INTERVIEW :
Propos recueillis par : Alexandre Tonus
Photos : Camille Chauvel
le mardi 11 juillet 2006 - 17 213 vues
Injustement méconnu, Jah Mali est pourtant l'une des figures phares du new roots de la fin des années 90. Promis à un bel avenir après deux albums de haute volée (dont l'éclatant “El Shaddai” pour Penthouse en 1998), ce chanteur à la voix cristalline évoquant tour à tour Garnett Silk ou Cocoa Tea entre pourtant dans une période sombre. A partir de 2000, on ne le verra plus que rarement sur disques et encore moins sur scène.
Reggaefrance / Tout d’abord, peux-tu commencer par te présenter pour ceux qui ne te connaîtraient pas ? / Mon nom est Jahmali. Je suis dans ce business depuis un sacré bout de temps, du temps où Beenie Man était encore un petit bébé dans ce milieu. S’il revendique que ça fait vingt-cinq ans qu’il y est, alors je peux le revendiquer aussi. Mais je n’en ferai pas tant, je ne suis pas comme lui.
Du pur reggae roots à des chansons d’amour plus soul, tu es très polyvalent. Quelles ont été tes principales influences musicales au départ ? Qui sont ceux qui t’ont poussé à faire de la musique ? Nombreux sont ceux aujourd’hui qui peuvent prétendre connaître un artiste qui les a influencés. Par «connaître», je veux dire savoir que c’est cet artiste qui a chanté cette chanson qu’ils aiment. En grandissant, j’avais l’habitude d’entendre des chansons, mais j’ai grandi dans la campagne jamaïquaine, je n’ai pas grandi à Kingston. J’avais l’habitude d’entendre des chansons qui me faisaient voyager, mais sans jamais savoir qui les chantait, car je venais d’une famille pauvre. Nous n’avons jamais eu les moyens d’acheter une chaîne stéréo. Et puis, ma famille, ma mère et mon père sont tous des chrétiens. Et par-dessus tout, je n’étais qu’un gosse, j’étais le neuvième d’une famille de dix enfants. Par conséquent, beaucoup de choses ne m’étaient pas permises. Je devais aller à l’église. Je n’étais donc pas très au fait de qui chantait quoi durant ma jeunesse. Je connaissais les chansons, mais je ne savais pas qui les chantait. Des chansons comme Monkey man par exemple ; j’ai grandi avec cette chanson, mais je n’ai jamais su que c’était Toots. Vraisemblablement quelqu’un dans mon entourage, quelqu’un de plus âgé, aurait pu me dire que c’était Toots. Ils savaient tous que c’était Toots, mais personne n’éprouvait le besoin de le dire. Ainsi, ils chantaient les chansons, je les chantais aussi, mais sans jamais savoir qui les chantait. C’est comme les premières fois que j’ai entendu Bob Marley. J’ai entendu Bob Marley tellement de fois sans savoir que c’était Bob Marley. Parce que Bob Marley n’était pas populaire à ce moment, il n’était pas populaire en Jamaïque comme l’étaient certains artistes à cette époque. Mon inspiration vient donc de toutes ces grandes chansons que j’ai entendues. Qui pourrais-je citer ? A mon époque, c’était des gens comme Culture, Bob Marley bien sûr, Burning Spear aussi. Tous ces gens sont considérés comme des chanteurs culturels, et j’adore leur façon de chanter, mais j’avais l’habitude d’apprécier les crooners aussi, comme Beres Hammond ou Dennis Brown. Ils m’ont permis de prendre conscience. Dans ma recherche sur moi-même, ils m’ont fait me dire que c’était un peu dur pour moi de chanter comme eux, car je les appréciaient et les aimaient tellement. Ils m’ont inspiré de chanter mes propres chansons.
J’ai entendu dire que tu avais commencé à chanter en te faisant appeler Junior Tea. Junior Tea m’est venu, car Coco Tea était aussi l’un de ces chanteurs qui m’ont influencé. A l’époque où j’étais au collège, en Jamaïque, Coco Tea était un de ces chanteurs très populaires. Lors d’un concert qui se déroulait à l’école, des amis qui savaient que j’étais capable de chanter m’ont poussé sur la scène. A cette époque, je ne connaissais pas beaucoup de chansons et je ne savais pas laquelle chanter. J’ai donc chanté une des chansons les plus populaires à ce moment, j’ai chanté une chanson de Coco Tea. Tout le monde fut renversé et il fallut que je rechante cette chanson encore une fois. Depuis ce temps, on continua à me réclamer, et à cause de cette chanson de Coco Tea, on commença à m’appeler Junior Tea. Je n’ai jamais aimé ça personnellement, mais le nom est resté.
Quand et pourquoi as-tu changé ce nom en Jahmali ? Et quelle est la signification de Jahmali ? J’ai décidé de changer de nom quand je me suis rendu compte de l’impact que Jah avait sur moi. Quand j’ai adapté mon mode de vie à Rastafari, j’ai décidé qu’il fallait que je change de nom. J’avais ce nom de Junior Tea depuis les années 80. Quand les années 90 sont arrivées et que j’ai commencé à chercher la foi en Rastafari, je me suis rendu compte qu’il fallait que je change aussi mon nom. J’ai donc cherché et j’ai trouvé Jahmali. J’ai trouvé Jahmali par accident d’ailleurs. J’avais ce voisin à l’époque. Son nom était Monsieur Damali. Je le connaissais depuis les années 80 lui aussi, mais je ne connaissais pas son nom de famille. Je n’ai découvert que dans les années 90 que son nom de famille était Damali. J’étais dans l’atelier de mon frère, qui est menuisier. J’étais en train de lire ma Bible, pendant que mon frère travaillait. Cet homme, dont je suis en train de parler, passa dans la rue et mon frère le salua en prononçant son nom. Il le salua en disant : «Damali !». Et quand il dit ce nom, c’est comme si j’avais entendu mon nom, comme si j’avais entendu Jahmali. Je me suis levé et je lui ai dit : «J’ai trouvé mon nom.» C’était Jahmali. Tout le monde apprécia ce nom et j’ai commencé à l’utiliser. Puis, j’ai commencé à chercher un sens à ce nom. Je me suis rendu compte que «Jah» représentait ce qui dure et reste pour toujours et que «mali» voulait dire libre, et je me suis dit que ça signifiait que je serai toujours libre. Et c’est prouvé jusqu’aujourd’hui. Je suis toujours libre, libre de leur folie, libre de leur hypocrisie, libre de toutes ces petites choses qu’ils entretiennent sans arrêt avec les artistes. Ils ne parviennent toujours pas à entretenir cela avec moi. Je suis libre de leur influence, ils ne peuvent pas me plier à leur influence. Mon nom lui-même le prouve.
Au fil des années, tu as travaillé avec beaucoup de grands producteurs, comme King Jammy, Bobby Digital ou Donovan Germain ; en as-tu un préféré ? De toute évidence, je dirais Bobby Digital. Mais ils ont tous leurs qualités. Chacune de leurs personnalités m’a apporté quelque chose. King Jammy est ce genre de personne complètement originale. Il est tellement technique. Il prend son temps pour faire les choses. Quand j’observais Jammy dans son studio pendant ma jeunesse, je me disais que j’adorerais travailler avec lui, car il prenait son temps dans ce qu’il faisait et y mettait du cœur. J’étais très concentré sur ce qu’il faisait et je suis resté de nombreuses fois au studio à l’observer. J’ai commencé à travailler avec lui, car il était évidemment dans les parages à cette époque. Germain est quelqu’un de très différent. Germain est très tourné vers le business. Il est plus tourné vers le business que vers la musique. Mais j’apprécie ça. Bobby, lui, c’est le contraire. Il est plus tourné vers la musique que vers le business. Mais j’ai vraiment apprécié travailler avec eux tous. Après tout, c’était du travail.
Y en a-t-il un avec lequel tu ne voudrais plus jamais retravailler ? Non, bien sûr que non. J’aimerai toujours travailler avec eux, encore et encore.
Pourtant tu as déjà sorti deux très bons albums, “El Shaddai” en 1998 et “Treasure Box” en 2000. Mais depuis 2000, plus rien. Pourquoi ? Je me suis posé cette question bien des fois et je pense que si rien d’autre n’est sorti depuis, c’est parce que je suis l’un des seuls artistes dans ce business qui, depuis le milieu des années 90, conseille aux musiciens et aux producteurs de commencer à penser sérieusement à faire une musique vivante. Et je le répète devant la caméra ! Et Germain, j’espère que tu verras ça. Car je me souviens que je te l’avais dit, après qu’on ait fait “El Shaddai”. Personnellement, je dois le dire, après avoir enregistré “El Shaddai”, je n’étais pas satisfait du résultat. C’est une superbe chanson, mais elle sonne toujours comme si elle n’était pas libre, libre comme une chanson vivante devrait l’être. Si tu écoutes une musique vivante et de la techno, tu entendras deux choses différentes. La première est plus vivante, car tu peux sentir les musiciens s’exprimer. Dans la techno, tu n’entends que la répétition d’une seule et même expression qui conditionne tout le morceau. Avec une chanson vivante, pendant les trois minutes cinquante que dure le morceau, tu entends quelque chose que tu n’as jamais entendu avant et ça transcende ton esprit. Je me souviens avoir dit une fois : «Tu ne voudrais pas qu’on fasse de la musique vivante, rasta ?» et le producteur de me répondre : «Jahmali, la musique vivante est morte.» Ca devait être en 1997. J’ai donc un peu perdu toute cette grande énergie qui me stimulait à faire avancer la musique. Je ne peux pas le faire tout seul. Ce que je vois arriver ces temps-ci est un peu un retour aux bonnes vibrations d’antan, mais ce n’est pas toujours pas pleinement vivant. Je veux entendre Special Delivery s’exprimer, je veux entendre Reggaefrance s’exprimer, je veux entendre Bobby Digital, Germain, je veux entendre tout le monde s’exprimer. Qu’un seul le fasse et il rendra la musique plus forte. Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, plutôt que de s’exprimer, ils ne font que se répéter. Ils ne peuvent donc pas rendre la musique plus forte. Je veux toujours éviter ça, je ne veux pas me répéter. Je ne dis pas que tout est mauvais là-dedans, car ça permet de mieux faire connaître et reconnaître les riddims originaux des jours anciens. Mais si on le fait et que ça marche, c’est parce que ces riddims étaient vivants. L’ironie dans tout ça, c’est que ces musiques ont été faites vivantes, et parce qu’elles ont été faites vivantes, elles ont duré. Mais les gens qui refont ces musiques de nos jours ne les refont pas vivantes.
C’est très rare de te voir en Europe. La dernière fois qu’on a pu te voir sur scène, c’était avec Buju Banton, et c’était en 1998. Comment expliques-tu cela ? Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Toutes ces années, j’ai l’impression que j’étais comme assis à un carrefour, en train d’observer ce qui arrivait. Et si on venait à ce carrefour, on ne me voyait probablement même pas, car il s’y passait tellement de choses. Pourtant j’étais là, en train de les observer tous, mais on ne me voyait même pas, car on prêtait sûrement attention à autre chose. C’est un carrefour, plein de choses s’y passent. Je suis donc resté là, pendant des années, jusqu’à que les gens me réclament. Et me voilà ! J’observais tout le monde, je regardais ce qu’ils faisaient, j’évaluais leur influence. Je réfléchissais à la notion d’avoir sa place. J’éprouvais une certaine grandeur aussi, car quand je les écoutais, je me sentais grandir. Pendant dix ans je suis resté assis là à attendre qu’on vienne me chercher. C’est tout ce que j’ai fait pendant dix ans, attendre qu’on vienne me chercher. Pourtant ce que j’ai fait dans les années 90 était rare. Personne ne faisait ça. Et je voulais le rendre vivant… Maintenant, je me suis rendu compte que j’ai passé dix ans de plus dans ce business et je veux simplement m’amuser un peu.
Même en Jamaïque, ça s’est passé comme ça, car tes concerts sont très rares là-bas aussi. Oui, en Jamaïque également et ça m’ennuie beaucoup aussi. Une partie de moi voudrait penser que c’est un complot, mais une partie plus intelligente de moi me dit d’ignorer tout ça. Même si c’est un complot, ils n’ont pas les moyens de m’arrêter. Je dois rester concentré, et c’est ce que je fais. Je me dis qu’Il me soutient et qu’ils ne peuvent rien y faire. Il les submergera comme un torrent s’ils tentent de m’arrêter. J’ai un travail à accomplir au nom du Tout Puissant. Tout le monde sait pourquoi je suis là. J’ai décidé de faire ça et je ne tomberai jamais dans le divertissement, la fortune, l’ironie ou la gloire. Je le fais car je me suis rendu compte que les gens ont besoin de droiture partout à travers le monde. Il y en aura toujours pour dire : «Jahmali, il parle trop de Selassie I et tout ça…» Et c’est ce qu’ils disent ! Et c’est ce que je fais. Mais est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Ils disent qu’on parle trop de ça et pourtant ils jouent toujours nos chansons. Pour moi, tout ça n’est que de l’hypocrisie. Mais bon, ils ont leurs raisons pour faire ce qu’ils font et je ne peux pas les en empêcher. Tout ce que j’ai à faire, c’est continuer à faire de la bonne musique. Et il faut que je continue à le faire pour leur prouver qu’ils ont tort, eux qui disent que je ne suis pas respectable. Il faut que je continue à faire ce que je fais, car je le fais pour le public. Je ne le fais pas pour moi. J’ai la sensation de faire le bien partout dans ma vie, il faut donc que je le fasse aussi dans ma musique. Je n’applique pas cela qu’à une seule facette de ma vie. Je dois faire le bien dans ma façon de vivre et dans ma musique. Le fait de fréquenter le public influe sur ma musique. J’ai donc plutôt intérêt à le fréquenter.
Tu vis toujours à la campagne, il me semble. As-tu d’autres activités que la musique ? Oui, je suis toujours à la campagne. Je vis du côté de St. Ann. Avec mon frère, nous avons un business. Il est le meilleur artisan du bambou en Jamaïque. C’est un spécialiste. Il fait plein de choses avec le bambou. Nous avons donc ce business de bambou tous les deux. Et puis, je m’occupe aussi d’un centre éducatif. J’ai mon groupe là-bas, pour tous les jeunes qui pourraient être intéressés par la musique. J’ai tout l’équipement nécessaire, tout est prêt pour eux, et s’ils le veulent, ils peuvent venir une ou deux fois par semaine pour s’exercer pendant deux ou trois heures. Voilà tout ce dont ma vie est faite. Je ne me sens aucune grande aspiration à posséder quelque chose. Je n’ai que des choses à montrer, je veux juste faire connaître ma musique.
Pour finir, quels sont tes projets ? J’ai beaucoup de choses en projet en ce moment, vraiment plein de choses. J’ai mon propre label, King Strong Music. J’ai ce projet sur lequel je travaille avec Mad Professor. Il y a ce projet que je suis censé finir avec Bobby Digital. Et puis, il y a cet album, qui devrait être sorti depuis un an ou peut-être plus, chez Zenah Music. Ils étaient censés sortir un album de moi, mais les compagnies de disques reggae me livrent une vraie bataille. Je ne sais pas pourquoi. Ils prennent tous les autres artistes dans le business, mais ils ne prennent jamais Jahmali. Regardez tous ces artistes qui sont signés sur une de ces compagnies. Ils ne sont pas meilleurs que moi. Et je ne prétends pas que je suis meilleur qu’eux pour autant. Mais ils y sont tous, et moi, je n’y suis pas. Il va se passer quelque chose… Restez attentifs ! Et puis, franchement, ce n’est pas important, car la musique atteint toujours le public quand même.
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