INTERVIEW :
Propos recueillis par : Cyril Le Tallec & Sebastien Jobart
Photos : Benoit Collin
le mercredi 07 mai 2008 - 10 568 vues
Pour leur neuvième album, Morgan Heritage est en pleine fièvre Rockaz : c'est le nom du concept hybride de reggae / rock / hip hop qu'ils inaugurent sur "Mission in Progress" après l'avoir testé sur scène. Forts de la certitude que le reggae « doit grandir », c'est ainsi qu'ils entendent captiver les plus jeunes oreilles. Dix ans après ses débuts, la formation ne veut pas rater le train de la nouvelle génération. Interview à deux têtes, avec Gramps et Mojo.
Reggaefrance / Votre nouvel album, "Mission in Progress", vient tout juste de sortir. Dans quel état d'esprit l'avez-vous réalisé ? / Mojo : "Mission in progress" a été réalisé pour sécuriser notre place dans le futur de l'industrie de la musique. La musique dans sa globalité, pas seulement le reggae, prend une direction plus interactive. Tu peux trouver plus rapidement, plus facilement de la musique, l'accès est plus rapide, plus divers. On s'est demandé ce qui causait cette évolution, cette révolution. Et puis il y a la nouvelle génération, les jeunes de demain. Ils savent qui est Morgan Heritage, mais pas notre histoire, ce que nous avons à leur offrir n'a pas encore atteint leurs cœurs. On doit les captiver comme on l'a fait avec la génération précédente, il y a dix ans quand on a commencé. Le concept Rockaz prend vie maintenant. On doit le présenter aux plus jeunes, parce que c'était important de solidifier un son qui soit intéressant à leurs oreilles. Les jeunes générations entendent différemment, le son traditionnel du reggae des années 70 ne les captive pas, il l'apprécie peut-être quand ils fument un peu de marijuana mais ça ne les amène pas à vouloir se mobiliser pour leurs droits, s'émanciper pour devenir ce qu'ils veulent. Je crois qu'on a réussi cela, musicalement, avec cet album.
Les influences rock sont criantes désormais. Mojo : Notre façon de jouer sur scène a toutes ces influences. C'était une clé pour nous permettre de reproduire ce son live en studio et sur album. Le rock que nous mettons dans notre musique sur scène est destiné aux jeunes. C'est l'une de leur musique préférée, comme le hip hop que nous utilisons aussi. Entre le rock, le hip hop, le chant rn'b et le reggae des fondations, tout cela donne le son Rockaz, Yuh understand ? C'est vraiment un nouveau jour, un nouveau chapitre dans la vie, la carrière, l'histoire de Morgan Heritage.
Vous craigniez donc de perdre une partie de votre public ? Gramps : Pas peur, non. C'est le train Rockaz, qui prend des passagers. Il nous faut laver le train, le faire briller, pour faire monter d'autres passagers. On ne change rien, on embarque juste de nouveaux passagers. Mais tu dois maintenir la pression. Et pour cela, il faut que ça reste intéressant pour les fans. Si tu as des jeunes fans, tu dois le faire pour eux, parce qu'ils écoutent beaucoup de musique, qui parle parfois de sexe, de violence, d'argent… La musique de Morgan Heritage n'est pas là pour ça. On ne parle pas de sexe, mais plutôt de relations, comme sur She's still loving me, on parle de l'essence d'une vraie relation. On parle de sujets sociaux… Pour atteindre ces enfants, il faut sonner de manière familière pour eux : nous emmenons le reggae au niveau supérieur. On écrit notre Histoire, notre marque sur le reggae, comme nos ancêtres avant nous. Quelle différence allons-nous apporter à la musique ?
Je ne veux pas que tu écoutes mon album et qu'il sonne comme il y a 30 ans. Tous les genres de musique ont grandi. Le hip hop s'est substitué au rap, il s'est élevé. Tout comme le dancehall : Vybz Kartel ou Elephant man ne sont pas les mêmes deejays que Yellowman. La musique de Morgan Heritage ne peut pas sonner comme celle de Burning Spear. Le reggae doit grandir, et ce qu'on a fait nous, c'est le Rockaz. Etre nés aux Etats-Unis, grandir en écoutant Metallica, Duran Duran, Tears for Fears, Lionel Richie, Stevie Wonder, Run DMC, ce sont des choses qui ont influencé notre reggae. Maintenant, les gens viennent à nos concerts et sentent cette énergie. Il y a quelques jours, on a donné un concert à Londres, beaucoup de Blancs étaient venus écouter du reggae. Mais après le show, un mec est venu nous dire : "You guys rock !". C'était pour cela qu'on nous avait invités à rejoindre cette tournée punk rap, parce que notre musique live a cette dimension rock, il y a ce "plus". Et c'est pour ça que je veux que Reggaefrance monte dans ce train !
Votre père Denroy Morgan occupe une place fondamentale dans votre musique. Dans quel environnement musical avez-vous grandi ? Mojo : On est nés à New-York, mais on a grandi à Springfield, Massachussetts. Chaque week-end, on allait à New-York pour apprendre des leçons de son groupe, les Black Eagles, au studio qu'il a construit pour nous. Au fur et à mesure des années, les professeurs ont changé. Cela pouvait être des membres de son groupe ou des producteurs new-yorkais à qui il demandait de nous dévoiler les ficelles de la production. C'était presque comme un camp de travail musical. Une fois au lycée, on n'avait plus le temps pour autre chose. Aux Etats-Unis, quand tu arrives au 9th grade (à 14-15 ans, ndlr), tu dois commencer à réfléchir à ta carrière, savoir ce que tu veux faire de ta vie après le lycée. Musicalement, c'est ce à quoi il nous avait préparés. Il nous a donnés les outils, les clés pour qu'on puisse faire ce qu'on voulait : écrire des chansons, produire, jouer d'un instrument… Il a fait venir un gentleman du nom de Clifford Branch (qui joue du clavier sur leurs albums, ndlr) qui nous a appris à faire des arrangements, à les utiliser pour captiver le public et faire de notre musique un divertissement. Pas seulement Rasta, Selassie, ganja, etc. C'est un cercle complet, à 360°, tu as toutes les choses de la vie dans Morgan Heritage. C'est une expérience. On lui est reconnaissant parce que sans son expérience, ses conseils et son attention, on a franchi les bonnes étapes, tout au long de notre voyage. Je ne pense pas que cela aurait été la même chose sans lui.
Il est le premier à écouter vos albums ? Toujours. A chaque fois, sa réaction nous pousse à retourner en studio et à lui présenter à nouveau le projet. Parce que c'est un visionnaire, il pense avec 10 ans d'avance. Il nous expose pourquoi il n'est pas d'accord avec nous. Parfois, il nous dit : « Ouais c'est super, mais gardez-la de côté pour l'instant, les gens ne sont pas encore prêts pour ça ».
Vous avez combien de morceaux inédits de ce genre ? Mojo : (rires) Le temps le dira. Mais il y a vraiment des perles dans tout ça.
Parlons de Don't Haffi Dread. Ce titre montre votre ouverture d'esprit, puisqu'il faut aussi des dreads pour être Rasta. Mojo : Je pense que la compréhension des dreadlocks est biaisée, le message est flou. Avec le temps, les gens oublient que les premiers à porter des dreadlocks étaient des communautés de la maison israélienne, qui se sont complètement dédiées au Plus Haut. Ils étaient comme des moines dans la tradition chrétienne. Aujourd'hui, le rastaman a décidé de poursuivre ce mouvement des Nazaréens qu'on peut lire dans les Saintes Ecritures. De l'utiliser comme une partie de notre culture et même presque comme un trait particulier qui permet d'identifier qu'on prie Selassie The First. Nous sommes ses enfants, nous sommes les Rastafariens. La réalité est ainsi : être Rastafarien ne veut pas dire que tu dois porter de dreadlocks. Ce mouvement dépasse ta simple apparence. Il est question de ta façon de vivre, de tes relations avec les autres : c'est un mode de vie. Si tu n'as pas de dreadlocks, est-ce que ça t'empêche de vivre de cette façon ? Je ne crois pas. Les dreadlocks sont là pour te rappeler ton choix. Avec le temps, elles épousent le cours de ton existence, elles grandissent. Tu ne deviens pas quelqu'un : tu évolues et tu découvres qui tu es. Tous les jours, tu découvres quelque chose de nouveau. Quand tu es petit, tu découvres l'usage de tes jambes. C'est la même chose avec tes convictions spirituelles.
Gramps : Nous avons grandi avec les enseignements des Douze Tribus d'Israel. On a rencontré leur leader, l'honorable Vernon Carrington (Prophet Gad, ndlr), et on ne l'a jamais vu avec des dreadlocks ! On a grandi ainsi, et quand nous étions jeunes, nous n'avions pas de dreadlocks. J'en portais, mais Mojo non. En fait, certains de mes frères et sœurs sont nés après que notre père est devenu Rastafarien. Ceux nés avant ont du trouver leur propre chemin. C'est pourquoi mon nom est Roy, alors que le sien (il désigne Mojo) est Memmalatel ! Mais Roy, Sandra, Janet, Peter, Tommy … C'était avant que mon père devienne conscient, avant qu'il ne nous donne les noms de nos ancêtres. Cela prend du temps pour accéder au sacré, mais il n'y a quand même pas besoin de porter des locks pour être Rasta.
Que vous inspire le concept Gangsta Ras développé par Munga ? Gramps : Ce truc de Gangsta Ras vient de loin. Il faudrait demander à Munga, mais je pense qu'il essaie d'émuler toute l'énergie du raggamuffin de l'époque, les rude boys. Ce n'est pas de prêcher la violence et le meurtre, mais montrer la face guerrière de Rasta. Beaucoup de gens tiennent les Rastas pour des faibles, simplement parce qu'on loue Jah, on devrait venir faire des concerts gratuitement ! Ou céder nos droits ! Certains de nos ancêtres étaient des guerriers. Il représente cette dimension guerrière, et il faut avoir des guerriers dans le royaume de Jah. Napoléon avait ses guerriers, Georges Bush a les siens.
On n'a pas vraiment l'habitude de voir un Rasta promouvoir les armes… Mojo : C'est la réalité. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'un artiste exprime sa réalité, son expérience. Munga a grandi comme un ghetto youth, tout comme la majorité des artistes qui parlent d'armes. Quand je vois 50 Cent, Snoop Dog, Biggie Smal ou Tupac, je comprends qu'ils sont la réflexion de leur environnement. Tout comme Munga. Il a grandit comme un Rasta, mais aussi comme un gangster. Le fort a toujours plus de pouvoir que le faible.
Revenons à la musique. Quand aurons-nous un 4e volume de votre série "Morgan Heritage & Friends" ? Gramps : Tu es prêt pour cela ? Cela va venir. Mojo est assis sur une pile de singles. On les a, on a Queen Ifrica, Spragga Benz… Mais pour le moment, on privilégie le train Rockaz, on fait le plein, on prend des passagers. Parce que ce mouvement va être sérieux.
Vous attendez le moment opportun ? Gramps : Oui, tout est prêt.
Mojo : Et ce sera vraiment complètement différent des précédents volumes. On veut ramener l'essence de la musique jamaïcaine. Quand elle est était créée à grande échelle, à l'inverse de simplement aller en studio, faire un riddim, et inviter les artistes à poser dessus. Là, on aura maximum quatre, cinq artistes sur un riddim. L'idée est de trouver quel riddim convient à quel artiste. Avec un concept. Faire en sorte qu'un artiste qu'on n'attendait pas sur un riddim soit dessus. Il y aura tout ça. Ca va être complètement différent. Tu entendras peut-être un peu de dancehall dessus. Ce sera quelque chose de très similaire à ce qu'on est en train de faire avec "Mission in Progress", parce que tout ce que nous faisons fait partie de notre mission. En ce moment on se concentre sur les jeunes générations. Tu peux certain que le prochain "Morgan Heritage & Friends" sera du même acabit.
Pourquoi avoir choisi de reprendre Raid Rootz Dance de Steel Pulse sur le nouvel album ? Gramps : Cette chanson est un classique. Nous avons le sentiment que Steel Pulse ne faisait pas que du reggae. Si on parle de théorie de la musique, avant que Steel Pulse n'arrive, le mouvement traditionnel du reggae se résumait à deux accords. Eux, ils ont utilisé neuf, onze accords ! Notre père tournait avec Steel Pulse en tant que guitariste, il a ramené cet album à la maison, leur live. Ca a été une révélation, c'était le meilleur groupe qu'on ait entendu ! On était jeunes à l'époque. On est arrivé à un point où on a considéré qu'il était temps de les reprendre. On ne veut pas attendre qu'ils soient morts, ou que quelqu'un d'autre le fasse, parce qu'ils nous ont inspirés. On rend hommage à ces gens qui ont ouvert la voie. On a mis notre patte sur le morceau, tu peux entendre un peu de hip hop, d'autres gens disent que c'est rock. Ca reste Steel Pulse, mais on y a ajouté la touche Rockaz.
Combien de titres avez-vous produits sur l'album ? Mojo : Cet album a été produit en grande partie par Morgan Heritage, mais encore une fois, pour les jeunes générations, on essaie de travailler avec différent producteurs. Respect à Bobby Digital, King Jammy, Donovan Germain, des gens qui ont amené Morgan Heritage là où nous sommes, mais il y a une nouvelle génération de producteurs, qui font de la musique pour les oreilles les plus jeunes. Des jeunes comme Steven McGregor… On le connaît depuis dix ans, il avait sept ans à l'époque. Et le voilà maintenant ! A produire les plus grands noms du dancehall. Shane Brown, qui était notre ingénieur en tournée. On a vu qu'il avait du talent, une vraie oreille. Il nous parlait de production, et on l'a encouragé, il ne pouvait peut-être pas être musicien mais il avait une oreille ! On a aussi DJ Flavor, qu'on a rencontré par l'intermédiaire du DJ Richie B. C'est un autre jeune qui a une oreille, il sait ce qu'aiment les jeunes. Singing Melody est un vrai crooner jamaïcain, il restera dans les livres. Il est venu avec un morceau, on a juste ajouté des overdubs depuis les Etats-Unis. Cette chanson sera un classique, crois-moi. Si je devais choisir une chanson, ce serait celle-là. Mais j'aime tout l'album, comprends-moi bien.
Vous vous êtes aussi mis à l'autotune. Mojo : C’est ce qu'aiment les jeunes, c'est un son qui ne fait pas seulement bouger l'Europe et les Etats-Unis mais le monde entier ! Ce petit scintillement… cela parle aux jeunes. Ils ne savent pas ce que c'est, mais ils savent qu'ils l'aiment ! Tu ne peux pas te dire : « je ne vais pas utiliser ça parce que je peux chanter sans ». On sait bien que tu sais chanter ! Et on sait que des gens qui ne savent pas chanter s'en servent. Mais c'est divertissant. Quand je vois mes enfants réagir à ce son, ça m'émerveille.
Gramps : Il faut comprendre que les choses évoluent, progressent. Si tu passes un morceau d'Elvis aux jeunes, ils ne comprennent pas. La musique évolue chaque année. Et maintenant, on se fait notre place dans l'Histoire de la musique avec le mouvement Rockaz. People get on board !
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