INTERVIEW : FANNY / BLUE MOON
Propos recueillis par : François-Xavier Rougeot
le lundi 22 janvier 2007 - 17 498 vues
La nouvelle en a attristé plus d’un. Le 18 novembre dernier, Blue Moon, première enseigne de l’Hexagone entièrement consacrée à la musique jamaïquaine, a baissé le rideau du 84 rue Quincampoix. Fanny Feeny, qui avait ouvert la boutique en 1982, évoque les moments qui ont jalonné ces 25 années et les raisons qui l’ont poussées à suspendre ses activités. Tout en analysant avec lucidité la situation difficile dans laquelle les disquaires se retrouvent plongés.
Reggaefrance / Comment en êtes-vous arrivée là ? Fanny / Blue moon / En 2002, mon chiffre d’affaires était de 613 000 euros, dont la moitié provenait de la vente au détail. Ca a plongé d'un coup. En 2005, j’étais déjà arrivé à 233 000 euros. En quatre ans, j'ai été obligée de licencier trois de mes quatre salariés. Chaque année, il y en a un qui disparaissait. Ensuite, c'est l'effet boule de neige. Avec moins de personnel, tu as moins de temps à consacrer à la mise en place des marchandises, aux commandes, à la comptabilité.
Comment expliquez-vous cette issue fatale ? Jusqu'il y a 3-4 ans, tout allait super bien, c'était fun. A l'époque les gens avaient encore l'habitude d'acheter des disques. Mon m'expérience me fait dire que les consommateurs de disques sont âgés de 15 à 25 ans. 40% de ces gens-là ont dépassé 25 ans, se sont installés en famille et leurs priorités au niveau des dépenses ont évolué. Dans le même temps, les jeunes qui avaient 11 ans à l'époque sont arrivés, mais ce sont des jeunes qui ont l'habitude de télécharger et j'ai perdu 50% de mon chiffre d'affaires. Je pense aussi que depuis l'apparition de l'euro, le pouvoir d'achat a baissé.
Si la moitié de votre chiffre d'affaires venait de la vente au détail, d'où provenait l'autre moitié ? En 1995, j'ai créé le label Bakchich parallèlement à Blue Moon. Il comptait pour la moitié de mon chiffre d'affaires, ce qui me permettait d'avoir quatre salariés. Il a disparu. J'ai eu un conflit avec un distributeur (Virgin-EMI), qui a produit un disque ("Bakchich Bashment") référencé en variété française. Il risquait de ne pas se vendre et c'est ce qui s'est passé, on en a vendu 2 000 exemplaires. Je suis encore en procès. Le chiffre d'affaires production a disparu. La moitié de mon chiffre d'affaires global est donc parti. Il fallait vivre uniquement sur la boutique, mais la vente au détail a elle aussi baissé et était nettement insuffisante. Pour ne pas fermer, il aurait fallu vendre le double. J'aurais pu élargir en piétinant sur le terrain des autres, faire du oldies comme Patate, mais ce n’était pas possible car la trésorerie n’était plus là.
Le reggae est-il en perte de vitesse ? Le reggae marche très bien, ce sont les moeurs qui ont changé. Il faut prévoir un petit moment avant que ça se stabilise.
C'est un paradoxe ? Non, ça va avec le temps. La manière dont le public consomme a énormément changé depuis 10 ans. Les gens ont l'habitude d'avoir de la musique gratuitement. Ils disent qu'ils achètent des disques après les avoir téléchargés, mais ce n'est pas ce que j'ai constaté.
Téléchargez-vous sur internet ? Non. Le téléchargement ne tue pas la musique, mais il tue le business. Les artistes peuvent gagner de l'argent en faisant des live, mais pour que l'enregistrement en studio continue et qu'il soit de qualité, il faut que le marché, qui n'est pas franchement en expansion, se stabilise. Que les gens reprennent l'habitude de payer la musique, même un peu.
Le prix d'un 45T vous semble-t-il élevé ? D'après moi, 3,82 euros le 45t, ce n'est pas cher, c'est le même prix depuis 25 ans. C'est un tarif qui permet à tout le monde de s'y retrouver.
Qu'en est-il de la vente de CD ? A un moment donné, le CD marchait très bien. Petit à petit, les mixtapes se sont substituées aux CD. A la fin, elles représentaient 90% de nos ventes. A Blue Moon, le CD coûtait 19 euros. Je n'ai jamais pensé à baisser ce prix, parce que je voyais que de toute façon la clientèle « CD » venait de moins en moins.
Peut-on vivre d'une boutique spécialisée ? Ce n'est pas possible, même quand ça marche bien. Tous les disquaires disent que c'est la galère. Je pense qu'ils vont être obligés de se réinventer. On va vers l'achat de musique immatérielle, j'ai un peu de mal à voir le rôle d'un disquaire là-dedans. Je crois que Dubwize continue à faire ses soirées, Patate a ses prods. Malgré tout, il vaux mieux rester spécialisé. Plus on se disperse et moins on est pointu. Vu que les gens qui aiment le reggae sont à fond dans leur truc, ça n'irait pas. Ceux qui ont les reins solides peuvent peut-être attendre que ça se stabilise.
Pensiez-vous que la vente sur internet allait-vous donner un coup de boost ? Je pensais que c'était une solution, mais on a eu un problème. Il aurait fallu mettre en place le site deux ans avant pour faire de la vente en ligne. Il y a quelques années, les banques étaient moins frileuses qu'aujourd'hui. Moi, je faisais de la vente à distance. Je n'avais pas accès au paiement sécurisé et il y avait pas mal de commandes qui n'aboutissaient pas.
Les sites qui se consacrent exclusivement à la vente en ligne ont-ils des chances de prospérer ? Eux peuvent tenir. Je pense à des gens comme Soundquake, en Allemagne, où le pouvoir d'achat est plus fort qu'en France et où le marché semble florissant.
Pourquoi ne pas avoir conservé le site de vente sur internet ? C’est encore possible, mais encore faut il avoir l'envie compte tenu de la concurrence déjà bien installée en Allemagne.... Et je ne suis pas très sûre de l'avenir du disque physique.
Avez-vous envisagé des solutions miracles dans cette période de crise? J'avais des idées mais je n'imaginais même pas les réaliser parce que je voyais la fin arriver. Si j'avais gagné mon procès il y a six mois, peut-être que je me serais remise à flot. Mais est-ce que j'aurais eu envie de continuer...
Quel sentiment vous habite aujourd'hui ? Bien sûr, j'ai un peu mal au coeur. Mais je suis soulagée, après trois années de cauchemar. J'ai tenté de rester gentille et calme, mais elles m'ont minées. Au niveau personnel, tout ça me jette dans une période difficile. Je n'ai pas de travail ni d'argent, mais je n'ai plus à faire semblant, ni à mentir à la banque.
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