INTERVIEW :
Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Ludovic Perrin - www.ludovicperrin.com
le mardi 20 juin 2006 - 13 512 vues
Le nom d'Ijahman Levi résonne comme une valeur sûre chez tout amateur de reggae roots. Artiste de la grande époque alors que le reggae s'internationalise grâce à Island, il rejoint le label de Chris Blackwell pour une relation éphémère avant de voler de ses propres ailes via son label Tree Roots Records. Fort d'une trentaine d'albums depuis 1978, l'homme à la voix de velours a gardé le cap jusqu'à aujourd'hui. Il revient avec nous sur son long parcours semé d'embûches.
Reggaefrance / On ne connaît pas grand-chose de vous avant la période Island. Vous êtes né en Jamaïque mais vous êtes partis assez tôt pour l'Angleterre. Pouvez-vous revenir sur cette période ? / Respect à vos lecteurs, tout d'abord. Toute ma famille a émigré de Jamaïque en 1962 et je suis arrivé en Angleterre en 1963. J'ai vécu à Trenchtown comme beaucoup d'artistes roots. Joe Higgs était mon idole et j'ai beaucoup appris de lui de son vivant. Je suis fier de dire que j'ai fait mon premier disque en Jamaïque en 1962 chez Duke Reid, avec l'aide de Stranger Cole qui m'a permis d'enregistrer. Cette chanson s'appelait Red eyes people et je ne l'ai jamais entendue.
Elle n'est jamais sortie ? Non, la seule fois où je l'ai entendue c'était après l'avoir enregistrée en studio. C'était du ska. Je suis donc arrivé en Angleterre et c'est là que ma carrière a commencée en tant qu'artiste. Je chantais sous le nom de The Yout avec un partenaire qui s'appelait Rudie. Otis Redding est mon idole et j'adorais chanter ses chansons. Ensuite, mon partenaire est parti aux Etats-Unis. J'ai continué à chanter seul et il me fallait trouver mon identité d'artiste solo. Je n'ai pas réussi à trouver cette identité avant ma sortie de prison, lorsque j'ai pris le nom d'Ijahman Levi. Pendant ma détention, j'ai réfléchi, je lisais ma bible, un chapitre par jour.
Quand je suis sorti, Denis Harris, le fondateur de Deep recording, m'a rencontré et m'a dit qu'il aimerait m'enregistrer. Il a enregistré trois chansons dans son studio: Jah heavy load, I'm a Levi, Chariot of love. Heureusement, Jah heavy load a été joué à Chris Blackwell et il m'a signé avec Island pour réaliser quatre singles. J'ai signé le contrat en mentionnant que je voulais enregistrer ces singles en Jamaïque. Je suis parti en Jamaïque et j'ai rencontré Geffrey Chung avec qui fut mon co-producteur. Nous avons réalisé 11 titres. A partir de ces 11 titres, Island a fait deux albums : ‘‘ Hail I hymn ’‘, qui compte quatre titres et ‘‘ Are we a warrior ’‘ qui en compte cinq. Cela fait neuf titres, il y a donc deux titres qui sont restés inexploités. Mais je suis content d’avoir fait ces deux albums pour Island et je remercie Chris Blackwell pour ce qu’il fait pour ma carrière. Bien sûr, il avait ses propres intérêts et je n’en savais rien.
Vous avez donc été signé pour deux albums chez Island ? C’est un peu compliqué. Comme je l’ai dit, j’avais enregistré 11 titres en Jamaïque que je croyais être pour un seul album. Je n’ai donc pas eu l’occasion de réaliser deux vrais albums. Mais je considère cela comme le travail de Jah. A cette époque, ma musique pouvait sembler étrange et on me dit encore aujourd’hui, et depuis 1979, que j’étais en avance sur mon temps. Je ne comprends que maintenant ce que cela signifie. Le fait est que beaucoup de gens considèrent ces deux albums comme quelques uns des meilleurs disques de reggae jamais réalisés. C’est historique et aujourd’hui encore ces albums se vendent. Mais je dois dire qu’Island n’a jamais payé les royalties pour ces albums, ce qui représente quelques 3 millions d’euros sur les 25 dernières années. Nous sommes maintenant en procédure en France et j’espère que je pourrais être payé pour le travail que j’ai accompli. J’ai bientôt 60 ans et je sais que je serais payé avant ma mort. Je ne sais pas combien de temps je vivrais encore mais je sais que Jah ne me laissera pas quitter la terre tant que je n’aurais pas été payé.
Grâce à ces deux albums, vous avez pu vous produire partout dans le monde. Est-ce une conséquence du travail d’Island ? Non, c’est uniquement du à mon travail. Island ne m’a jamais programmé pour une tournée à cette époque. J’étais jeune et un peu naïf et je ne me suis aperçu que plus tard de ce qu’aurait du être le programme : évidemment, ces deux albums aurait du être mieux promus, il aurait du y avoir des singles, des tournées. Mais Island ne voyait pas cela comme ça. Comme je l’ai dit, Chris Blackwell avait ses propres intérêts. Il m’a dit qu’il avait fait une erreur avec Bob Marley et qu’il ne referait pas cette erreur : il a signé Bob Marley mais pas l’édition des chansons. C’est exactement ce que j’ai fait avec lui et c’est de là que provient notre différent : j’ai signé avec lui mais j’ai toujours refusé de signer pour l’édition.
Donc même si je n’étais pas payé pour ces deux albums, je n’ai pas laissé cet aspect me bloquer. J’ai réalisé mon premier album pour moi-même, Tell it to the children. J’ai maintenant 32 albums dans mon catalogue et je n’en veux pas à Chris Blackwell. Il a permis à mes deux premiers albums d’être disponibles partout dans le monde ce que je n’aurais pas pu faire de moi-même. Je le respecte et le remercie pour cela.
Cette expérience avec Island est finalement une leçon de vie puisque vous décidez ensuite de vous auto-produire. Oui, bien sûr. C’était ma décision, même si à l’époque Black Echoes (un magazine anglais ndlr) avait été surpris de cette décision. Je ne savais même pas ce qu’était l’édition à ce moment. Mais intuitivement, je savais que j’avais écrit ces chansons et qu’elles m’appartenaient. Seul l’argent aurait pu me faire changer d’avis. Mais ça n’a pas été le cas et j’ai conservé mes éditions. Maintenant après 30 ans, je sais ce qu’est l’édition et je me dis que j’ai eu raison.
Comment avez-vous choisi vos collaborateurs pour vos projets après Island ? D’abord, j’aime enregistrer en Jamaïque. A part deux ou trois titres que j’ai enregistré en Angleterre, j’ai toujours tout enregistré en Jamaïque. J’ai continué à travailler avec ce qu’ils appellent la crème des musiciens : Sly & Robbie, Bobby Ellis… Mais au fur et à mesure, une nouvelle génération a pris le relais. Je pense que le nouveau sang amène de nouvelles vibrations. J’ai donc travaillé avec d’autres musiciens que j’ai choisis. Certains n’ont pas de noms mais j’apprécie leurs vibrations. C’est pourquoi, il me faut citer Steven Wright qui joue de la guitare solo sur quelques uns de mes albums. Je l’ai rencontré chez Jack Ruby, il était jeune et talentueux, je l’ai donc amené à Londres avec moi.
J’ai toujours voulu suivre mes propres idées dans ma musique. Certains musiciens professionnels sont tellement professionnels qu’ils ne prennent pas la peine d’écouter ce que tu as à dire. Non : j’ai mes influences, mes idées, mes lignes de basse… Je ne dis pas que ce sont les meilleures mais ce sont les miennes.
On peut dire que vous vous êtes émancipé de la chanson en faisant des titres très longs, loin du format single… C’est vrai que je suis connu pour avoir fait quelques uns des titres les plus longs du reggae. ‘‘ Hail I hymn ’‘ en est une preuve. Sur mon nouvel album, ‘Versatile life’, j’ai la chanson Busy body qui est également très longue.
Pouvez-vous nous parler de votre nouvel album justement ? C’est un album enregistré en Jamaïque. Certains titres sont anciens comme Busy body qui a 10 ou 15 ans. Il y a même une chanson qui s’appelle In the night qui a été enregistrée à Channel One avec Dean Fraser au sax. J’ai vu Dean Fraser la semaine dernière en Jamaïque. Je lui ai donné un exemplaire de l’album et je suis sûr qu’il sera très surpris de s’entendre il y a 25 ans, quand il était jeune. Et puis, il y a des morceaux qui datent de quelques mois. Cet album sort grâce à Michel de Médiacom qui est mon agent. Je veux vraiment le citer dans cette interview car je l’apprécie beaucoup.
Par le passé, de nombreuses personnes m’ont demandées de sortir un album acoustique. Aujourd’hui, je peux dire à ces personnes que deux chansons acoustiques figurent dans mon nouvel album : Bongo Hermann a joué les percussions, je joue de la guitare et je chante.
Vous êtes de nouveau en concert en France, vous avez une relation assez spéciale avec la France. Oui, je viens en France chaque année car le public français m’apprécie. Simon est la première personne qui m’ait ouvert les portes de la France. J’ai travaillé ensuite avec d’autres promoteurs avant de m’associer à Michel. Je devais également me produire en Tunisie l’année dernière mais j’ai eu des problèmes à la frontière américaine lorsque j’étais en transit. En 2002, l’officier de police m’a demandé si je fumais de la ganja : je lui ai dit la vérité. J’ai dit que je fumais parce que je suis un rasta et un artiste et parce que je souffre d’asthme. On m’a fouillé et ils n’ont rien trouvé mais j’ai du signer une déclaration qu’ils ont utilisé contre moi pour me bannir du territoire américain. Je n’ai jamais voyagé avec de la ganja, pas une fois !
J’ai donc été à Scotland Yard, pour refaire une demande et vérifier que je n’avais plus de casier judiciaire et je suis ‘‘ clean ’‘. Je n’oublierais jamais cet épisode, d’autant que l’année dernière, j’ai été de nouveau arrêté en transit et j’ai dormi en prison cette nuit-là. Cela ne leur a pas tellement réussi car les deux fois où ils m’ont arrêté, un ouragan a dévasté le sud des Etat-Unis à la même période ! Heureusement, le monde est bien assez grand pour mon message. Je n’ai pas besoin de me concentrer uniquement sur les Etats-Unis : j’ai la France, l’Europe… Mon seul regret est que je n’ai pas encore été en Afrique mais j’espère que l’Afrique m’appellera.
Sinon j’aime beaucoup la France et même si je m’aperçois que l’anglais est un peu difficile pour vous, ma musique fera encore battre les cœurs.
|
|