INTERVIEW :
Interview et photos : Benoit Collin
le dimanche 10 juillet 2005 - 18 618 vues
Les Californiens de Groundation, étaient dans une grande tournée estivale en Europe qui est passée par la France. Mais c'est en Allemagne, après une prestation irréprochable sur la scène du Summerjam, que nous les avons rencontrés. L'occasion parfaite pour faire connaissance avec la formation devenue en quatre albums le chef de file du reggae américain. Groundation ne joue pas seulement un roots mâtiné de jazz, mais une musique intelligente portée par de brillantes compositions. Rencontre avec leur leader, chanteur et guitariste, Harrison Stafford.
Reggaefrance / C'était votre première fois au Summerjam, quelles sont vos impressions ? / Les gens étaient là, c'était une vraiment formidable vibration. J'aurai aimé qu'elle dure encore et encore… Les gens nous connaissait, ils savaient quel genre de musique on faisait, et quelle musique on venait jouer ici. On est juste heureux d'avoir l'opportunité de venir jusqu'ici pour jouer, et voir des gens qui apprécient ce que l'on fait, qui aiment la vie et la célèbrent au travers de la musique… C'est un honneur d'en faire partie.
Parlez nous de vos débuts dans la musique. Je ne pourrai pas dire quand j'ai commencé à aimer la musique, j'ai l'impression que je l'ai toujours eue en moi. Mon père est musicien de jazz, il joue du piano. Quand j'étais petit et que je n'arrivais pas à dormir, je venais le voir et il me faisait écouter Duke Ellington. Je devais avoir trois ou quatre ans.
J'ai un grand frère qui écoutait plein de styles de musique, et il écoutait du reggae : Peter Tosh, Bob Marley, ce genre de disques. C'est la première musique qui m'a vraiment interpellé. J'étais jeune, j'avais cinq ans.
J'ai commencé à m'intéresser à la culture jamaïcaine, à Rastafari… Je suis allé en Jamaïque très jeune, et dans beaucoup de villes d'Afrique. En CM2, j'ai fait un exposé sur Rastafari. J'étais jeune, vraiment ! Je ne savais pas encore que la musique allait prendre une telle place, à l'époque je savais seulement que je voulais aider les gens : être docteur, faire en sorte d'aider les gens... Mais la musique était la réponse. C'était un peu le moyen d'atteindre le plus de gens possible, de sauter les frontières, les langues. La musique était Le truc.
Après le lycée, je voulais vraiment étudier la musique. La seule université où je me suis inscrit était en Californie. J'y suis allé car ils avaient un programme de jazz. L'un des meilleurs que l'on pouvait trouver aux Etats-Unis à cette époque. 8 heures d'école par jour, 10 heures par jour à jouer… C'est là que j'ai rencontré Marcus, le clavier, Ryan le bassiste et Kelsey Howard au trombone. La musique était là, c'était ça et rien d'autre ! Si j'avais plus de temps, je le donnerai à la musique.
Quelles sont vos influences ? Nous venons de partout. Evidemment, le reggae roots jamaïcain des années 70 : The Gladiators, Burning Spear, Israel Vibration, Bob Marley bien sûr… Mais aussi le jazz : John Coltrane, Miles Davis, Billy Evans, CannonBall Aderley… ce sont des musiciens incroyables. Et aussi le hip hop, le funk… Surtout des musiques qui "groovent", pas de classique ou de folk : surtout du groove.
Comment se passe l'écriture des textes ? Avant, je m'asseyais plus. Sur les précédents albums, je composais beaucoup. A travailler sur les thèmes chansons, les écrire. En grandissant, j'ai lu énormément de livres, j'ai vu beaucoup de films. J'adore ça, j'en regarde tout le temps. Je voulais garder cette "histoire", cette émotion, la mûrir dans un coin de mon cerveau et puis m'asseoir le moment venu avec ma guitare et commencer à écrire les textes, qui me venaient de je ne sais-où. Les albums "Hebron Gate" et "We Free Again" sont nés comme ça : les paroles viennent de cet espace, de cette ouverture. Je ne m'assois pas en me disant : "OK, quelle rime je peux faire avec ça ? J'ai besoin de trois syllabes ici", etc. Ca se passe plus librement. C'est comme ça que ça devrait être tout le temps.
Vous êtes Californiens, pensez-vous avoir ouvert la voie aux groupes de reggae américains ? Je l'espère. Mais je ne le sais pas vraiment. La musique avance, que tu viennes des Etats-Unis ou d'ailleurs, il faut que tu proposes quelque chose d'original, un son différent, spécial, unique : un son qui te ressemble en somme. Tu ne veux pas entendre dire : "oui ça sonne bien, on dirait Burning Spear." Il faut trouver son propre style. On continue de travailler là-dessus au sein de Groundation. Mais je pense que tous les musiciens, tous les groupes, partout dans le monde, doivent trouver leur truc. Il y a beaucoup de groupes de reggae aux Etats-Unis. Mais ils faut qu'ils aient leur propre voix. Pour voyager partout dans le monde et diffuser un message, il faut que ce message doit être le leur, il doit leur correspondre. Il doit être réel, être unique. Peut-être que nous préparons la venue de groupes comme ça. Je l'espère.
Ici, l'accueil que nous recevons vient de la musique. Ce n'est pas parce que nous sommes bons sur scène, ou qu'une ou deux chansons sont bonnes… Ca doit être quelque chose de spécial. Et alors les gens l'écouteront. Des gens qui habitent ton quartier, et d'autres qui vivent à des milliers de kilomètres.
"We Free Again" vous a définitivement imposé en Europe. Espériez-vous cette reconnaissance ? Pensez-vous qu'elle est trop rapide ? Je ne pense pas qu'elle soit trop rapide. J'ai toujours pensé que la progression du succès et celle du groupe allaient de pair. Plus notre popularité a grandi, et plus notre musique est devenu meilleure. On est encore en train d'évoluer musicalement. Quand un groupe essaie de trouver un son, de repousser des limites, c'est ce que Groundation fait… Je pense que "Hebron Gate", qui est sorti en France, était un album unique. Les gens l'ont aimé, la maison de disques l'a remarqué et a voulu continuer. Et "We Free Again" est sorti et a très bien marché aussi, dans toute l'Europe. Notre popularité grandit. Mais attends le prochain album, tu verras vraiment ce que nous essayons d'accomplir.
Quels sont les projets de Groundation ? Notre nouvel album évidemment. Les gens nous demandent tout le temps notre meilleur album ou notre meilleure chanson, mais on n'en a pas. Les albums sont comme ils sont, comme ils ont été faits. Il n'y a pas de "meilleure chanson" sur ces albums. On se marre parfois en studio quand on se dit qu'on s'en fout. On n'a pas de chansons de quatre minutes pour qu'elles passent à la radio. Les chansons durent le temps qu'elles doivent durer, l'album aussi. Et le meilleur album est toujours celui à venir. Le prochain sortira cet hiver.
Parlez-nous de votre label, Young Tree Records. Le label existe depuis la sortie de Young Tree, en 2000. On le bâtit peu à peu, on a sorti d'autres artistes dessus, comme Pablo Moses, The Congos, Winston Jarrett, Andrew Bassie, le meilleur musicien de Jamaïque… Ce ne sont pas des disques qu'on peut entendre en France ou en Europe. Young Tree Records est à nous aux USA, et c'est ce qui nous permet de rester underground.
Et cela vous donne une liberté totale dans les compositions… C'est pour cela qu'on le fait. Parce sinon un producteur sera là à nous dire : "Cette chanson est sur cinq temps, les gens ne vont pas danser là-dessus !" ou "Pourquoi ne pas écourter cette chanson à 4mn ?". Nous, on est là pour la musique. C'est pour ça qu'on se produit nous-mêmes. On est libres de créer la musique qu'on aime. Et je pense que nous tous au sein de Groundation nous entendons là-dessus.
Vous avez un message à faire passer à nos lecteurs ? On voudrait que tout le monde sache en France que nous sommes vraiment reconnaissants de pouvoir faire une telle tournée. La vie est courte, you know, et pouvoir partager de telles expériences, c'est tout simplement formidable. C'est un cadeau incroyable de pouvoir jouer de la musique à des gens qui l'aime et qui l'accueille chaleureusement. On a fait un long chemin pour venir ici, et les gens sont si accueillants.
Les Français doivent savoir que Groundation ne changera pas, on n'est pas là pour devenir millionnaire et passer sur MTV. On est là pour la musique avant tout. Et pour les gens, l'égalité des droits, la justice, on est là pour la lutte. Chaque chanson parle de nous en tant que personne, dans notre évolution. Cela parle aussi bien à des Français qu'à des Californiens. C'est la même chose : ce sont nos leaders qui nous ont menés à la guerre. Ce n'est pas nous. Groundation est ici pour casser ça.
C'est important pour vous d'éveiller les consciences aux Etats-Unis ? Définitivement. Mais c'est très difficile, car ce n'est pas vraiment populaire, et ça ne rapporte pas d'argent. Mais si on y travaille… Libérer des peurs aussi. On était en tournée aux USA ; un gars vient me voir et me dit qu'il a longtemps pensé au suicide. Et que maintenant il écoute du reggae, il écoute Groundation et il adore ça. Que sa vie a pris un autre sens. Sauver quelqu'un de sa mort, ça vaut vraiment le coup. Je donnerai ma vie pour ça.
La vie est un échange. Ce n'est pas comme si on espérait devenir millionnaires, avoir une grande maison sur les collines. Ce que l'on espère, c'est vivre et mourir, et laisser de la grandeur derrière nous. Que dans le futur, les musiciens écoutent notre musique pour s'en inspirer, se nourrir. Rester à jamais.
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