INTERVIEW : NIOMINKA BI
Propos recueillis par : Sebastien Jobart
Photos : DR
le mardi 16 décembre 2008 - 10 029 vues
Sept ans, c'est en moyenne le temps qu'il faut à Niominka Bi, aka Souleyman Sarr, pour écrire un nouvel album. Depuis ses débuts en France en 1982, autant dire une éternité, le chanteur sénégalais installé à Bordeaux n'a enregistré que trois albums. Après Boucherie et Mediacom, c'est Makasound qui héberge le quatrième, "Salam Shalom", enregistré entre la France et la Jamaïque, avec le vieil ami Winston McAnuff & Cedric Myton (The Congos). Des rencontres qui ont déjà de quoi alimenter un prochain album. Cette fois, nous promet-il, on n'attendra pas sept ans.
Reggaefrance / Avant d'arriver en France en 1982, tu as eu une trajectoire peu banale : tu étais auparavant Casque Bleu au sein de l'armée sénégalaise. Tu es même allé au Liban. Niominka Bi / Mon père était militaire, ça m'a peut-être influencé un peu. Peu de gens le savent, mais il y a beaucoup de Libanais au Sénégal, depuis très longtemps. Beaucoup de mes amis étaient Libanais. Je voulais aller au Liban parce que je pensais que je pouvais servir à quelque chose, œuvrer pour une paix universelle. Je croyais à ça.
Tu es resté combien de temps là-bas ? Au Liban, neuf mois, mais je suis quand même resté trois ans et demi à l'armée, je pensais y faire carrière. Mais mon voyage au Liban m'a ouvert les yeux. Au départ je pensais que les Casques Bleus servaient à quelque chose, qu'on les envoyait dans des pays qui connaissaient des problèmes, et qu'ils étaient là pour aider le peuple. En fait, on ne faisait rien du tout, tout ce qu'il se passait, c'est qu'on se faisait bombarder. On se faisait tuer, quoi. Les Casques Bleus n'ont pas le droit de répliquer, et puis on avait une mitraillette quand les autres te bombardent avec des canons et des avions. J'ai compris que c'est une espèce de jeu : on met des Casques Bleus pour dire qu'on fait quelque chose mais ça ne sert à rien. Ca m'a vraiment déçu. C'est pour ça que je suis parti de l'armée.
Ton premier album sort en 1992 chez Boucheries Productions, le célèbre label alternatif qui avait plutôt le goût du rock et du punk… François (Hadji-Lazaro, fondateur du label et figure de l'underground parisien, ndlr) était un collectionneur de vin, donc il venait souvent à Bordeaux. On avait des amis communs, chez qui il est tombé sur des morceaux à moi. Quand il l'a entendu, il était intéressé pour le produire. Tout le monde était surpris : Boucherie, le label underground qui fait du rock, punk, qui signe un groupe de reggae, c'était improbable ! Avec eux, on a beaucoup joué, on a fait pas mal de dates. Après le deuxième album, on est parti en Afrique, ça a fait une rupture. Et puis on a mis du temps à sortir un nouvel album, six ans.
 Tout le monde était surpris : Boucherie qui signe un groupe de reggae, c'était improbable ! 
Pourquoi autant de temps ? Je ne suis pas rapide dans mes réalisations. J'aime bien faire les choses correctement et je prends vraiment mon temps. On me le reproche, on me dit que je pourrais faire plus. Mais la musique est une passion, quand je veux sortir un disque, je veux le travailler au maximum. Ca prend du temps. En 2001, on a sorti "Tolérance", et regarde, on est en 2008, il m'a fallu sept ans pour en refaire un autre. Je ne suis pas rapide, quoi.
Tu résides depuis plus de 25 ans en France mais il y a finalement très peu de textes en français. Mon approche de la musique, c'est qu'on la ressent, elle n'a pas de frontières. C'est pas parce qu'on ne comprend pas la langue qu'on ne ressent pas la musique. On est cosmopolites dans le groupe et c'est cet échange qui m'intéresse. Sur le dernier album, il y a plus de titres en Français que d'habitude. Pour les prochains albums on va mettre plus de titres en français, on prend conscience de ça. Shalom Salam, par exemple, a été écrite en Français, ça me paraissait mieux pour parler de Israel-Palestine.
Parlons-en justement, tu soulignes que ce sont les mêmes peuples. C'est la même famille, c'est la descendance d'Abraham. Isaac, Ismael. C'est une guerre fratricide qui n'a pas de sens. Ce n'est pas une question de religion, ce sont les gens. Au départ toutes les religions sont bonnes, toutes parlent d'un Dieu unique qui est miséricordieux, qui parle de tolérance, de pardon, de respect de l'autre. Mais les gens ne suivent pas ces préceptes. Ce qui différencie ces religions, c'est la prière, mais sinon elles sont identiques. Le problème ne vient pas des religions mais des gens. Certains aiment le pouvoir et quand ils l'ont, ils dominent les autres. Depuis que le monde est monde c'est ainsi. J'espère qu'un jour, il y aura une ouverture d'esprit, qu'ils verront qu'ils ont un avenir commun. Quand tu vas là-bas, tu te rends compte que des Palestiniens travaillent en Israel, que le peuple est laïc. J'étais à Jérusalem, j'étais cloué ! Les gens ne sont pas différents de nous, le reste n'est que de la politique.
Akiboulane évoque la diaspora africaine, tu dis qu'un jour tous les enfants d'Afrique, "reviendront avec leur foi, leur cœur et leur esprit" Je dis qu'un jour, les enfants d'Afrique vont revenir avec la connaissance, pour changer les choses. Si l'Afrique doit bouger, ce sont les Africains eux-mêmes qui vont faire changer les choses. Il y a toute une génération qui est en train d'arriver, d'étudiants qui finissent leurs études et qui reviennent en Afrique pour y travailler, ce qui n'était pas le cas auparavant. Il faut que les gouvernements africains prennent conscience qu'ils sont là pour le peuple, pas pour leur intérêt personnel. Pas pour prendre l'argent Afrique et le mettre en Suisse. Tous les jours des gamins se noient en essayant de rejoindre l'Europe.
Tu as l'intention de retourner t'installer là-bas ? J'y vais souvent, je monte plusieurs projets avec des amis, pour construire des écoles, amener une petite aide. Mon rêve serait de vivre six mois en France et six mois au Sénégal, de monter un studio et aider les jeunes. L'art est important aussi. C'est une porte de sortie pour beaucoup de gens. Beaucoup de gens disent que les Africains viennent pour profiter d'un système comme, mais ça n'a rien à voir. L'être humain ne cherche que la paix de son âme et son esprit. Quand ça ne va pas chez toi, tu vas ailleurs. Depuis que le monde est monde c'est comme ça. L'être humain s'est déplacé pour survivre. C'est comme ça que Cro-Magnon s'est déplacé jusqu'ici mais les gens ont oublié. Comment s'est construit l'Amérique ? Et l'Australie ? Aujourd'hui c'est la vague africaine et demain ce sera un autre peuple.
Sur l'album, tu reprends aussi Fisherman des Congos. C'est un clin d'œil à ton nom (les hommes de la mer en wolof, ndlr). On s'est éclaté, tout le monde était content dans le studio. Quand je suis allé en Jamaïque, McAnuff m'a présenté Cedric Myton. Quand Cedric m'a entendu chanter, il m'a dit qu'il fallait que je chante Fisherman, en plus tout le monde m'appelait Fisherman là-bas. En plus c'est le lien entre l'Afrique et la Jamaïque.
Tu suis la scène sénégalaise ? Il y a vraiment un public. Le seul dommage, c'est que la télévision ne promeut pas vraiment le reggae ou le rap qui sont populaires là-bas. Daara J, Didier Awadi, Dread Maxim… J'espère qu'ils arriveront à développer quelque chose, parce qu'il y a du talent là-bas. Mais il n'y a pas le support nécessaire pour que ça perce internationalement. Nous les anciens, c'est ce qu'on doit faire, aider les jeunes.
Comment as-tu réagi au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar ? J'étais un peu triste. Quoiqu'on dise, le Sénégal est lié à la France. Si on parle Français là-bas, c'est grâce aux tirailleurs, il faut s'en rappeler. Combien sont morts en 1914 ? Combien en 1945 ? Les gens ont donné leur sang pour la liberté, parce qu'ils croyaient en la démocratie. De Gaulle avait dit à nos anciens : "Venez vous battre avec moi et vous aurez les mêmes droits que nous". Mais cette promesse est bafouée. Faut pas croire, les gens préféreraient être chez eux. Tu pars quand tu n'as pas le choix.
Tiken Jah Fakoly est désormais indésirable au Sénégal, après ses propos contre le pouvoir. C'est triste. Après, ils nous parlent de démocratie. La démocratie commence par la liberté d'expression. Et puis si tu ne veux pas qu'on te critique, faut pas être dirigeant. Il y aura toujours des gens pour dire qu'ils ne sont pas d'accord, c'est humain. En plus, ce que dit Tiken est vrai. Beaucoup de dirigeants en Afrique, une fois au pouvoir, croient que tout est à eux. Il n'y a qu'en Afrique que tu vois des présidents pendant 30, 40 ans. Où est la démocratie ? Beaucoup de gens ont payé de leur vie leur dénonciation. Mais dénoncer ça, c'est le rôle-même de l'artiste. Fermer les yeux, ce n'est pas possible.
Tu es arrivé en France sous Mitterrand. Comment l'as-tu vue évoluer ? Le problème de la France, c'est qu'elle n'arrive pas vraiment à intégrer ses minorités. On ne choisit pas : on est né quelque part. Les descendants des Arabes qu'on appelle les Beurs, les juifs, les Africains qui sont nés ici sont Français. Sarkozy, ce qu'il oublie, c'est que ses ancêtres viennent de Hongrie. Pourtant, le peuple a eu l'esprit de l'élire à la présidence de la République. Le jour où la France réalisera que sa diversité c'est sa richesse… Comme ils ont su le prouver lors du Mondial en 1998 avec les Zidane et compagnie, et que tout le monde était en fête. J'aime cette France. Un autre exemple : qui aurait cru qu'un noir puisse être président des Etats-Unis ? Si Martin Luther King était vivant, il n'en croirait pas ses yeux. Je crois en la bonté du peuple. Ce sont ceux d'en haut qui nous rappellent nos origines, qui les stigmatisent.
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