vivre dans une Afrique meilleure ? C'est ce message que je veux faire passer. Si on se bouge, les choses bougeront. Il faut qu'on se rende compte qu'on a un pouvoir, car c'est nous mettons ces gens au pouvoir. A la veille des élections, ces gens qui pendant six ans se croient au-dessus de nous, viennent dans les ghettos presque faire des courbettes. Ca veut dire que nous avons le pouvoir. Il suffit qu'on l'utilise pour se faire respecter.
Dans je dis non, tu dis : "Ce n'est qu'une chanson, ça changera pas nos vies". Es-tu à un moment où tu réalises l'immensité de la tâche que tu t'es donnée ? De la désillusion ? Il n'y a pas de désillusion ou d'impuissance. Mon arme, c'est la mélodie, la chanson. Je ne me vois pas en homme politique, j'ai mes mélodies pour galvaniser le peuple, l'éduquer et l'informer. Je ne pourrais pas gagner sans eux. Mon rôle est de leur expliquer que tout est possible, qu'une autre Afrique est possible. Il suffit qu'on réclame le pouvoir. Si on ne le fait pas, personne ne viendra le réclamer à notre place. On a la possibilité de le faire aujourd'hui, à travers les moyens de communication qui existent. Je ne suis pas en train de baisser les bras, mais je dis que la seule arme que j'ai c'est la mélodie, la chanson.
Ton label Fakoly Prod avait sorti les albums de Beta Simon et Jah Verity. Qu'en est-il des nouveaux projets ? Il y a des nouveaux projets, mais aujourd'hui, le marché du disque a chuté, en Occident mais aussi en Afrique où le piratage est très développé. Les politiques ne tiennent pas vraiment compte des artistes, et ne luttent pas contre le piratage. Produire aujourd'hui un artiste en Afrique peut être dangereux parce que dès qu'il entre en studio, l'artiste se croit sous la couverture financière. S'il se voit deux ou trois à la télé, il va croire qu'il a vendu beaucoup de disques et le producteur peut se retrouver dans une situation difficile. C'est ce qui a fait qu'aujourd'hui on est en train de choisir des artistes qu'on va vraiment accompagner. On n'enchaîne pas. Je voulais produire un artiste chaque année, mais je n'ai pas envie d'avoir des clashes avec les artistes, car ils ont beaucoup de respect pour moi. Fakoly Production va continuer, on a ralenti le rythme à cause de la situation du marché du disque.
Tu te considères comme un producteur ? Je ne me considère pas vraiment comme un producteur, mais mon rôle est d'aider la nouvelle génération, qui va assurer la relève. Je vois ça plutôt comme un coup de main que je donne. Mais en donnant un coup de main, je n'ai pas envie de recevoir des coups de poing ! On a tous travaillé sur les albums de Beta Simon et Jah Verity et on n'a pas gagné d'argent. Mais on ne regrette pas car on a permis à Jah Verity d'enregistrer son album dans de bonnes conditions, et de faire de grandes scènes. C'est notre satisfaction. C'est la même chose pour Beta Simon, qui avait presque arrêté la musique quand on l'a fait rentrer en studio ; aujourd'hui il fait des concerts un peu partout. A mes débuts, mon souhait était de trouver quelqu'un qui puisse me sortir de là. Quand je les vois, je me vois à mes débuts. Les aider pour moi c'est très important.
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