INTERVIEW :
Propos recueillis par : Simon Touchard
Photos : Benoit Collin & DR
le mercredi 08 septembre 2010 - 8 790 vues
Deux ans après son dernier opus,"Free-patri-ation", Patrice revient avec un nouvel album, un nouveau label et une nouvelle tournée française à l'automne. A seulement trente ans, le chanteur "afropéen" vient de parcourir une décennie musicale de bout en bout et ne semble pas prêt à s'arrêter en si bon chemin. Nous l'avons rencontré dans les locaux de Because, à Paris, au lendemain de la fête de la musique.
Reggaefrance / "One" est ton 5e album. Il sort chez Because Music, un label avec qui tu travailles pour la première fois. Peux-tu nous parler de cette nouvelle collaboration ? / En fait je viens de signer avec eux, il y a environ deux semaines. L’album était déjà prêt. C’est la première fois que j’en fais la promotion ici, chez Because. Mais jusqu’ici les choses se passent très bien, on doit pouvoir faire de grandes choses ensemble.
Hier, pour la fête de la musique j’ai joué dans le cadre du festival Africa Pop initié par le label. C'était un plateau d’artistes africains (ndlr : Alpha Blondy, Lokua Kanza, Tumi & The Volume, Smod, Amadou et Mariam, Victor Démé, etc), au château de Vincennes, un endroit magnifique. Je crois que c’était un excellent point de départ à notre relation.
Comment s’est passé ce concert ? C’était assez court. On a essayé quelques nouvelles chansons. Les musiciens et l’ingénieur ne les connaissent pas encore très bien, je pense que tout ça va se roder et que nous ferons bien mieux dans l’avenir. Mais c’était un bon show.
J’aime l’idée de présenter la culture africaine dans un endroit comme le château de Vincennes. J’aime les contrastes. Si les aristocrates à qui appartenait ce château avaient vu ce qu’il s’est passé hier soir, ils se demanderaient « Mais où va le monde ?! ». C’est ça qui est beau quelque part, détourner l'usage des choses. D’autant plus que les musiciens invités étaient incroyables. Lokua Kanza a joué en acoustique, sans aucune amplification, dans une des salles du château. Une pièce qui, déjà à l'époque, était vouée à accueillir des musiciens. Le son était extraordinaire, c’était vraiment très beau.
On vient de le dire, ce festival avait pour thème l’Afrique et ses artistes. Etant né en Allemagne, te considères-tu comme un artiste africain ? Oui bien sûr, mon père est africain. Je suis à moitié Sierra Léonais, j’ai beaucoup d’influences mais ma musique est africaine. Je ne dis pas que je ne suis pas européen, mais je dis que je suis africain, c’est clair (rires). Ma perception du monde est différente que si j’étais seulement l’un ou l’autre. De la même manière qu’un homme ne perçoit pas les choses de la même façon qu’une femme. Donc si tu es les deux… (rires) tu auras les deux angles de vue ou alors une perspective totalement différente, qui est unique. Dans mon cas, je ne crois pas que ce soit l’assemblage de deux points de vue. C’est vraiment mon propre truc. Ma musique parle de ça.
C’est dans cet esprit que j’ai appelé mon album "One". Il représente toutes mes influences, mon arbre généalogique. On n’a pas idée de toutes les histoires incroyables qui sont arrivées à nos ancêtres et qui, combinées les unes aux autres, ont fait que nous sommes nés dans tel ou tel contexte. C’est ce que signifie ce titre, « One », toutes nos influences, toutes nos cultures, tout ce qui nous a précédé, se concentrent en nous pour ne faire qu’un.
Aujourd’hui beaucoup d’artistes n’auraient même pas de carrière sans autotune... Demain (le 23 juin, ndlr), en Afrique du Sud, l’Allemagne affrontera le Ghana, sans doute l’équipe africaine la plus prometteuse engagée dans ce mondial. Qui vas-tu supporter ? C’est une des pires questions que tu puisses me poser ! (rires) Je suis très partagé. Parce que, bien sûr, je vais supporter le Ghana mais l’Allemagne a vraiment besoin de gagner ce match. En fait, je ne sais plus, ils peuvent encore se qualifier tous les deux ? J’aimerais qu’ils se qualifient tous les deux. J’aime vraiment l’équipe allemande en ce moment. Ils sont jeunes et ils sont forts. Ils ont très bien joué leur premier match. Contre l’Australie, c’est vrai, mais ils ont très bien joué. Lors du deuxième match, l’arbitre était carrément dingue ! Il a complètement cassé l’équipe qui n’a pas pu saisir sa chance. Du coup j’ai vraiment envie qu’ils se qualifient, ils le méritent. Mais je suis profondément pour les deux équipes.
Où as-tu enregistré "One" ? Je l’ai enregistré en majeure partie dans mon propre studio, Supow, à Cologne. J’aime vraiment les équipements vintage, les vieux micros, les vieux instruments, les vieilles machines, etc. J’aime ce son. Je suis un fan des productions Studio One et du son de King Tubby. J’essaye de reproduire ces sonorités tout en les modernisant à ma propre manière. Un peu comme le font les artistes hip hop, en samplant avec des machines type MPC. Mais nous n’utilisons pas de samples, ou plutôt on utilise nos propres samples.
Il y a quand même au moins un sample sur cet album. Tu reprends un titre de Nina Simone, lui-même tiré de la comédie musicale "Hair", Ain’t got no / I got life. On y entend la voix de Nina Simone, samplée justement. Oui c’est vrai, en fait on le fait souvent mais généralement on se sample nous-mêmes. Ce titre est un peu une exception. C’est évident que dans le temps ils avaient des musiciens incroyables, mais on essaye de faire au mieux pour être à la hauteur, de jouer… « like one » !
Tu as une histoire particulière avec cette chanson ? Pourquoi l’as-tu choisi ? Nina Simone est tout simplement ma chanteuse préférée, toutes catégories confondues. Elle avait une voix vraiment unique et une façon d’écrire ses textes qui l’était tout autant. Du même niveau que Bob Dylan, presque de la littérature, avec un message fort. Le message de Ain’t got no / I got life me semble très proche du mien. Regarde, dans mon premier album je disais « everyday’s good because of being alive », c’est la même chose. On se plaint de ci, de ça, mais on oublie souvent que ce qui compte avant tout, c’est d’être en vie. On devrait en être heureux et ne pas se focaliser uniquement sur les choses matérielles. Je me suis dit que ce serait une bonne reprise.
Tu en fais d'ailleurs très peu. Je n’en ai fait qu’une seule auparavant il me semble. Un morceau des Wailers : It hurts to be alone, chanté à l’époque par Junior Braithwaite, pas par Bob Marley. Je ne crois pas que je reprendrais Bob Marley un jour. J’ai trop de respect pour son œuvre et je ne pense pas être capable de l’amener à un autre niveau. Je le fais parfois sur scène, mais sur disque c’est autre chose. Finley Quaye avait fait une bonne reprise de Sun is shining, une version assez rock. Ça peut marcher, mais pas avec moi.
En quoi cet abum diffère des précédents ? Dans celui-là j’ai travaillé pour la première fois avec des orchestres classiques. J’ai encore ressenti ce sentiment d’émerveillement, de découverte, comme un enfant. J’ai voulu utiliser ces orchestres d’une façon plus rythmique que quand ils jouent de la musique classique. Je ne le fais pas parce que je me sens obligé de faire quelque chose de nouveau mais parce que je n’ai pas envie de m’ennuyer. Je regarde mon travail et je me dis « Ah, ça je l’ai déjà fait, ça je l’ai déjà dit ». A quoi bon le refaire ? Ce qui vient après doit avant tout m’intéresser et me surprendre. J’aime surprendre les gens aussi, ne pas leur donner ce qu’ils attendent.
Tu ne fais pas beaucoup de featurings sur tes albums. Il n'y en a qu'un seul sur celui-là. C'est quelque chose que tu n'aimes pas faire? Si, bien sûr. Mais ce que je n'aime pas c'est faire un duo avec un artiste parce que c'est bon pour ma côte, parce qu'il est hype. Je travaille généralement avec des gens dont je suis proche, qui font partie de ma famille musicale, de mes amis. Sur "One", j'ai fait un morceau qui s'appelle "Don't cry" avec Laygwan Sharkie. C'est un titre qui avait déjà bien marché en live et sur le net. C'est la première fois qu'on pourra le trouver sur album.
La solitude, le voyage, l’amour sont des thèmes récurrents dans tes textes. A quel point est-ce autobiographique ? C’est quelque chose entre l’autobiographie et la poésie. La poésie consiste à puiser dans le réel pour l’amener à un autre niveau, à en faire quelque chose de plus théorique. Certains décryptent les choses et en font de la poésie, tandis que d’autres conservent les codes pour en faire quelque chose de plus narratif. Moi, j’aime jouer sur les deux tableaux, qu’il y ait plusieurs niveaux de lecture à mes chansons. Comme s’il y avait un axe horizontal sur lequel se déroulerait l’histoire, et un axe vertical sur lequel on trouverait les différentes interprétations qui peuvent en être faites, la profondeur du texte en quelque sorte. Pour ce qui est des thèmes, du contenu, j’y mets tout ce qui me concerne intimement : l’amour, la spiritualité, des choses comme ça.
Et le voyage en fait bien partie, non ? Tu as d’ailleurs fait récemment un duo avec Féfé du Saian Supa Crew, sur son album "Jeune à la retraite". La chanson s’appelle Ride Home… Oui, en effet. Je crois que c’est une constante dans l’Histoire de l’Humanité. Partir puis revenir, être enfin chez soi, au milieu des siens, est un peu comme une renaissance. Comme dans la parabole du fils prodigue qui est accueilli à bras ouvert par son père. Son retour à la maison est célébré parce que finalement son véritable destin se trouvait là où il était. Mais il a fallu qu’il s’en écarte pour le réaliser. On doit faire nos propres expériences pour se trouver soi-même et souvent se rendre compte que le fait d’être chez soi est une chance incroyable. Ce n’est pas quelque chose de conscient, tu ne te dis pas « Oh, super, qu’est-ce que je suis bien à la maison », mais tu es plus à même d’en percevoir les bienfaits. C’est comme lorsque tu as faim, tu prépares un bon repas et après tu te sens mieux. C’est la recherche de ce sentiment dont je parle, l’envie d’être au maximum en harmonie avec soi-même.
Peux-tu me parler de ta collaboration avec l’artiste français J.R. (ndlr : street artist, proche notamment du collectif Kourtrajmé) ? Comment l’as-tu rencontré ? Je l’ai rencontré dans une émission de télé en France il y a environ six ans. J’ai trouvé le personnage intéressant mais je ne le connaissais pas du tout. On est resté en contact par internet, on échangeait des idées, on faisait du "brainstorming", du « soulstorming » (rires). Un jour il m'a annoncé qu'il préparait quelque chose en Sierra Leone, le pays de mon père. Personne ne s'intéresse à ce petit pays d'habitude! J'ai commencé à vraiment me pencher sur son travail et on a fini par se rencontrer à nouveau.
Il a réalisé la pochette de l'album également. Oui, il a été un des premiers à écouter "One" et je lui demandais souvent son avis sur l'habillage. Il n’était jamais emballé par ce que je lui montrais. J’ai fini par lui proposer de la faire lui-même. Il a accepté. C’est une sorte d’échange qui est venu très naturellement. Je ne me suis jamais vraiment intéressé à l’aspect visuel de mes disques. Mon truc c’est la musique. Je me suis toujours contenté de choisir une photo parmi celles qu'on me proposait et c'est tout. J.R, lui, son truc c’est l’image et rien que l’image. Il est comme moi, sauf que son mode d'expression est différent. C’est la première fois que je vois un de mes albums comme un objet d’art complet qui ne se limite pas à la musique qu’il contient.
Douze ans ont passé depuis ton premier EP « Lions ». On connaît tes influences très variées, du reggae au blues, en passant par le hip hop, la folk, la soul, etc. De quels artistes te sens tu proche aujourd’hui ? C’est une question difficile. (il réfléchit longuement) ma copine ! (ndlr : la chanteuse Ayo) On est assez proche en effet… Non, sinon je ne vois pas.
Penses-tu que tu aurais répondu la même chose il y a douze ans ? Non, je n’en sais rien. Je ne suis pas vraiment conscient de ce que je fais. Si j’ai envie de le faire, je le fais, c’est tout. C’est la première fois que je me demande ce que je faisais tout ce temps, en studio. La vraie réponse, c’est que je n’en sais rien. Parfois il faut savoir l’admettre.
Qui apprécies-tu parmi la jeune génération d’artistes jamaïcains ? J’aime bien Mavado. Jah Cure aussi. Tarrus Riley, bien sûr. J’adore Sizzla, Buju Banton, Anthony B, Capleton. Mais ils ne sont plus vraiment jeunes. Je vieillis ! J’aime beaucoup Queen Ifrica. Mais aujourd’hui beaucoup d’artistes n’auraient même pas de carrière sans autotune. Mavado c’est différent, il a vraiment un bon timbre.
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