INTERVIEW :
Interview et photos : Sonia El Amri
le dimanche 10 juillet 2005 - 15 544 vues
Formation anglaise incontournable, Steel Pulse n'a pas abandonné sa fibre militante qui l'habite depuis ses débuts. C'est donc sans surprise qu'on les retrouve au festival des Solidays, participant à la lutte contre le Sida. Son leader historique, David Hinds, nous fait part de ses sentiments sur ce fléau. Il revient également sur ses trente années de carrière. Toujours animé par le désir de paix et de justice en Afrique, il n’oublie pas d’évoquer ses craintes et ses espoirs concernant ce continent. Entretien avec un ''routier'' du reggae.
Reggaefrance / Ta présence aux Solidays marque ton engagement et ta lutte contre le Sida, peux-tu nous dire quel est ton sentiment, aujourd’hui, par rapport à cette pandémie? / David Hinds / Evidement je n’y suis pas indifférent, je suis fatigué, usé de cette situation et je m’inquiète des conséquences de ce fléau. Je ne peux pas m’empêcher de penser au nombre croissant d’orphelins qui, du jour au lendemain, sont élevés et éduqués par d’autres personnes. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la rapidité de la propagation et la proportion pandemique que prend cette maladie.
Selon toi, que peut apporter un festival comme les Solidays ? Penses-tu qu’une telle manifestation puisse changer les choses? La communauté internationale s’est toujours désintéressée de la situation en Afrique. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, les gens font plus attention et sont prêts à faire des efforts donc ça changera. En ce qui concerne les Solidays c’est bien mais ça ne dure qu’une journée. Ce festival représente une bonne initiative car c’est une manière d’informer et de sensibiliser, il a eu lieu l’année dernière et aura encore lieu l’année prochaine mais ça s’adresse toujours aux mêmes personnes. Ce dont nous avons vraiment besoin c’est d’une action continue et non ponctuelle. La mobilisation est une très bonne chose mais ce qui manque aujourd’hui c’est un vrai programme de travail. Et je le répète, nous avons besoin d’une action continue qui doit être menée de toute urgence par les politiques. Car le Sida est une énorme vague qui ne cesse de faire des ravages.
Penses-tu que la présence de tous les artistes est totalement désintéressée? Cela pourrait être le cas. Maintenant il suffit d’observer qui vient régulièrement et voir le combat mené par chacun en dehors du festival. L’accès au festival est payant ?
Oui pour aujourd’hui c’est 30 euros (pour la journée du 10 juillet, ndlr) OK, ce que les Solidays doivent faire après, c’est montrer aux gens ce qu’ils ont faits avec ces 30 euros et nous dire '' on a pris cette somme et voilà ce qu’on en fait ''.
Dans ''African Holocaust'', Tiken Jah Fakoly fait une apparition sur le morceau éponyme, pourquoi avoir choisi de collaborer avec cet artiste en particulier? Ah, Tiken Jah Fakoly ! Environ deux ans avant notre collaboration (qui a eue lieu en juin 2004 peu avant la sortie d’''African Holocaust'', ndlr), on a fait un show avec lui : j’ai été vraiment impressionné par le culte et l’admiration que lui vouait le public. Donc quand j’ai vu cet engouement autour lui, je me suis dis c’est l’homme qu’il me faut. Et j’ai beaucoup aimé aussi ce que j’ai entendu de lui et ses albums m’inspirent beaucoup de respect. Nous avons travaillé dans un studio ensemble à Paris et quand il est arrivé avec son manager, on avait prévu une heure de travail. Finalement, on a passé quatre heures à bosser le morceau ensemble.
Ce qui m’a vraiment plu c’est qu’à chaque fois que je disais '' non, ce passage ne me plaît pas, recommençons'', il recommençait en y mettant de la bonne volonté, et ce jusqu’à ce que cela sonne bien. Je tiens à dire que c’est une personne pure et humble. J’ai été honoré de travailler avec lui, il y avait comme une connexion spirituelle pour que nous soyons au même moment au même endroit.
Il y a Alpha Blondy qui vient de Côte d’Ivoire aussi et j’espérais qu’il ne soit pas déçu que je ne l'ai pas choisi pour cette collaboration. J’ai des projets avec lui aussi car nous l’adorons.
Tu as toujours dit que tu choisis bien les gens avec qui tu dois travailler et qu’une collaboration avec Lauryn Hill te plairait bien, as-tu des projets en vue avec cette artiste? Cela fait un moment que nous aimerions travailler avec elle, mais elle a mis sa carrière de côté pendant un moment. Je sais qu’elle fait un come-back actuellement. Mais elle n’était pas joignable lorsque nous préparions l’album dans lequel nous voulions qu’elle collabore. J’ai beaucoup aimé ce qu’elle a fait dans ses précédents albums, surtout avec The Fugees. Puisqu’elle fait son retour, nous l’appellerons pour voir si elle aussi a envie de travailler avec nous.
Certaines de tes chansons comme Taxi driver ou Ku Klux Klan ne laissent pas indifférents, peux-tu nous raconter comment elles sont nées ? Ces chansons sont tout simplement tirées de notre expérience personnelle dans laquelle nous avons été confrontés au racisme. Taxi Driver raconte un épisode de ma vie où je me trouvais aux Etats-Unis pour la première fois : je voulais prendre le taxi pour rentrer à l’hôtel mais aucun taxi n’a daigné s’arrêter malgré les nombreux signes de la main. Et je sais que je n’étais pas le seul Noir à vivre cette situation, beaucoup de mes frères en étaient victimes et cette tendance visait encore plus les Rastas, dont on se méfie beaucoup. A cette époque, personne ne nous prêtait d’attention. Lorsqu’on a écrit cette chanson, des médias comme CNN News ont commencé à s’intéresser au sujet. Cela a pris une tournure internationale, on en parlait aux Etats-Unis, en Europe. On a donc fait un clip qui n’est apparu qu’un an après la sortie du morceau.
En ce qui concerne Ku Klux Klan, lorsque j’avais 14 ans environ, j’avais pour habitude de lire la presse locale noire et je me souviens que j’y avais lu que la direction du KKK avait l’intention de venir en Angleterre pour y tenir un sommet qui réunirait tous les membres de ce parti raciste. Le grand sujet à aborder, lors de cette réunion, était de savoir comment supprimer les Noirs. Cette nouvelle a eu un tel impact sur moi que je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer les voir arriver pour lyncher ma communauté. Tout ce que j’ai pu lire ou voir à la télé concernant ce racisme international m’a marqué et m’a poussé à écrire ce morceau.
Quel est ton sentiment face aux nombreuses annulations récentes en France, et cette pression autour du reggae ? Je comprends les circonstances puisqu’il y a eu une campagne menée contre les paroles de certains artistes. C’est triste d’en arriver là. Derrière tout ça, il y a encore une forme de racisme et d’injustice quand on finit par annuler des concerts : car il y a d’autres artistes qui ne sont pas reggae, qui ne sont pas Noirs, qui la veille tenaient des propos violents contre les homosexuels, et le lendemain se permettent de chanter avec des artistes gay. Ces artistes-là n’ont pas vu une seule de leur date annulée tout simplement parce que derrière il y a une grosse maison de disque.
En ce qui nous concerne, nous avons d’autres chats à fouetter. Plutôt que de parler d’homosexualité, Steel Pulse a d’autres sujets plus intéressants à traiter comme la situation en Afrique, le racisme…
Les homosexuels ne me dérangent pas, bien au contraire, c’est bien qu’il y en ait car il y a plus de femmes pour les mecs comme moi. Donc je n’ai pas de problèmes avec eux (rires). Voilà ce que j’en pense.
Tu as toujours milité pour que le reggae retrouve et retourne à ses racines sociales et politiques. Peux-tu nous dire comment a évolué le reggae depuis ces 30 années, selon toi ? Je crois que le reggae a progressé de façon très, très lente. D’une part l’industrie de la musique en est responsable. J’ai l’impression parfois qu’on nous a chassés de nos frontières comme Moïse et ses compagnons l’ont été. Et je ne peux pas m’empêcher de comparer Marley à Moïse recevant les Tables de la Loi et ordonnant aux adeptes d’appliquer strictement les règles. Après Marley, il y a eu un gros vide à combler en ce qui concerne le reggae roots.
Ensuite le Dancehall n’a pas aidé le reggae à évoluer, il n’y a pas que le sexe et les guns comme thèmes à aborder, il n’y a pas que des bad-boys dans ce milieu. Je veux dire le Dancehall a crée comme un vide dans le reggae car des thèmes comme la prise de conscience de la situation du Noir dans le monde ont été oubliés. La façon dont le Dancehall a utilisé certaines paroles et le fait que l’industrie de la musique ait accepté cela comme faisant partie du reggae ont largement ralentit la progression du reggae. Mis à part Luciano, qui a un esprit positif, j’ai très peu d’espoir pour ce milieu. En ce qui concerne l’évolution du reggae, il y a un changement notable c’est que cette musique n’est plus exclusivement jamaïcaine, elle est aussi africaine ou antillaise. Le reggae ne vient plus du même coin, de nouvelles influences modifient son aspect et je crois que c’est un point très positif surtout en ce qui concerne le reggae africain, qui petit à petit devient incontournable.
Un dernier mot sur toutes ces initiatives prises en faveur de l’Afrique comme l’annonce récente du 1er ministre anglais de l’annulation de la dette de certains pays ou comme le Live 8 ? En ce qui concerne les engagements pris par les politiques, je me dis Mon Dieu que va-t-on encore dépouiller, que va-t-on encore voler à l’Afrique ? Car derrière toute aide, aussi minime qu’elle soit, on attend quelque chose en retour. Plutôt que de donner du poisson, pourquoi n’apprend-t-on à pêcher ? Car le poisson ne te nourrira qu’une journée alors que si tu sais pêcher, tu mangeras toute ta vie.
Pour moi le Live 8 n’est rien d’autre que Jive 8 (Jive signifie baratin, plaisanterie en anglais, ndlr). C’est absurde : les Africains aimeraient bien que leurs artistes les représentent. Depuis ces 20 dernières années beaucoup de groupes de reggae ne cessent de parler de l’exploitation et la famine qui déciment l’Afrique.
Et quand il s’agit d’évoquer l’Afrique lors de festivals comme Live 8, pas un seul groupe de reggae, en ce qui concerne l’Angleterre, n’a été convié. Tout ça, ce n’est que de la poudre aux yeux, il y a beaucoup de paroles mais très peu d’actes. Et en ce qui concerne Bob Geldoff (artiste à l’initiative du Live 8, ndlr) je ne crois pas qu’il soit aussi généreux dans ses paroles qu’envers l’Afrique ou dans le choix des artistes présents pour représenter ce continent. En 1985, lorsque le même festival a eu lieu, Margaret Tatcher (à cette époque, elle était leader politique en Angleterre, ndlr) a imposé des taxes sur les recettes engendrées par les ventes de CD. Personne n’a rien vu de cet argent en Afrique.
Il y a aussi le G8 qui me rend malade et inquiet, car derrière toutes ces bonnes intentions se cachent des volontés de profits économiques, quand tu vois des grosses multinationales s'introduire dans le marché africain des téléphones portables, tu te dis il y a quelque chose qui ne va pas. A qui profite tout ça ? Alors je me dis que toutes ces initiatives n’aideront pas l’Afrique, au contraire, c’est un moyen de voler encore plus.
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