INTERVIEW :
Propos recueillis par : Maxime Nordez
Photos : Benoit Collin
le jeudi 01 décembre 2005 - 15 068 vues
A l'instar des Rastas, Matisyahu (juif hassidique de confession) utilise sa musique pour véhiculer son message religieux. Celui-ci, directement venu de la Thora, est en train de faire le tour du monde, porté par une musique hybride à forte consonance reggae. Alors que son 3ème album "Youth" est sur le point de sortir, Matisyahu était à Paris en décembre dernier pour un unique concert. Rencontre avec un personnage atypique.
Reggaefrance / Peux-tu te présenter ? / Je m'appelle Matisyahu et je vis à Crown Heights, Brooklyn. Je fais de la musique depuis quelques d'années et je commence apparemment à exploser aux Etats-Unis. Je viens d'enregistrer un album l'été dernier avec Bill Laswell qui devrait sortir en Europe en février… ("Youths", le 7 mars, ndlr).
Comment décrirais-tu ta musique ? Ma musique est un vrai mélange entre différents styles musicaux. Je pense que les principaux styles sont le reggae, dub reggae mélangé au conscious dancehall avec de petites touches de hip hop et parfois du rock…Certaines chansons peuvent être en 6/8 comme des rythmes africains, d'autres sont des ballades comme de l'indie rock. C'est vraiment très varié… la musique prend des formes très différentes.
Et comment travailles-tu la composition ? Tu écris la musique ? En tant que groupe, nous travaillons tous ensemble. Nous avons une basse, une batterie et une guitare. Nous écrivons la musique au fur et à mesure tous ensemble. C'est pourquoi notre musique est si variée. Chacun a des influences très diverses. La plupart du temps, j'écoute leur musique puis je m'assoie avec eux et j'écris les lyrics.
L'Hassidisme n'est pas commun dans le reggae. Peux-tu nous expliquer le culte, la religion, ta foi ? L'Hassidisme est une forme orthodoxe du judaïsme. Elle signifie que les Juifs croient que la Thora et l'Ancien Testament nous viennent directement de Dieu. Nous respectons les lois de la Thora de façon très stricte. L'Hassidisme est né en Europe il y a quelques centaines d'années à un moment où le Judaïsme commençait à être plus ou moins autorisé. Une vague mystique vint avec le Rabbin Israel ben Eliezer, maître du Bon Nom, qui commença à répandre cette nouvelle idée du Judaïsme qui respectait les lois à la lettre. Le Judaïsme devait devenir quelque chose d'omniprésent dans la vie, dans l'énergie… Et c'est ce que j'exprime à travers la chanson, la danse, l'entendement de Dieu autant que possible et le fait d'avoir une émotion vraie pour lui. Dieu n'est pas quelque chose de lointain. Il est ton père, ton frère, ton amour… Dieu est proche de la personne et essaie de lui ouvrir les yeux sur la réalité. C'est ainsi que je vois l'Hassidisme. Je vis donc à Crown Heights dans une communauté hassidique. C'est un lieu de contradiction entre un respect des lois et des barrières de partout. Cela implique aussi beaucoup de dévotion et … c'est un vrai combat que d'arriver à une certaine spiritualité au quotidien.
Au sujet de la pratique justement, j'ai lu que prier à la synagogue n'était pas forcément une activité dans laquelle tu te reconnaissais, que tu trouvais cela parfois ennuyeux ? Non, je vais à la synagogue chaque jour, nous prions trois fois par jour. Mais c'est vrai que je trouve plus difficile de se connecter à Dieu à la synagogue que via la musique ou le simple fait d'évoluer dans la Nature. Il n'y a rien d'externe, tout est basé sur l'interne, le travail individuel et l'esprit. Donc, c'est vrai que cela peut être ennuyeux et difficile mais cela reste pour moi la façon d'atteindre Dieu.
Qu'est-ce que la religion implique dans ta vie quotidienne ? Les lois incluent par exemple que du vendredi soir au samedi soir nous n'utilisons pas l'électricité, nous ne conduisons pas, en général nous n'allons pas au cinéma, nous n'écoutons pas la radio, nous mangeons uniquement kasher et un certain type de nourriture… Nous prions plusieurs fois par jour, les hommes et les femmes n'ont pas le droit de se toucher à moins qu'ils ne soient mariés…
Et pour parler de musique, quelles sont tes références musicales ? Tu nous parlais de reggae, de hip hop… Quels sont les artistes que tu apprécies ? Bob Marley m'influence beaucoup, Sizzla, Buju Banton, Capleton, Damian Marley. En hip hop, ce serait Outkast, Nas, The Roots, Common, et en rock, Fish du Grateful Dead, Neil Young, Flamming Lips…
J'ai vu que tu avais vendu une quantité hallucinante de ton "Live at Stubb's", quelque chose comme 50 000 copies… Au jour d'aujourd'hui, l'album s'est vendu aux Etats Unis à plus de 100 000 exemplaires. C'est vraiment pas mal…
C'est très encourageant car pour le moment tu es encore inconnu en Europe… Tout à fait, c'est la première fois que nous tournons en Europe. J'étais venu une fois à Paris pour un unique show. Il y a de ça un peu plus d'un an. Je n'étais pas avec mon groupe mais un backing band de Paris. On commence tout juste à s'attaquer à l'Europe et au reste du monde.
Comment s'est faite la connexion avec Sony, une major company ? Nous avons d'abord signé un contrat pour tous nos albums avec un plus petit label du nom de Or Records. Le directeur du label (Michael Caplan) avait travaillé très longtemps pour le label Epic de Sony. Il avait eu le groupe Lonely Boys qui avait vendu des centaines de milliers d'albums et avait fini chez Epic. Pour nous, la connexion s'est faite bien avant nos 100 000 albums vendus. Epic était déjà intéressé par notre musique et nous a signés dans de bonnes conditions. Voilà comment on est arrivés chez une major company.
Dirais-tu que ton but est de devenir un artiste plus global, "généraliste" ? Oh oui, cela a toujours été mon désir. Etre connu et voir ma musique écoutée dans tous les coins du monde…
J'ai vu essentiellement des médias liés à la culture juive, à la communauté… Pourquoi ce choix de t'adresser d'abord à la communauté juive ? Ce n'est pas vraiment un choix. En Amérique c'est arrivé tout à fait naturellement. C'est d'abord la communauté juive qui est venue à moi. Et à partir de là, nous avons commencé à nous répandre pour, au final, atteindre un public majoritairement non juif, et très mélangé. Cela va sûrement se passer de la même façon en Europe. Au départ, c'est la communauté qui viendra d'abord à moi. Les Juifs seront fiers de voir quelqu'un qui fait de la musique qui est bonne et j'espère que par la suite le reste du pays suivra…
Es-tu décidé à t'imposer davantage au niveau de la scène reggae ? Veux-tu être reconnu en tant qu'artiste reggae ? Oui, je pense que les gens qui écoutent du reggae apprécient notre musique. Nous avons un mélange très fort. Je me souviens d'un concert à Amsterdam où j'ai vu dans le public un grand black rasta danser à côté d'un frère en habit avec sa kippa. Tu ne vois jamais ça, c'est vraiment très rare !
Parlons de tes lyrics, il y a une large place laissée à l'imagerie, à l'iconographie divine comme dans Chop 'Em Down… Est-ce que ta musique, à l'instar des Rastas, est là pour exprimer ta foi, la vois-tu comme un médium ? Oui c'est tout à fait vrai. Il s'agit d'exprimer sa foi, d'exprimer toutes sortes d'idées. Qu'importe l'idée pourvu qu'elle soit en phase avec le temps. C'est comme ça que les idées ont leur place dans les chansons. Par exemple dans Chop 'Em Down le refrain dit : "From the forest itself comes the hand for the ax" c'est une idée que j'ai lu dans un livre juif hassidique qui s'appelle le Tanya. C'est un livre fondamental du mouvement hassidique. Et c'est également écrit dans la Thora. Qu'est-ce que cela signifie ? : la hache vient de l'arbre, elle est faite de bois. Mais c'est la hache qui finira par couper l'arbre. Cela rejoint un peu l'idée que les gens se font de moi : "comment peux-tu être un religieux et être dans le show-business en même temps !". Le show-business, des médias et malheureusement toutes ces choses sont utilisées de façon négative. Cela n'a qu'un intérêt c'est de flatter son ego, se sentir big en faisant beaucoup d'argent… C'est de cela qu'il s'agit, la chanson parle de ne pas faire ça et de t'en remettre à Dieu. Je pense que nous pourrions utiliser les médias dans un but positif.
As-tu des contacts avec la communauté rastafarienne ? Je sais que tu avais des dreadlocks étant plus jeune… Quand j'étais à la fac, j'écoutais Bob Marley et je ressentais une connexion très forte avec lui et sa musique, ses paroles… Et comme tous les teen-agers je me suis identifié et je voulais être comme cette personne. Je ne savais rien des coutumes jamaïcaines et tout ça… Je m'identifiais plus à la musique de Bob Marley qu'à l'école ou mes amis. Je me suis laissé pousser les dreads, en effet. Puis, je me souviens du moment où le temps vint de les couper. C'était une expérience incroyable pour moi. C'était vraiment une période de transition où je laissais partir cette image de moi. Car quand tu es jeune et que tu portes des dreadlocks, tu véhicules une certaine image de toi-même. J'ai dû les avoir entre 14 et 18 ans. Je les ai coupées car je me suis dit que je n'avais plus besoin d'utiliser cette image pour être fier et fort. Je me suis ré-estimé. Sinon, oui j'ai rencontré beaucoup de personnalités du reggae jamaïcain, de la culture rasta. Les gens nous soutiennent beaucoup.
Qui par exemple ? On a par exemple fait ce festival cet été à Red Rocks Island, le Carifest. C'était la première fois que nous jouions à ce festival et les organisateurs nous ont vraiment mis en avant, à l'affiche aux côtés de Capleton, Buju Banton et Luciano. Et il y en avait d'autres comme I-Wayne et des artistes installés, mais nous étions en tête d'affiche, les organisateurs nous ont fait confiance.
Comment les artistes jamaïcains reçoivent ta musique ? Plutôt bien, les gens sont un peu suspicieux dans un premier temps : "Qui c'est ce mec ? d'où vient-il ? etc…" dans cette communauté les nouvelles vont vite donc, en fait, à partir du moment où les gens nous ont vu sur le line-up du festival, ils nous connaissaient. Et lorsque l'on joue nos titres, cela fonctionne.
As-tu pour projet d'enregistrer une combinaison avec un artiste jamaïcain ? Oui, nous avons fait beaucoup de premières parties. Il y a peu, avec Damian Marley, Luciano, Sizzla, on a aussi fait le festival Bob Marley en Californie, Miami. On verra ce qui se passera dans le futur, sur certains morceaux choisis je pense qu'on le fera. Certainement le prochain album. L'avenir nous le dira…
Tu parles de ton album "Youth" qui sort en février ? Non, il y a des featurings sur celui-ci mais d'artistes peu connus. On y trouve un ami d'enfance à moi qui est très bon rappeur. On a fait une chanson sur notre histoire commune. Et une autre collaboration avec Sufi Muslim qui joue de la kora accompagnant un beatbox.
D'où te viens justement cette pratique du beatbox ? Cela me vient de la fac, je n'avais rien de mieux à faire (rires)…
Tout le monde semble te soutenir, comment vois-tu ton futur ? Dans un futur proche, j'aimerai revenir en Europe au mois de mars et jouer devant des 1000 ou 2000 personnes chaque soir. Puis revenir à l'été pour les festivals. Le cd va bientôt sortir, j'espère que nous allons passer en radio et que cela va marcher, Dieu seul le sait…
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