INTERVIEW :
Propos recueillis par : Cyril le Tallec
Photos : Marlène Boulad
le mercredi 25 juin 2008 - 9 095 vues
Etana est au chant ce que Queen Ifrica est au style deejay : la tête de file de la nouvelle génération féminine jamaïcaine. Des textes inspirés, militants même, et un reggae aux couleurs soul et jazz sont les composantes de son premier album, "The Strong One", qui sort cette semaine. Si elle a déjà connu l'Europe pour y avoir tourné avec Richie Spice comme choriste, elle fera ses débuts sur le devant de la scène cet été, elle qui devait se trouver sur l'affiche du Reggae Live Tour. De quoi nous inciter à faire les présentations.
Reggaefrance / Tu as débuté ta carrière comme choriste pour Richie Spice, chez Fifth Element Records, peux-tu revenir sur cette période ? / Après une perquisition dans les locaux de Fifth Element en 2006, l’un de mes managers a été arrêté et peu de temps après l’autre manager a lui aussi été arrêté, donc je me suis retrouvé seule… J’ai décidé de créer ma propre structure, Freemind music, et de rejoindre Solid Agency avec Sharon Burke (agence de booking qui gère notamment Bounty Killer, Mavado, Barrington Levy, ainsi que divers artistes hip hop dans les Caraïbes, ndlr). Je peux vous dire que je reviens de loin… Beaucoup de gens m’interpellent pour me demander comment j'ai fait pour grandir si vite mais je ne pense pas que ce soit rapide : ça a pris beaucoup de temps et de travail, et je travaille encore très dur aujourd’hui.
Ton label s’appelle Freemind Music, qu’est que cela représente pour toi ? Dans cette industrie, tu dois faire face à la politique. En fait c’est comme dans la vie ou dans un bureau, tu as des gens qui essaient de te tirer vers le bas, des producteurs qui sous-produisent ta musique ou qui privilégient un artiste plutôt qu’un autre, des choses comme ça. J’ai toujours pensé que la musique devait être libre. Tous les extras, le mauvais esprit et la corruption ne sont pas importants pour moi, la musique est une chose pure… Si tu ne parles pas anglais, ça ne t’empêche pas d’apprendre cette chanson, c’est ça le côté pur de la musique. C’est pour ça que j’ai appelé mon label Freemind Music.
Dans ton titre Roots, tu chantes "You can't water down and dilute, you can’t hide the truth from the youths", quel est l’argument derrière cette phrase ? Lorsque tu regardes certains dessins animés, il y a des personnages Noirs ou "foncés", qui, en général ont souvent le mauvais rôle, les personnages les plus clairs ayant le bon rôle. Au final, ça affecte de manière subliminale le cerveau des enfants qui regardent ces programmes. Ils essaient de les influencer et de leur faire perde leurs repères dès leurs premiers pas, il y a aussi d’autres jeunes qui grandissent, qui trouvent leur voie et qui savent ce qu'ils veulent. Moi-même j’ai grandi en regardant ces dessins animés, mais j’ai choisi mon parcours. Quand je chante "you can water down and dilute, you can’t hide the truth from the youths", je parle de cette génération qui arrive, qui est plus clairvoyante. Beaucoup d’entre eux ne sont plus attachés au christianisme ou aux autres religions et à leurs valeurs, comme leurs parents pouvaient l'être. Aujourd’hui les enfants naissent et connaissent la vérité. Tu ne peux pas édulcorer et dissoudre la vérité !
Dans ta musique, et notamment dans Roots, on peut entendre des influences soul et jazz, quels genres de musique écoutes-tu ? Je me souviens, il y a huit ans, après avoir fréquenté les églises catholiques, baptistes et toutes les églises possibles et imaginables, je me suis rendue compte qu’il manquait quelque chose. On m’a enseigné qu’on cherche à faire des choses mauvaises pour ensuite implorer le pardon, et après tout disparaît… Mais ce n’est pas la vérité ! Si tu fais quelque chose de mal, tu vas forcément le payer un jour ou l’autre, que ce soit demain ou dans cinq ans. On m’a enseigné qu’il fallait mourir au nom de Jésus, que pour rencontrer Dieu il fallait passer par Son fils mais ce n’est pas la réalité. Dieu a créé les êtres vivants sur terre et il n’y a pas d’intermédiaire entre Lui et Ses créatures. Je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas, donc j’ai commencé à lire la bible, à faire des recherches, à écouter Bob Marley et Peter Tosh, Capleton, Sizzla à l'époque de "Black woman and child". J’ai commencé à apprendre et à réaliser, c’est ce que j’ai retenu, que la vie est éternelle… Quand tu vis dans l’amour et dans la lumière positive, rien de mauvais ne peut t’arriver, aucun démon ne peut t’atteindre. C’est à cette époque que j’ai commencé à écouter de la musique plus profonde comme le jazz. J’écoute toute sorte de musique, du jazz, du rock, du hip-hop et du r'n'b… La musique libère l’esprit. C’est comme Dieu et les fleurs ou les hommes, on est nombreux et tous différents, pourquoi ne devrait-on aimer qu’un seul style, être attaché à un seul genre ? Moi je regroupe tous ces genres pour n’en faire qu’un, le mien.
Comment le décrirais-tu ? Je dirai libre et sincère. Les gens parlent de ma façon d’écrire ou des choix que je fais lorsque je décide de ne pas être sur tous les riddims. Quand tu chantes sur les riddims de juggling, ta chanson se retrouve perdue dans le mix… Mais avec ma manière d’écrire et en faisant la musique que j’ai envie de faire dans mon cœur, les gens la ressentent de cette manière. Ce qui est vrai avec la musique, c’est que les gens la vivent et la voient. Les gens peuvent ressentir la peur, ils peuvent la voir… Les gens peuvent déceler ta nervosité, ils peuvent voir plein de choses différentes. Plus tu seras libre avec ça, meilleur ce sera pour toi.
Quels sont les artistes qui t’ont inspirée ? J’ai une éternelle reconnaissance envers Bob…Ce qu’il a fait c’est impressionnant et ce qu’il fait toujours est incroyable... Après c’est Sizzla Kalonji, depuis "Black woman and child" jusqu’à ce qu’il chante aujourd’hui. Il a chanté plein de choses qui se sont réalisées avec le temps, c’est un vrai visionnaire…
As-tu commencé à collaborer avec des producteurs étrangers ? Comme tu pourras le constater, l’album n'est pas uniforme. Il y a des chansons acoustiques, d’autres aux ambiances jazzy… Après j’ai certains titres proche du r'n'b, d'autres de la world music, un peu de tout… C’est comme un jardin rempli de fleurs. Je ne m’impose pas de limite, j’écris mes chansons, je suis une artiste, c’est ce que je fais. Si un producteur m’appelle avec un projet intéressant et que ça sonne comme il faut, j’y vais et je le fais, vous verrez.
Le gouvernement jamaïcain se montre de plus en plus strict avec les soirées musicales, en instaurant un couvre-feu… J’ai fait un titre I’m not afraid qui parle de plein de choses différentes, par exemple du fait que certaines personnes s’emploient à déplacer l’attention des gens… On devrait se focaliser sur certaines choses et au final, ils retiennent notre attention et guide notre esprit sur du futile. I’m not afraid est une chanson qu’un jeune peut chanter sur le chemin de l’école… Mes autres chansons, si on les sort du contexte de la vie quotidienne, peuvent être mal interprétées. Tant que le gouvernement essaiera de priver le peuple ou les jeunes du ghetto de la musique… Tu sais, la musique nous aide à rester en vie. Bob disait : "one good thing about music , when it hits, you feel no pain" ("ce qui est bien avec la musique, c'est que quand elle te frappe, ça ne fait pas mal").
Dans le ghetto, tu te réveilles et tu te couches avec la musique. Tu te lèves à 6h du matin et la musique joue déjà à haut volume ; tu reviens à 7h du soir, la musique joue toujours. Ca leur permet de se délivrer de leurs souffrances, d’oublier leurs misères quotidiennes. Lorsque le gouvernement impose un couvre-feu à 2h du matin aux soirées en extérieur (l'écrasante majorité, ndlr), personne ne rentre du travail pour s’habiller et sortir directement en soirée : les gens travaillent, il y a les embouteillages des heures de pointe... Si tu sors à 23h ou minuit et que la soirée se termine à 2h alors que tu es en train d’apprécier la musique… Au final, tu donnes plus de temps aux gens pour réfléchir, pour se battre et pour faire plein d’autres choses.
Le pire qui puisse arriver au peuple jamaïcain, c’est qu’on l’empêche d’écouter sa musique, c’est très dangereux ! Les politiciens font arrêter nos soirées mais ils ne créent pas d’emplois. Et pourtant tout augmente : le prix de l’essence, du riz, des fleurs ne cesse d’augmenter et pas seulement en Jamaïque, partout dans le monde à vrai dire. Les emplois manquent, des gens perdent leurs maisons et s’endettent, c’est ce qui arrive aux Etats-Unis et partout ailleurs. Pauvre petite Jamaïque ! Quand je dis ça, je pense à toute les richesses de notre île et j’en ai marre d’entendre les gens parler de ce pays comme d’un pays du tiers-monde, car ça ne l’est pas. Le monde regarde notre île pour essayer d’attraper la vibration musicale, dans le sport et toutes les choses que l’on fait avec le cœur, car c’est un pays de cœur. Comment se fait-il qu’avec toutes ces bonnes choses, on essaie de nous retirer tout ça ? Le gouvernement doit nous laisser la liberté de nous amuser. Les politiciens doivent créer des emplois rapidement, mais ils doivent surtout arrêter de parler et commencer à agir, car les longs discours ne servent qu’à une seule chose : augmenter la criminalité.
Quelle Jamaïque aimes-tu ? Il y a deux endroits que j’apprécie particulièrement. Le premier c’est juste avant d’arriver au Dunn’s River Fall à Ocho Rios, quand tu arrives en bas des chutes d’eau, tu vois la rivière rejoindre la mer, c’est un spectacle splendide. J’aime cet endroit car il est très reposant. L’autre endroit est situé dans la paroisse de Portland, le seul souci c’est que la route qu’il faut emprunter pour y arriver est impraticable… Mais une fois là-bas, c’est simplement incroyable. Les chambres d’hôtel sont des petits bungalows privatifs avec une parcelle de plage privée, il a des oiseaux et tu as l’impression d’être dans un parc.
Tu as parcouru le monde avec les tournées de Richie Spice, qu’attends-tu de ta première grande tournée ? On commence la tournée par l’Europe et je suis très excitée. Les Européens ont une approche et une vibration différente avec la musique. J’ai passé 15 ans de ma vie aux Etats-Unis où j’ai grandi. Et je pense que les Européens sont beaucoup plus sensibles à l’aspect culturel de notre musique que les Américains. En Europe, les femmes sont plus comme ma grand-mère, ancrées dans une certaine tradition, en Amérique c’est l’opposé… J’espère prendre beaucoup de plaisir en Europe, les vibrations seront bonnes. Aux Etats-Unis, quand je vais sur la côte Ouest, à L.A par exemple, c’est comme si j’étais en Europe ! Alors que sur la côte Est, je dois chanter mes chansons d’amour.
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