INTERVIEW :
Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Benoit Collin
le samedi 01 mars 2008 - 17 446 vues
Linton Kwesi Johnson, chantre de la « dub poetry », se fait désormais plus rare sur les scènes que sur les estrades des universités. Son dernier album, "More time", remonte à 1998. LKJ est avant tout un homme de lettres, écrivain, poète, sociologue et un intellectuel reconnu Outre-Manche.
Nous le rencontrons au détour de l’enregistrement de l’émission One shot note de Manu Katché, diffusée sur Arte, où lui et son acolyte, le bassiste Dennis Bovell, étaient conviés pour un (trop) court featuring avec Manu Chao. 30 ans après la sortie de "Dread, beat & blood", mise en musique du recueil de poèmes du même nom publié en 1975, nous avions beaucoup de question à poser à LKJ. "Je n'aime pas trop faire d'interviews, nous prévient-il, vous avez cinq minutes". Intrigué par une traduction du discours de Nicolas Sarkozy à Dakar que nous lui présentons, il nous accordera finalement un quart d’heure : tout juste de quoi survoler les thématiques que nous souhaitions aborder.
Reggaefrance / Tu as commencé par écrire de la poésie, comment en es-tu venu à enregistrer des disques ? / C'est arrivé par accident. Je récitais mes poèmes dans ma communauté locale, au Youth Club, au Community Center, à la bibliothèque, ou pendant des réunions, des manifestations politiques. Puis j'ai commencé à travailler avec un groupe de percussionnistes rastas, qui s'appelait Rasta Love. J'ai publié un premier livre, Voices of the Living and the Dead, en 1974, puis un autre en 1975, intitulé Dread Beat & Blood. Quand je récitais ces poèmes, les gens trouvaient que cela sonnait comme de la musique, et ont commencé à me parler de mettre de la musique sur mes poèmes. Travailler avec des musiciens, ce n'était jamais que l'étape supérieure de mon travail avec les percussionnistes. J'ai donc été voir des amis de l'école, qui s'y connaissaient plus en musique que moi. On m'a dit à cette époque que si je voulais faire du reggae et sonner authentique, je devais trouver Dennis Bovell. Parce les ingénieurs du son anglais ne savaient pas comment enregistrer le couple basse / batterie correctement, ils le faisaient comme ils auraient enregistré du rock.
On fête aujourd'hui les trente ans de ton premier album ''Dread Beat & Blood''. Quand j'étais à l'université, j'étais rédacteur pour Virgin Records pour me faire un peu d'argent de poche. Un jour, j'ai suggéré au responsable marketing de pouvoir enregistrer en studio. Il a transmis l'idée à Richard Branson et ils m'ont donné 300 livres. Avec ça, je suis allé dans un studio 4 pistes à Wimbledon avec mes amis musiciens, et on a fait une démo. Dessus, il y avait Dread Beat & Blood, All Wi Doin Is Defendin, Five Nights of Bleeding et un autre poème encore. Richard Branson a aimé notre démo, et on a convenu d'un album. Et bien sûr, je suis allé trouver Dennis. A l'époque, il était membre du sound system Sufferer Hi Fi, il était aussi l'ingénieur résident du Studio Gooseberry à Londres. En fait, j'avais interviewé Dennis auparavant et je lui avais dit qu'un jour je viendrai le trouver pour enregistrer un album. On l'a fait, et le reste appartient à l'Histoire.
De Virgin, tu as finalement rejoint Island. Les gens qui connaissaient le reggae étaient ceux d'Island Records. Et bien sûr, quand est sorti ''Dread Beat & Blood'', Island a voulu que je signe chez eux. Virgin me proposait un contrat pour six albums mais j'ai refusé. J'ai rejoint Island, après avoir rencontré Dennis Morris, qui cherchait des talents pour Chris Blackwell. Après les succès de ''Forces of Victory'' et de ''Bass Culture'', eux aussi m'ont proposé un contrat portant sur six albums. Et j'ai encore refusé parce que je n'était pas ce genre d'artiste, j'étais un poète qui récitait ses textes sur de la musique. Je vois la musique comme un véhicule qui transporte mes poèmes vers un public plus large. J'ai décidé de monter mon propre label parce que je crois et je prêche l'indépendance artistique. Je ne pouvais pas dire quelque chose et faire le contraire, donc j'ai monté LKJ Records. Le premier disque qu'on a sorti était un poème du Jamaican Michael Smith, Me cyaan believe it. Il a été tué en 1983.
Aujourd'hui, quand tu te retournes sur 1978, quels changements constates-tu ? Certaines choses ont changé, depuis les trente dernières années, mais certaines n'ont pas changé du tout. Par exemple, beaucoup de gens parlent des ces tragédies, ces fusillades entre jeunes Noirs. Tout cela était déjà là quand j'étais jeune, la violence était là, ce n'est pas récent. En dehors de la révolution technologique, la seule chose significative qui a changé est que ma génération n'avait pas accès aux armes comme les jeunes d'aujourd'hui. Je trouve très dérangeant qu'une arme soit l'une des choses les plus faciles à acheter dans les villes anglaises. Pourquoi ? Je me pose sans cesse cette question. Pourquoi cette prolifération des armes ? Pourquoi sont-elles si disponibles dans nos communautés ? La police est-elle impuissante ? Avec le MI5, le MI6, Scotland Yard… ne peuvent-ils pas faire quelque chose ? La culture de la violence n'a pas changée, c'est la disponibilité des armes qui a changé. Il y a autre chose aussi : les jeunes de ma génération se rebellaient contre l'oppression raciale, contre le système. Aujourd'hui, si les jeunes se rebellent contre quelque chose, je ne sais pas ce que c'est. Ils sont dépolitisés. C'est une génération qui est plus concentrée sur les possessions matérielles, cette obsession qui nous vient des sociétés occidentales. C'est la culture de la satisfaction immédiate :''je veux ces nouvelles Nike Air, ce nouveau Iphone, et je les veux maintenant''.
Cette dépolitisation de la nouvelle génération te semble-t-elle perceptible dans la musique d'aujourd'hui ? Je n'en écoute pas beaucoup. Je suis plus âgé, maintenant, j'écoute de la musique pour des gens de mon âge. Je ne sais même pas de quoi ils parlent dans leurs chansons. C'était certainement différent il y a trente ans.
Qu'en est-il de la police, et de ses brutalités que tu dénonçais ? Grâce aux luttes que les Noirs ont menées, à l'organisation que nous avons construite, et grâce aux soulèvements et aux insurrections, des choses ont changé. Il n'est plus aussi facile pour la police de s'en prendre aux gens, de fabriquer des fausses preuves, de brutaliser la population. Ma génération a combattu ces agissements. Mais il y a toujours de l'injustice raciale : un jeune Noir a sept fois plus de chances qu'un Blanc de se faire contrôler et fouiller par la police. Aujourd'hui, on nous dit que les contrôles et les fouilles augmentent en raison de la lutte contre la prolifération des armes chez les jeunes. En dépit de cette disproportion envers les Noirs, cela n'a eu absolument aucun effet sur la violence juvénile. Il s’est avéré que cette méthode est totalement inefficace. Les vrais effets de cette méthode, c'est de poser les jalons d'un ressentiment qui pourrait peut-être exploser à nouveau, comme lors des émeutes de 1981 et 1985.
La France a également connu des émeutes récentes. J'ai toujours pensé que la France avait 20 ans de retard sur l'Angleterre sur sa façon de considérer ses minorités. Je ne sais pas si cela vient de notre tradition de lutte contre le colonialisme… Je me souviens avoir eu une conversation très intéressante avec le poète martiniquais Edouard Glissant à ce sujet. Je ne sais toujours pas pourquoi nous avons immédiatement commencé à nous organiser, dès la génération de mes parents, pour combattre l'oppression raciale. Quand ces émeutes ont eu lieu en France, je me suis demandé une chose : pourquoi cela n'est-il pas arrivé plus tôt ? Je me souviens des mouvements beurs dans les années 80, et de l'hostilité raciale envers les jeunes Maghrébins et les Africains. Je ne comprenais pas. Je pense que c'est peut-être parce qu'il n'y avait pas assez de solidarité entre les Noirs Caribéens, les Noirs d'Afrique, et les Maghrébins. En Angleterre, on a constitué des associations qui réunissent toutes les nationalités. Quand j'étais jeune, si tu n'étais pas Blanc c'est que tu étais Noir. Il n'y avait pas vraiment de distinctions ethniques entre les Pakistanais et les Indiens. Je ne pense pas que la façon dont votre président a réagit ait aidé. Mais c'est typique des dirigeants... Il aurait fallu du dialogue, reconnaître l'existence d'un problème et chercher les solutions.
L'année dernière, tu étais invité officiellement au Ghana pour y célébrer le cinquantenaire de son indépendance. J'avais vraiment hâte d'aller au Ghana car c'est un pays d'où viennent beaucoup de nos ancêtres jamaïcains. Il est très significatif pour nous que le Ghana ait été le premier pays africain à déclarer son indépendance. Des Caribéens comme CLR James et George Padmore ont été les instruments de la mise en route du mouvement de l'anticolonialisme. On célébrait les cinquante ans d'indépendance du Ghana mais aussi les 200 ans de l'abolition de l'esclavage. C'était l'opportunité pour moi de me rendre dans cette partie de l'Afrique, pour y réciter des poèmes. Et surtout pour bien affirmer que si William Wilberforce (activiste anglais anti-esclavagiste au début du XIXème siècle) a beaucoup œuvré pour l'abolition de l'esclavage, ce sont les rebellions continuelles des esclaves pendant 200 ans qui y ont conduit. Et plus encore, la rébellion victorieuse de Toussaint Louverture à Haïti, qui a conduit à la défaite des armées de Napoléon, britannique et espagnole, et à l'établissement de la première république noire de la Caraïbe en 1804. Aller au Ghana était pour moi l'opportunité de le dire, et je l'ai fait.
Kwame Nkrumah, le leader indépendantiste ghanéen rêvait de réaliser l'unité africaine. En 2000, l'Organisation de l'unité africaine est devenue l'Union africaine. Qu'est-ce que cela t'inspire ? La vision de Kwame Nkrumah d'une Afrique unie est la seule issue possible pour l'Afrique dans ce monde globalisé. Tant que ce ne sera pas le cas, on sera toujours les opprimés de la planète. Les pays africains réalisent que pour survivre et faire jeu égal avec les grandes puissances, ils doivent se réunir. C'est pourquoi ils avancent vers l'intégration économique, politique, sur le modèle européen. Mais il reste du chemin à faire.
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