INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Karl Joseph
le jeudi 10 novembre 2005 - 14 083 vues
Après 36 ans de carrière et presque autant d'album officiels, Burning Spear n'a toujours pas dit son dernier mot. D'autant plus que pendant ces longues années où il enregistrait des trésors artistiques, il n'a (presque) rien gagné sur ses albums. Producteur de ses concerts, il a trouvé un équilibre financier en multipliant les tournées. Alors qu'il peut enfin se nourrir des fruits de son travail, Winston Rodney aspire désormais à plus de tranquillité. Mais le javelot brûle encore.
Reggaefrance / 'Our Music'', votre dernier album, vient de sortir. Après 35 ans de carrière, vous maintenez un rythme soutenu… / Yeah, en fait, j'ai commencé à faire mon truc à moi. J'ai décidé de faire ce qui était bon pour moi. Ma première sortie sur le label Burning Spear était ''Freeman''. ''Our Music'' est la deuxième. A partir de maintenant, tous mes albums sortiront sur mon label.
Vous ne voulez plus avoir affaire aux maisons de disques… Non, c'est fini tout ça. Maintenant j'ai mon propre label, je m'occupe de moi tout seul. La première chose que j'ai commencé à faire, c'est me produire moi-même en concert. Beaucoup d'agents pensaient que ça ne marcherait pas. Je leur ai prouvé que c'était possible. Ca a marché, ça marche, et ça marchera toujours. I'm the man and nobody's gonna make it better than me !
Le titre ''Our Music'' parle de tout ça, c'est un conseil à la jeune génération… Oui, le but est d'ouvrir les yeux des jeunes et futurs chanteurs. Leur écrire noir sur blanc qu'ils ne devraient jamais, jamais, donner leur musique à qui que ce soit. Je suis là depuis un long moment, depuis 1969, et j'ai travaillé avec des producteurs véreux, des promoteurs véreux, des maisons de disques véreuses… Ce n'est que dans les années 90 que j'ai commencé à me nourrir du travail que je faisais depuis 1969 ! Beaucoup d'années se sont écoulées avant que je puisse récolter les fruits de mon travail. Mais tu sais quoi ? Je me suis élevé, avec ma confiance en moi et mes capacités… Just keep on moving… Il n'est pas question que je m'éloigne de cette musique, pas plus que je ne la donnerai à quiconque. Je ne vais appeler personne, ni leur demander un prêt.
Mais vous êtes déjà reconnu, c'est sûrement plus difficile pour les jeunes artistes. Cela prend du temps, de la patience et beaucoup de travail. Mais il faut persévérer dans cette voie. La première chose à faire, c'est d'essayer. Si tu n'essaies pas, comment sais-tu que ça ne marchera pas ? Et si tu essaies une première fois et que ça ne marche pas, insistes.
Est-ce pour cette raison que vous ne produisez pas de jeunes artistes ? Parce qu'ils devraient monter leur propre business ? Non, ce n'est pas pour ça… On ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve. Je suis en train de construire quelque chose. Quand je l'aurais achevé, tout peut arriver. Mais il faut d'abord avoir des fondations solides avant de te lancer dans d'autres choses. Regarde ces deejays qui se sont fait beaucoup d'argent… Aujourd'hui que leur reste-t-il ? Rien. Qu'ont-ils fait de leur argent ? Rien. S'ils avaient pensé comme je pense aujourd'hui, peut-être qu'il leur en resterait un peu. Mais tous ne pensaient qu'à amasser l'argent et mener une vie de paillettes. Une fois l'argent dépensé, tout était fini. Il te faut penser au business, c'est très important. Je suis en train de construire quelque chose. Quand je l'aurai achevé et vérifié sa solidité, je ferai un pas de plus en avant.
Vos difficultés ont commencé avec Coxsone. Clement Dodd n'était pas un homme honnête. Il ne s'occupait pas de ses artistes, il ne leur donnait rien. C'était un homme qui gardait tout pour lui. Les artistes ne touchaient rien sur les ventes de leurs albums. Il ne leur disait rien, il faisait comme il l'entendait, sans rien demander à personne. Coxsone n'était pas le meilleur pour s'occuper de ses artistes, mais c'était le meilleur pour la musique. Studio One était en quelque sorte le premier collège musical en Jamaïque. Il faut lui reconnaître ça. Il a découvert beaucoup de jeunes artistes, moi compris. Mais on ne pouvait pas manger de ce que nous faisions. Personne.
C'est pour cela que vous avez rejoint Jack Ruby ? Oui, j'ai pu manger un peu avec les albums enregistrés avec Jack Ruby. Ce n'était pas assez, mais au moins j'ai pu gagner un peu de quoi manger. Après Jack Ruby, j'ai commencé à faire des choses pour moi. J'ai eu affaire avec Island, EMI, Slash, Heartbeat, Bam…
Blue Moon aussi… Blue Moon ne m'a rien donné non plus. Je n'ai pas touché de royalties sur ''Live in Paris''.
Il s'est pourtant bien vendu. Oui, je sais. C'est pour ça qu'il est important, parfois, de partager des choses avec les fans. Qu'ils sachent ce que les artistes affrontent, pour leur montrer l'envers du décor… Ce que j'ai touché de Heartbeat… c'était ridicule. Je n'ai même pas eu la moitié de ce que j'étais supposé avoir. C'est pour ça que je suis parti, et que j'ai commencé à faire des choses pour moi. Si on prend un album comme ''Calling Rastafari''… Aujourd'hui, Heartbeat me doit un paquet de royalties. Pour cet album qui a gagné le Grammy, je n'ai pas été payé. Les gens ne savent pas toutes ces choses. Parfois, ça n'a pas de sens de leur expliquer tout ça, parce qu'ils ne vont pas forcément comprendre. Beaucoup d'artistes gardent tout ça pour eux.
Depuis vos débuts en 1969, la situation est la même ? C'est un peu différent maintenant. Beaucoup de personnes font leur truc en ce moment. De petits trucs. Mais certaines choses n'ont pas changé. Les artistes ne sont pas traités comme ils le devraient. Ca se passera toujours comme ça, toujours. Aujourd'hui, il y a tellement de jeunes qui sont anxieux, qui veulent être impliqués dans le business, et à qui l'on promet plein de choses qu'ils ne verront jamais. Ils feront ce qu'ils ont à faire, mais ils ne tireront rien du business.
Revenons à Jack Ruby. Pourquoi vous êtes-vous séparé de lui ? Ce qu'il s'est vraiment passé, c'est que Jack avait un contrat avec Island. Je n'étais que chanteur pour Jack Ruby, c'était lui le producteur. Quand son contrat a expiré, je lui ai dit que je ne ferai plus de business avec lui. Je voulais que ce soit un contrat entre Burning Music et Island. Jack était un homme gentil. Il était musical. Mais il n'avait personne pour l'aider à structurer le côté business de son activité de producteur. Je ne pouvais pas retourner avec lui, je pensais à moi.
Vous vivez aux USA depuis 17 ans. Restez-vous connecté avec la scène jamaïquaine ? Pour être honnête, je ne suis pas vraiment au courant de ce que font les jeunes artistes impliqués dans le business aujourd'hui. Je ne les connais pas bien. J'entend des chansons par-ci par-là, et je sais que ça vient de Jamaïque. Certaines sont vraiment très fortes. La musique a changé, maintenant il y a le reggae-soca, des choses comme ça. Moi je pense que le reggae c'est le reggae, et la soca c'est la soca. De mon temps, c'était roots reggae. Maintenant c'est différent, la jeune génération voit les choses autrement. Mais ça ne me dérange pas.
Il y a justement une nouvelle génération d'artistes en Jamaïque, qui remet le roots au premier plan. Si c'est le retour du roots… Well, le roots n'a jamais été bien loin (rires). Ce n'est pas comme si on avait perdu le roots. Le roots a toujours été là. Pour moi, si c'est roots, alors c'est bon. J'ai toujours pensé qu'on a besoin de plus de chanteurs, pour renforcer le roots, pour le hisser vers le haut.
Aujourd'hui, avoir le plus de chanteurs roots possible, c'est bon pour la musique et pour notre reconnaissance internationale.
Avez-vous enregistré des specials ? Non, jamais. Les specials n'aident pas vraiment l'artiste. Quand tu fais un special, tu parles d'un sound system pas de toi. Et ça profite au sound system, pas à l'artiste : c'est une compétition entre les sounds. Mais ça n'apporte rien. Si je te fais un special, et que je refuse de le faire à d'autres, ça va créer un conflit. Si je le fait pour toi, pourquoi pas à d'autres ? Et si j'accepte d'en faire un deuxième, pourquoi pas trois ? Je me retrouverais à faire des specials pour tout le monde… c'est trop. Beaucoup de gens me le demandent, mais je ne peux pas. Après, les gens vont perdre du respect pour toi, ils vont te regarder différemment parce que tu as refusé de leur en faire un. Ils font se dire que tu n'es pas celui qu'ils pensaient. So… Je n'en fais pour personne.
Il y a des rumeurs comme quoi Jaro en aurait un… Qui ça ? Jaro ? Je ne le connais pas. Et je ne sais pas d'où il aurait pu l'avoir, car je n'ai jamais, jamais enregistré de special pour quiconque.
Vous n'avez jamais fait de combinaisons, non plus. Pourquoi ? Ca ne m'intéresse pas. Si ne l'ai pas fait autrefois, ce n'est pas maintenant que je vais le faire. Je n'ai pas à faire ça. Je suis dans mon truc, tout seul, je fais ce que j'ai à faire. Pour être honnête, je ne trouve pas qu'un duo apporte grand-chose. Ca créé une petite excitation : ''oh, Spear a chanté avec untel'', et ça s'arrête là. J'ai besoin de faire des choses qui apportent quelque chose.
Pourtant, la réunion de deux artistes peut créer quelque chose… Il se passe quelque chose entre les deux, mais ça n'apporte rien. Ca fait parler, blablabla, et puis stop.
Je ne suis pas ce genre de personne. Je suis un artiste solo, je dois me concentrer sur moi. Je suis dans ce business depuis tellement longtemps… Come on ! Il est temps que je pense à moi. Que je me présente et que je me vende aux gens.
Certains disent que votre prochaine tournée sera la dernière… (rires) Qui sait ? Peut-être, peut-être pas. Pour le moment, je suis en pré-retraite. Je fais les choses doucement, je ralentis le rythme. Ce que j'essaie de faire maintenant, c'est de vendre des disques. Beaucoup de gens voient Burning Spear comme un bon performer en live. Et j'ai besoin que tout ces gens-là me soutiennent en achetant mes disques. Beaucoup de gens pensent que le roots ne peut pas se vendre. Avec l'aide des gens, et en particulier les fans, on peut en vendre beaucoup. J'ai hâte de montrer au monde que grâce aux fans, on peut vendre du roots, et que le roots peut se vendre.
Et pour la suite ? J'ai hâte de me retirer. Prendre le temps… Je vais toujours en studio, mais les tournées vont devenir plus rares. En ce moment, je travaille sur mon documentaire, qui dira tout sur Burning Spear, des débuts jusqu'à maintenant. Il y aura une tournée l'année prochaine, et je devrais aussi retourner en studio. Let's keep on moving…
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