INTERVIEW :
Propos recueillis par : Maxime Nordez
Photos : Sebastien Jobart
le lundi 16 mai 2005 - 14 715 vues
Les guitaristes ayant marqué le reggae ne sont pas si nombreux et se comptent sur les doigts d'une main. Celui que nous avons eu la chance de rencontrer se trouve certainement parmi les touts premiers. Guitariste virtuose, Earl Chinna Smith a usé les studios de Kingston et a participé à tellement de sessions qu'il se refuse désormais à compter ses collaborations : impossible de se rappeler de toutes.
Actualité, projets et souvenirs : Earl Chinna Smith s'est volontiers prêté au jeu de l'interview. Retour sur une carrière exemplaire que le musicien a placé sous le signe de Jah.
Reggaefrance / Es-tu souvent venu en France ? / Oh oui ! De nombreuses fois. La première c’était avec Jimmy Cliff en 1979. La France aime le reggae depuis longtemps. On a joué dans presque toutes les villes. Je suis allé plusieurs fois au MIDEM aussi.
Quelles sont tes impressions sur le show de samedi dernier aux Zicalises ? Nice ! Le plus cool c’est que certains artistes jouaient en France pour la première fois comme Kiddus I, le vétéran Bob Andy et ce groupe style Jazz Jamaica que j’adore : les Skatronics. Quant à Junior Murvin, je le connais depuis que nous nous sommes rencontrés chez Scratch (Lee Perry, ndlr).
Y a-t-il un musicien jamaïcain que tu ne connaisses pas ? J’en connais beaucoup, c’est vrai mais il y a énormément de nouveaux artistes. C’est très bon que les artistes se renouvellent. Il y a beaucoup de vieux chanteurs qui, eux, aident à créer un esprit de grande famille. Tout est question de livity. La Jamaïque reste un petit endroit comparé au reste du monde. Nous sommes tous très proches.
Parlons de ton actualité, tu as un album de dub qui sort avec Mutabaruka ? Oui, il est déjà disponible. Il s’intitule ''Check it dub !'' c’est un concept global. Nous avons un sérieux catalogue en notre possession et sommes en train de rééditer. Je ne suis pas quelqu’un de vénal, je n’essaie pas de vendre un maximum de cd. Celui-ci est le premier et on a vu que cela fonctionne plutôt bien.
Tu aimes varier les expériences : cet album dub succède à l’expérience acoustique d’Inna Di Yard pour Makasound... Oui, car la musique ne se résume pas à une seule chose. Music is everything. Il y a différents publics dans le reggae. Certains aiment les formations classiques avec basse/batterie/guitare et d’autres apprécient les nouvelles expériences scéniques comme une seule guitare et un piano. Les gens savent apprécier les nouvelles vibes comme lorsque je me contente d’accompagner un chanteur à la guitare. On rajoute un set de percussions, c’est ce qu’on a l’habitude de faire inna di yard et c’est tout le concept de Makasound. Quand tu joues seul la guitare, c’est plus facile, tu n’as pas à te prendre la tête avec la sono (rires). C’est quelque chose de naturel pour nous. On a toujours fait ça, on se met dans une vibe commune et on crée.
Etait-ce la première fois que tu enregistrais un album comme ça ? Sur un label ''à but commercial'', oui. On a même fait un peu de vidéo afin de montrer au monde entier comment ça se passe. On ne fait rien de mal n'est-ce pas ? (rires) Il s'agit de montrer le côté spontané de notre démarche. Nous voulons que les gens comprennent et apprécient cette convivialité. Lorsque l'on fait ça à la maison, on saute partout (rires) et même en tournée, dans le tour-bus, au supermarché... on joue et on chante tout le temps ! C'est un mode de vie.
Et à quoi ressemble ton mode de vie actuellement ? Tu es tout le temps en tournée ? Non, pas vraiment. J'ai calmé un peu les tournées afin de me concentrer sur mon catalogue. J'ai envie de ressortir des trucs enregistrés il y a des années. Ce qui est sûr c'est que je ne suis pas contrôlé par ce fameux germe qu'est l'argent. Je fais ce qui me semble être bon. Je fais toujours des sessions à l'étranger, c'est très enrichissant. Puis je rentre à la maison.
Comment as-tu appris à jouer de la guitare ? Tu as une façon très particulière d'aborder cet instrument... Cela vient du fait que j'ai grandi dans les sound-systems avec mon père. Un jour, un des Dj's s'est pointé avec une guitare et j'ai trouvé ça du meilleur goût. J'avais envie de m'approcher de l'instrument. Mais tu as certains principes en Jamaïque qui font que tu ne peux pas toucher. J'étais comme hypnotisé par l'aspect de cet instrument qui allait devenir ma passion. Je vivais à Greenwich Town, il y avait là-bas beaucoup de musiciens comme Slim Smith, Delroy Wilson, Bunny Lee... c'est un village musical. On passait notre temps à chanter et à apprivoiser la musique des Etats-Unis (il chante) ''come on baby let's the good time...'' puis on a composé nos propres chansons et la guitare est venue avec. Jusqu'en 1964-65, on n'avait pas accès à la télé, puis on a commencé à voir les guitares. Un gars du village en a acheté une pour s'accompagner au chant. Je me souviens qu'il s'appelait Earl Zero. Il mimait un jeu de guitare mais ne savait pas jouer. Au début de Soul Syndicate, on vivait tout près de la plage. On évoluait entre 9th street, 8th street, 7th street le long de la voie ferrée, 6th street et 5th street, là où j'habitais sur East Avenue. Ce que j'ai appris musicalement a été pendant les 60's et l'expérience Soul Syndicate. Je ne faisais pas encore partie du groupe mais on se rassemblait sur le rivage et on jouait pour les filles.
Tu étais en train de construire ton oreille musicale ? Yeah man ! J'ai appris progressivement la guitare, chansons après chansons. Puis vint le jour où le guitariste a dû partir aux Etats-Unis pour ses études. Je connaissais déjà toutes les chansons et le bassiste m'a donné ma chance. Au bout de quelques mois, je suis devenu le leader du groupe. J'ai pris ça très au sérieux et je travaillais beaucoup la guitare jusqu'à ce que mes doigts soient en sang. Je jouais toutes sortes de styles car pour moi, la musique est faite de différentes tendances. Tu as la tendance caribéenne, tropicale, asiatique, européenne... Je me suis dit qu'il fallait me pencher sur chacun de ces styles pour améliorer mon jeu.
Quelqu'un comme Jimi Hendrix par exemple t'a-t-il inspiré ? J'adorais Jimi Hendrix, c'est la première fois que j'entendais une guitare aussi puissante (en volume). C'était un vrai exemple. J'avais envie de faire la même chose sans pouvoir matériellement. Je n'ai pas eu la chance de le rencontrer mais un de mes breddren vivait à Seattle et m'a ramené un autographe de Jimi dont j'étais très fier et que je montrais à tout le monde (rires). J'aime saisir l'esprit des artistes surtout des gens formidables comme Hendrix. Il y a des musiciens agressifs, je préfère les plus posés. Mais chacun a le choix : Freedom is a mus'
Sais-tu lire et écrire la musique ? Well, je lis la musique mais je l'écris rarement. Quand j'écris la musique, ce n'est pas de la façon dont on apprend en conservatoire. Je ressens la musique.
Tu n'as donc pas besoin d'écrire ? Pour certaines personnes je l'ai déjà fait mais tu sais ce qu'on dit : Who feels it knows it so...
Tu as joué avec Soul Syndicate mais aussi avec d'autres grands noms du reggae comme Jack Ruby... En tant que musicien je ne me suis jamais mis de barrières. La liberté fait partie de la musique. Avec Soul Syndicate, on a travaillé avec tous les producteurs en tant que backing band. On a été pendant longtemps l'un des backing les plus actifs. On enregistrait, on jouait live, on sortait des disques. On a joué pour tous les producteurs comme Joe Gibbs, Keith Hudson, The Observer, Bunny Lee, Phil Pratt, Randy's...la liste est longue !
Tu as une idée du nombre de disques sur lesquels tu joues la guitare ? Non ! (rires) Il ne faut pas commencer à compter. La musique ne change pas et il y a toujours autant de producteurs excellents non reconnus. Certains tunes ne sont pas forcément disponibles aujourd'hui. Certains producteurs travaillent dur mais n'auront jamais l'argent pour réaliser leurs projets. On me demande des sessions parfois. J'y vais et je repars avec une petite cassette, sans argent, mais la vibe et là. Parfois je retrouve une de ces cassettes et je me rends compte que c'est wicked ! Il y a des milliers de chansons sur ces cassettes. J'ai des inédits de Johnny Clarke, des Diamonds, de Tubby. Ces chansons vaudraient de l'or à l'heure actuelle.
En groupe, comment composez-vous ? C'est très simple. Quand tu fais une session, tout le monde est regroupé dans une même pièce, tranquilles, à fumer des spliffs. Trois hommes rentrent dans le studio et se mettent à chanter et là, à l'écoute de leur chant, on se rend compte que le riddim est déjà fait. Quand on entend les harmonies, la musique va de soi. Les énergies créatrices de chacun sont déclenchées par le chanteur et ses chœurs, le plus souvent déjà organisés. Je ne sais pas comment les autres abordent la musique mais pour moi, il n'y a pas une bonne façon de faire. Il n'est question que de feeling. Tu dois sonner aussi bien que les chanteurs. Si en plus tu as une guitare, une batterie, un ingénieur, c'est une bénédiction. Parfois, on fait travailler le chanteur mais la plupart du temps, il propose déjà quelque chose de très précis. C'est aussi ce qu'est le reggae. Quand un mec dirige le truc et ordonne : ''tu joues en ré, en sol, en fa..''. ce n'est pas de reggae dont il s'agit.
Quel est ton avis sur le reggae actuel, où ce sont plutôt les voix qui priment ? La musique n'est plus toujours synonyme d'unité... C'est comme ça qu'est le bizness et l'industrie. Cela n'a pas grand-chose à voir avec l'évolution des musiciens. Je vais vous dire un truc les gars, j'aimerais que tout redevienne comme avant et je ne m'intéresse pas trop à ce qui se fait actuellement. Tout ce que je dis c'est : je ne veux pas de Mc Donald. Mais si les gens continuent d'en acheter, il y en aura à tous les coins de rues. Je parle juste de musique, on est en train de nous retirer des choses. Si tu veux arrêter les dégâts, il faut te rebeller contre ça pour retrouver l'unité dont tu parlais. Il faut savoir dire non aux actions non collectives. Cela part de chaque individu. Anyway, je respecte les nouveaux trucs.
Certains groupes actuels essaient aussi de préserver les racines, comme ce groupe de Californie : Groundation. C'est une autre façon d'actualiser le reggae... Oui, je connais Groundation et j'ai aussi entendu ce groupe de Ste Croix : Midnite qui est très bon aussi. En Jamaïque c'est vrai que les jeunes sont plus tournés vers le hip hop. Je pense que c'est à cause du germe : l'argent. Les gens font de l'argent facilement et le système le place au cœur de la réussite. Beaucoup de gens en deviennent esclaves et feraient n'importe quoi pour en avoir.
Mais ces personnes oublient le côté spirituel, voire sacré de cette musique... La spiritualité ne va plus forcément avec. Dans les 70's, on se mettait à jouer et cela avait un côté amusant, on voulait tous sortir un number one. Puis les producteurs ont commencé à se parler en se disant qu'ils n'étaient pas obligés de nous payer autant. Je n'étais alors payé que 5$ la session. Je me souviens d'une session pour Bob où j'étais reparti avec une cinquantaine de dollars. Puis des millions de disques ont été vendus, on m'a alors dit que j'avais déjà été payé pour ça : $50... Boombaclaat ! Mais nous rendons grâce au Seigneur pour le travail que nous avons pu accomplir. Il y a toujours eu des histoires de vols dans la musique. Je reprendrai ce que Bob a déjà dit : ''Je ne fais pas de musique pour l'argent mais si l'argent vient, il vient.'' Je ne me suis jamais focalisé là-dessus.
Et actuellement, considères-tu que tu t'en sors matériellement ? Je dis ça par rapport à tous les problèmes qu'on connaît concernant les droits, les producteurs, les arnaques dans le reggaebizness... Je m'adresse à Dieu pour le remercier de ce que j'ai accompli pas pour me plaindre de ce que je n'ai pas eu... Rastafari ! Je me contente d'occuper ma place dans le vert pâturage du Seigneur, comme les autres brebis. La jeunesse essaie aujourd'hui de gagner le monde mais est en train de perdre son âme. Monter le syndicat du reggae ne rimerait à rien, il faut sauver son âme avant tout. La musique seule doit vivre. Je représente la musique avant tout. Je ne veux pas vivre sur une des montagnes de Babylone, Zion I is I Home. Je joue pour Sa Majesté le Roi. J'ai joué dans toutes sortes de lieux : des clubs, des villas, des quartiers déshérités mais je joue avant tout pour le Roi. Je veux participer et offrir mes travaux à Rastafari. Je ne suis pas là pour le bizness, tant de personnes participent déjà à cette rat race. C'est une guerre perpétuelle et je ne veux pas y participer. En lisant la Bible, j'ai réalisé que j'avais ma place en tant que musicien. A la façon de Noah qui a mené son arche, je dois mener la mienne. Je dois me sanctifier afin d'être suffisamment pur pour amener ma musique à un autre niveau. Je joue sur une chanson de Bob qui dit (il chante Want More) : ''tu crois que c'est la fin mais ce n'est que le début.'' C'est ce message-là.
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