INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Benoit Collin
le mardi 10 juillet 2007 - 10 874 vues
Beaucoup découvriront Beta Simon avec "Kraity Payan Guez", son nouvel album sorti il y a peu. C'est pourtant son quatrième effort, mais le seul à bénéficier d'une distribution européenne quand ses premiers maxis restaient circonscrits à la Côte d'Ivoire et à l'Afrique de l'Ouest. C'est justement dans l'idée de lui apporter plus d'exposition que Tiken Jah Fakoly a choisi cet artiste ivoirien (qui vit en Bretagne) pour ouvrir le catalogue de son récent label, Fakoly Production.
Reggaefrance / C'est Tiken Jah Fakoly qui produit ton album, "Krayti Payan Guez". C'est également lui qui avait organisé le Reggae Exclusif l'an dernier où tu t'es produit avec Pierpoljak, Tonton David, Dread Maxim… / C'est Tiken qui a organisé cet événement. Non seulement il chante, mais il veut passer à l'étape de la production. Il dit toujours qu'il y a des artistes en Afrique. Aujourd'hui, il s'est donné les moyens de faire de la production. Organiser ce concert, c'était une manière de dire aux producteurs, aux tourneurs, qu'il avait un projet de passer de la chanson à la production. C'est pour cela qu'il nous a réunis. Là, il est en pourparlers avec les autres artistes.
La démarche est exemplaire, mais elle signe aussi l'aveu d'échec des producteurs africains… Ce qu'il a fait est bien. Il ne l'a pas fait pour faire une concurrence aux producteurs. Il est convaincu de certains talents, et il suppose que ces talents de doivent pas mourir sans rien réaliser dans leur vie. Je suis plus âgé que Tiken ! Il a les moyens de la faire. "Si tu ne le fais pas, personne ne le fera à ta place". Il peut prendre le temps pour attendre un producteur. Lui-même sait combien de fois il a attendu jusqu'à être produit ! Les producteurs ne sont pas toujours sur le terrain, ils n'ont pas le temps de découvrir des artistes qui méritent d'être produits. Lui le sait. Les producteurs raisonnent en termes d'investissement : il faut rentabiliser les frais. Je pense que Tiken ne le fait pas que pour cela. Il sait que le reggae doit survivre. Même s'il ne gagne pas d'argent, il aura du plaisir que le monde sache qu'il a produit Beta Simon. Pour lui c'est déjà une satisfaction. Le producteur n'attend pas que ça : il investit, il faut rentabiliser. Tiken lui, est libéré de ça.
Vous avez donc travaillé ensemble concrètement sur l'album ? Tiken délègue beaucoup, j'ai travaillé avec son clavier, Dave Kynner. C'est lui qui a fait les arrangements. Tiken a déjà son studio. Il paie les musiciens. S'il a des idées à proposer, il le fait, mais sans empiéter, sans s'imposer. Il nous fournit les moyens matériels et financiers pour réaliser l'album.
Tu as inventé ton propre langage… Quelle est la finalité de cette démarche ? Ma finalité est le souci d'éviter le génocide linguistique. Un peuple ne peut pas évoluer sans langue. Aucun. Aujourd'hui en Afrique, on parle plusieurs langues, et on a adopté en plus la langue française. La langue, c'est à la fois l'âme et l'arme d'un peuple. Une manière de parler équivaut à une manière de vivre. Dans la tradition, les Africains ont un caractère de réceptivité. Par exemple, quand des Américains débarquent dans un village, tout le monde attend de voir dans quelle maison ils vont rentrer. Si tu les reçois chez toi, tu en seras fier. Et tu vas leur offrir de l'eau à boire. Tout cela s'inscrit dans un processus en fonction de la manière de parler.
Il faut se souvenir de la Tour de Babel qui est mentionnée dans la Bible. Auparavant tout le monde parlait la même langue sur la Terre. A partir d'un certain moment, les langues ont été confondues. Pourquoi ? Parce que les humains ont tenté de monter une tour pour atteindre le Ciel. En confondant la langue des humains, les anges ont mis fin à la construction de la tour. Parce qu'ils avaient la même langue, les humains avaient la possibilité de communiquer, et donc de réaliser des projets. En France, on a fait taire toutes les autres langues pour n'en garder qu'une.
C'est ce qui manque à l'Afrique ? Oui. Tu ne peux pas évoluer, ce n'est pas possible. Il y a toute une politique autour, aussi, qui n'encouragent pas les autres langues. La francophonie, l'arabophonie, la lusophonie, fournissent des efforts pour ajouter un nombre de personnes à leur subconscient collectif. Moi qui suis Bété, si je parle Français, je contribue à la réalisation de la pensée, du subconscient collectif français. Idem pour l'Arabe. On emprunte toutes ces langues, mais on ne parle pas nos langues. J'appelle ça un génocide linguistique. Pour éviter ça l'Esprit m'a révélé une langue que j'ai appelé le Baïssadé.
Tu as développé une grammaire complète ? Il y a ce qu'il faut. Avec des lettres aussi.
Qui parle cette langue ? Si tu vas à l'Ouest, en Côte d'Ivoire, ceux qui viennent de mon village ou de ma région parlent cette langue. Je donne des noms aux objets que nous n'avons pas créés, comme le téléphone. Un Africain ne sait pas que le préfixe "télos" veut dire "loin", et que "phone" veut dire "écouter". Mais dans ma langue, "écouter à distance" existe : je donne donc un nom en tenant compte du sens étymologique des objets que nous n'avons pas inventés. Par contre, ce qui est déjà là reste, je varie seulement l'intonation. Certains pensaient que c'était seulement pour amuser la galerie, mais non.
Dans tes chansons, tu abordes des thèmes dans la tradition du proverbe, de la parabole. Tes textes sont dans la contemplation, pas la dénonciation. Je suis un artiste engagé, mais pour la paix et l'amour. J'ai mes stratégies. On dit que le foie d'un chien grandit en fonction de son âge. Tu ne vas apprendre à personne que c'est un voleur : ça ne sert à rien de le mettre en chanson. Qu'est-ce qu'il me reste ? Toucher tes sentiments. Ce n'est pas en prenant position sur certains thèmes, comme l'homosexualité, que tu vas rendre les gens conscients. C que tu veux que les autres soient, toi-même tu dois l'être. Si tu veux transformer le monde, tu dois commencer par toi. Je ne suis pas seulement dans le contemplatif, mais plus dans la mélodie qui touche les sentiments et les émotions pour amener l'homme à la repentance. L'Homme lui-même doit se repentir de lui. Si tu enlèves son couteau à quelqu'un qui veut tuer, il prendra un bout de bois. C'est le siège des sentiments qu'il faut convertir. La reconversion n'est pas forcément dans la dénonciation mais dans le sentiment. Il faut inculquer de la pitié dans le cœur et l'esprit de l'Homme pour qu'elle renonce d'elle-même aux actes qu'elle pose.
Tu chantes donc avec Tiken sur Iyo. C'est une chanson très sérieuse… On avait quand même quelque chose à dire, Tiken et moi. Tiken Jah Fakoly est dioula et moi je suis Bété, ce sont les deux ethnies qui se sont affrontées en Côte d'Ivoire. Tiken avait pour mission de sensibiliser son peuple, et moi aussi. Si par maladresse, les dents mordent la langue, ce n'est pas pour autant qu'il faut aller au commissariat se plaindre : on a la salive qui est là pour cicatriser nos plaies. Quand nous nous entretuons, les seuls bénéficiaires sont les marchands d'armes. L'Afrique ne doit pas être une terre d'instrumentation.
Tu utilises donc l'image du bananier…. On ne doit pas être prisonnier de quoi que ce soit. Notre corps, nous l'avons trouvé ici. Nous sommes venus sur Terre sans rien. Nous sommes un corps, et nous sommes obligés de l'abandonner. Selon notre croyance et notre philosophie, l'âme ne connaît ni la naissance ni la mort mais est transmise d'un corps à un autre. C'est le corps qui est considéré comme le bananier. Quand on dit planter ton bananier, c'est de grandir ton âme. Parce que c'est avec ton esprit que tu vas faire le chemin de l'éternité. Donc il ne faut pas être prisonnier de la concupiscence. Donnes-toi une route, plantes ton bananier. Le corps est un instrument que nous avons trouvé là. Nous sommes nés tout nu, et nous mourrons tout nus, ce corps reviendra à la terre. Il n'y a pas de raison de s'entretuer puisque qu'on doit partir et laisser ce corps.
Pour consulter le site web de Beta Simon : www.beta-simon.com
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