INTERVIEW : ALPHA WESS
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le jeudi 16 octobre 2008 - 6 634 vues
Le cul entre deux chaises : c'est l'inconfortable position qu'occupe Alpha Wess. Superstar en Guinée, qu'il a quittée en 2004 sous les menaces après la sortie de son album "Koutou Koutou", il vit depuis en France où il est réfugié politique. Mais le coût de la vie n'est pas le même et Alpha n'a plus le même accès aux studios pour enregistrer.
Pour renverser la tendance, il compte beaucoup sur la réédition de l'objet du délit par Makasound sous le titre "Le Choc des Cultures", écrit, composé et produit par ses soins en 2004. Rencontre avec un artiste qui, comme il le dit lui-même, n'a "pas la bouche dans sa poche".
Reggaefrance / Tu te destinais à une carrière d'écrivain, mais tu as finalement opté pour la musique. Alpha Wess / Je voulais décrire les maux de la Guinée pour faire passer le message aux Guinéens. Je me suis rendu compte que pour une population de 9 millions de personnes, seulement 30 à 35% savent lire et écrire : le message allait être très restreint. J'ai préféré me servir de la musique, en utilisant des dialectes qui sont très parlés chez nous. Il fallait faire passer ce message à la majorité de la population parce que c'est elle qui souffrait de ces maux que je devais dénoncer. En les exprimant dans les dialectes les plus parlés chez nous, les Guinéens s'y sont retrouvés. Ca a marché pour moi, je crois que je ne me suis pas trompé. Je chante aussi en français, qui est la langue administrative, commune à la population instruite et alphabétisée.
Le choix du reggae s'est fait naturellement pour imposer ton message ? Bien sûr. Le reggae depuis toujours a été une locomotive qui transporte à son bord de très bons messages pour la société. C'est une musique qui me plaisait et Bob était mon idole. Pour moi, il est le dernier messager après Mahomet. Sa simplicité de dire les choses…
Ce premier album, tu en écoules plus de 100 000 copies… Si on tient compte du piratage massif, c'est au moins le double. C'est sûr qu'on parle de plus d'un million d'exemplaires. La portée était très importante, pour l'Afrique et pour la Guinée elle-même. C'était comme si tous les Guinéens attendaient ça, que j'étais arrivé au moment-clé. Ca a marché pour moi. Par contre, le pouvoir était braqué contre moi. Ma force, c'est que toute la population était derrière moi. Il y a eu des tentatives d'arrestation, qui n'ont jamais marché, des menaces, que je n'écoutais pas…
Tu dérangeais au point qu'on t'a tiré dessus. On m'a tiré dessus en 2004. Les motifs sont simples : chez nous, à l'accoutumée quand tu sors un album, tu organises un concert-dédicace, dont 60% des entrées reviennent à l'artiste. Les fans viennent et lui donnent de l'argent sur scène. Mais moi on m'a refusé cette dédicace, et aussi toutes les salles. Heureusement, le Centre culturel Français m'a accepté pour donner une conférence de presse. L'album est sorti le 18 mai, et le 12 juin je me suis fait tirer dessus.
Pour toi les deux événements sont liés ? En trois semaines, ca avait pris une ampleur folle. Même l'accueil du premier album ne m'avait pas impressionné comme ça. Une fois j'ai rendu visite à pote qui était malade, dans le ghetto : je n'ai pas réussi à sortir du quartier. Moi qui n'aime pas la police, il a fallu son intervention pour que je puisse arriver à ma voiture. De l'autre côté, le pouvoir me guettait. Les premières semaines après la sortie de l'album, quand le président passait, il se faisait lapider, comme ses ministres. Je suis devenu la source de leurs problèmes. S'il était seulement question de m'arrêter, je serais resté. Mais quand j'ai su qu'on me voulait me tuer… En janvier ou février 2007, pour une fois, toute la population de Guinée s'est levée pour exprimer son désaccord avec le régime. L'armée a tiré sur les manifestants, il y a eu 216 morts, plus de 500 blessés et plus de 400 personnes handicapées à vie. Et ce sont les chiffres officiels… Des enquêtes ont été diligentées, mais c'était du pipeau, il n'y a pas eu une seule arrestation. Alors, tuer une seule personne n'est rien pour eux…
En 2004 tu arrives en France et tu deviens réfugié politique en 2006. Tu as continué d'écrire pendant cette période ? Oui car j'ai été accueilli en résidence artistique au café La Pêche à Montreuil. Ils ont mis à ma disposition un studio de répétition, avec tout le matériel adéquat. Ca m'a permis d'auditionner des musiciens, avec qui je travaille depuis trois ans. Ca se passe vraiment très bien. Je remercie vraiment la Ville de Montreuil. Même si je n'avais rien, j'avais ma musique et c'était important pour moi.
Ta parole est bridée en Afrique, mais en France on n'aime pas trop les grandes gueules. Beaucoup de groupes de hip hop se retrouvent devant les tribunaux. Vous savez, Dieu est au côté de la vérité. Moi je suis croyant, je crois qu'il faut dire les choses telles qu'elles sont. Ca ne sert à rien d'avoir peur. Mais si tu peux sauver ton âme, sauve-la. N'hésite pas à dénoncer les choses telles qu'elles sont. Faut pas inventer pour salir. Si tu vas en justice pour ça, c'est ton problème. Mais s'il y a un mal, il faut le dire. C'est ça qui va contribuer à la civilisation de l'Homme. D'aucuns pensent qu'on est civilisé, mais on en est très loin. On a accès à la technologie, mais on n'a pas réussi à se civiliser. Il y a un gros travail sur l'Homme pour arriver au point de civilisation. On est dans l'ère de la barbarie, pire encore que celle qu'on attribue à ceux qui vivaient il y a 300 ans. Pire car c'est une double barbarie : une barbarie qui tue la nature, et une barbarie qui tue l'Homme, entre les politiques et les populations, et entre les populations elles-mêmes.
Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar a fait couler beaucoup d'encre, que penses-tu de cette idée que ''l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire'' ? Les gens ont mal pris cette phrase parce que ce sont des gens qui réfléchissent très peu. Je donne raison à M. Nicolas Sarkozy. Il a donné une leçon aux Africains, une très bonne leçon. Quand on sait que l'intelligence est universelle, où en est-on pour l'Afrique ? Nous Africains avons accès à l'instruction depuis trois siècles. On me dira bien qu'on a subi la traite des nègres, qu'on a été désorienté, voire même déraciné… Mais quand on sort de tout ça, qu'on donne la destinée de vos populations, de vos pays, la gestion et l'orientation vers un développement fiable et adéquat, vers un développement lié à l'amélioration de la condition de vie de la masse populaire, et que vous n'arrivez à rien… Quand vous n'arrivez pas non plus à mettre en place la technologie, la technique, la gestion de la masse populaire, de la médecine, vous attendez tout de l'autre. Tout !
Aujourd'hui les entreprises étrangères exploitent toujours les richesses de l'Afrique sans que cela profite aux Africains. La faute à qui ? A votre avis ?
A l'héritage colonial ? Moi je dis non. On ne peut pas accuser les pays colonisateurs. Quand on croit à l'universalité de l'intelligence, on refuse tout de suite que quelqu'un mette dans ta bouche ce qui est mauvais pour ton organisme, tu n'avales pas n'importe quoi. La France ou n'importe quel pays d'Europe ne te donnera pas son diamant à extraire. La France comme les autres pays fait le nationalisme, ce qui est tout à fait logique, digne et noble. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Si tu veux extraire les richesses de la France, la France te dira non.
Et l'Afrique aurait du dire non ? L'Afrique aurait du dire non. Elle ne l'a pas fait. C'est la faute à la France ? Non. C'est la faute à l'Afrique. Nos pays produisent des matières premières précieuses et rares, et en exportent autant qu'ils en produisent. Tu ne peux pas me dire que ma monnaie doit être inférieure à la tienne, toi qui ne produits pas ces denrées-là. Les matières premières qui font fonctionner la plupart des grandes usines dans le monde entier viennent de chez moi. Pourquoi je vais accepter que tu me dises que ma monnaie est inférieure ? En vertu de quoi ? Parce qu'effectivement, le complexe d'infériorité existe encore chez les Africains. Parce qu'effectivement, l'Africain est naïf. Je viens de vous faire un exemple terre à terre. Aujourd'hui, on est dominé. La colonisation est désormais économique : chez moi, 1 euro vaut 7000 francs guinéens. La France avec une superficie de 55 000 km² n'a pas un carat de diamant sous son sol. La Guinée, avec 27 000 km², a du diamant, de l'or, de la bauxite, du phosphate, de l'aluminium, du zinc…
Rien qu'avec l'agriculture, mon pays pouvait s'auto-alimenter, mais aussi nourrir les pays voisins d'Afrique de l'Ouest. La Guinée a une bonne pluviométrie de six mois, une saison sèche de six mois : que des bonnes périodes pour semer ce qu'on veut. Aujourd'hui, l'Afrique a des millions d'intellectuels qui ont fait de brillantes études dans les universités du monde entier. Où est le résultat ? Toujours, ils demandent. Ils attendent tout. M. Nicolas Sarkozy a fait un constat, il a remarqué que ces gens attendent qu'on fasse leur destin. Eux ne peuvent pas s'inventer un destin. Un destin lié au bon fonctionnement du niveau de vie de la masse populaire, qui devait leur donner la dignité, l'épanouissement. Ce destin ne doit venir de personne, il doit venir d'Africains.
Seuls les Africains peuvent sauver l'Afrique ? C'est la Chine qui a sauvé la Chine, ce sont les Français qui ont sauvé la France et qui continuent de le faire… Avec la compétitivité actuelle, tu crois que je vais t'aider, si on est concurrent ? si en plus je sais que c'est toi qui a les matières premières, je n'ai aucune raison de te mettre sur le bon chemin. C'est une réflexion que les gens doivent avoir. La France donne 9 milliards de dollars par an au Gabon. Le Gabon n'en a même pas 600 millions, d'après Mme Eva Joly, juriste de profession, norvégienne, qui a écrit ''Justice pour l'Afrique'' (en charge à l'époque du dossier Elf, ndlr). Moi je félicite M. Nicolas Sarkozy d'avoir donné cette leçon aux Africains.
Ca n'empêche pas la France de continuer sa politique en Afrique. Tant que nous demeurons cons… Ce n'est pas obligatoire ! Il n'y a aucun écrit, aucune loi qui dit qu'il faut que nous cédions nos matières premières à la France ou à d'autres pays. Ce sont des contrats. Le jour où nous dirons non, ça s'arrêtera. Mais tant que nous demeurons cons, que nous disons ''oui'', ça va continuer.
Revenons à la musique. Tu tournes avec deux formations différentes, l'une classique, l'autre acoustique. Pourquoi ? C'est fait exprès pour satisfaire plus d'auditeurs et de spectateurs. Pour satisfaire le spectateur en live, il faut créer le maximum de possibilités pour toucher le plus de gens. Moi qui remplissait des stades en Afrique, je me suis retrouvé à jouer dans pas mal de bistrots à Paris, à Montreuil et ailleurs… Parce qu'il fallait vivre. Je suis parti d'une famille moyenne, mon père est décédé, je suis le seul responsable de ma famille. L'image qu'ils ont de moi n'est pas ce que je vis ici.
Tu souffres de ce décalage ? Bien sûr. J'ai tout eu très jeune. A 30 ans, j'ai réussi à construire une maison, j'ai deux voitures… J'ai créé le centre d'alphabétisation pour les plus pauvres, pour que les enfants aient accès à l'instruction. Je n'ai pas gardé cet argent pour moi seul. Après c'est mon destin, qu'un jour ou l'autre je parte à l'étranger. En France, j'ai dépensé en quatre ans tout l'argent que j'avais économisé. Parce qu'il fallait vivre et qu'en France, ça va vite, très vite.
Tu repartiras en Guinée quand tu n'y seras plus indésirable ? Bien sûr ! Ma richesse est là-bas, elle n'est pas ici. Elle ne peut pas l'être, pour beaucoup de raisons. Il faut que j'aille là-bas exploiter ma richesse et en faire profiter d'autres.
Quand vois-tu ce retour ? J'attends que le pouvoir change. Quand ça arrivera je vais bien voir, savoir qui va venir, et comment il va travailler. Si c'est un homme de l'actuel président (Lansana Conté, ndlr), ça ne changera rien.
Tu as enregistré des titres en France ? Je ne peux pas enregistrer un album ici, je n'en ai pas les moyens. Si Dieu me donne les moyens, pourquoi pas ?
Donc tant que tu resteras en France tu ne pourras concrétiser tes compositions en studio ? Je suis en train de voir où ça va m'amener, avec l'album qui sort. Si ça peut m'ouvrir d'autres portes, qu'on me propose des enregistrements... J'aimerais bien enregistrer en Afrique. Peut-être pas en Guinée, mais au Mali ou en Côte d'Ivoire. Il y a des instruments africains qui sont importants pour moi, et je ne peux pas faire venir les musiciens ici. Enregistrer en France demande des moyens dont je ne dispose pas pour le moment.
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