INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Karl Joseph
le lundi 25 avril 2005 - 15 475 vues
Son dernier album en date, "Untouchable", prend des libertés avec le reggae. Déterminé à propager son message le plus loin possible, Anthony entend bien attirer un plus large public grâce à un cross-over entre le reggae et le rap. C'est le seul moyen, nous dit-il, pour que ces gens écoutent. Anthony B parle de lui à la troisième personne, et il ne porte pas de turban alors qu'on l'intercepte à la sortie du bus. Fatigué, il se prête gentiment au jeu des questions / réponses. L'occasion de parler plus longuement de sa philosophie, ses convictions, et de ce dernier album improbable.
Reggaefrance / Tu fais beaucoup de références/hommages à Peter Tosh et Bob Marley, sans parler des nombreux featurings avec des artistes roots... Ce sont tes pères spirituels ? / Les fondations de toute chose doivent être respectées. Ce qu'a créé Bob Marley est toujours vivant, il vit en nous. C'est plus que de la musique, c'est une philosophie, comme ce qu'on trouve dans la Bible. C'est comme faire partie de la Bible, du temps de Moïse et de Salomon. Savoir que tu peux prendre part à tout ça, y jouer un rôle, faire perdurer ce travail qui vit en nous...
Ce que je veux dire, c'est que si on n'aime pas son père ou sa mère, on ne peut pas être heureux. Si on ne respecte pas Bob Marley, Peter Tosh ou Toots & The Maytals, tous ces artistes, c'est comme si on ne savait pas ce qu'on fait. En tant que rastaman, si tu ne sais pas d'où tu viens, tu ne peux pas savoir où tu vas. C'est pour ça que je les respecte tant. Ce qu'ils ont créé vit en nous, nous empêche d'être stupide, nous aide à être sage. Uniquement grâce à la musique. La musique de ces artistes est la première influence culturelle positive que nous avons eue en grandissant en Jamaïque.
Tu ne fais pas seulement les respecter, tu poursuis aussi leur message... Pour moi, il n'y a qu'une seule oeuvre, poursuivie par des gens différents à des moments différents. Bob Marley était le premier à laisser un tel héritage. Il serait fier de voir que son oeuvre est poursuivie, parce que c'est un chef d'oeuvre qui influence le monde entier. Il nous a inspiré, sa musique nous a inspiré. Elle nous a incité à étudier l'Histoire pour connaître des faits historiques, à écouter des chansons pour avoir des références bibliques. Toutes ces choses sont vraies, ce sont des faits. Cet homme ne faisait pas que chanter, il étudiait aussi. Il n'était pas juste assis à se dire ''c'est ce que je ressens'' ou ''oh, cette fille est jolie''. Il étudiait l'Histoire, les sciences, la littérature. Les chansons de Bob sont des enseignements. Il ne pensait pas qu'à lui ; il contemplait le monde qui l'entourait et essayait de le comprendre.
La musique est une arme ? C'est un instrument. C'est le plus bel instrument que nous ayons. On ne veut pas être les Chevalier de la Table Ronde, qui combattent avec des épées, des flingues ou des bombes. Le meilleur instrument d'influence est la musique. Avant même d'être éduqué, de parler plusieurs langues, de savoir lire ou écrire, on peut écouter de la musique. Aux débuts de l'enseignement des enfants, la musique jouait un rôle important pour leur donner envie d'apprendre. La musique est vitale, même à l'école. Elle est partout : dans les clubs, les danses, en politique, à l'église... La musique est universelle. Parfois, les gens ne comprennent pas les paroles d'une chanson. Mais la musique, le beat, l'émotion, font que l'on peut savoir ce que la chanson essaie de dire. Peut-être que certains auront envie d'apprendre cette langue qu'ils ne comprennent pas. Beaucoup de gens ont appris l'anglais pour comprendre ce que Bob disait.
On ne présente plus le titre Fire Pon Rome. Comment as-tu réagi à la mort du Pape ? Rome ne désigne pas seulement l'Eglise catholique romaine, mais tout le système du catholicisme qui gouverne le monde aujourd'hui. Ce système colonial. Rome est le premier empire à avoir volé les droits, les terres, l'héritage d'autres gens. Ils ont dominé des pays, changé les vies des gens, institué de nouvelles lois, en disant que c'était la marche à suivre. Ce qu'a fait Rome, c'est ce que font les Américains en Jamaïque. C'est comme le développement de la démocratie dans le monde, qui change tes opinions.
Si je vis ici depuis des millénaires et que toi tu vis là-bas depuis autant de temps, si on se découvre l'un l'autre, pourquoi ne pourrions-nous pas vivre en voisins, comme pendant toutes ces années ? Je n'ai pas à vivre selon tes règles pour vivre en paix ou prendre part à la marche du monde. Nous vivions depuis des millénaires côte à côte, ni l'un ni l'autre ne sachant que l'autre existait. Maintenant qu'on sait que l'autre existe, pourquoi ne pas prendre le temps de se connaître, se comprendre... Si tu viens chez moi en disant : ce n'est pas une bonne manière de vivre, de boire ou de manger ", c'est du colonialisme. Et le colonialisme dénie ton droit d'être humain. C'est te faire voler tes droits. C'est dire : "tu n'as pas le droit d'être humain." C'est stupide. Tu te rattaches à des ancêtres, des racines. Ton arrière, arrière, arrière grand-père vivait ici, de la même manière.
C'est de l'impérialisme.... C'est la méthode des Romains : si tu ne vis pas comme eux, c'est que tu n'es pas civilisé. Nous avons été mis en esclavage pendant la colonisation de Rome. L'Egypte est tombée pendant la colonisation de Rome. Coloniser un pays, ce n'est pas l'aider à préserver ses racines, son héritage. C'est l'en priver, uniquement pour gagner de l'argent, répondre à des objectifs d'investissements. On parle de ce ''systemical system'' qui est l'aspect spirituel de Rome. Regarde le peuple de Mexico qui meure de faim. Les banques les plus riches sont dirigées par le Vatican, la Banque Mondiale. Il y a une telle Mafia, tellement d'argent… C'est de l'argent criminel, ils ont tué l'humanité pour gagner cet argent.
Après ils viennent tenir des discours prônant la droiture, la bonté. Ils font les mêmes discours que les hommes politiques. Puissent que tu te comportes comme un politicien, promets-moi un moyen d'avoir la paix et je saurais que tu peux faire changer les choses. Si tu as le pouvoir de changer les choses, fais-le. Si tu n'as pas ce pouvoir, alors parles-en. Ce n'est pas un problème de Blancs contre les Noirs, ni un problème religieux. Je ne crois pas en la religion. La religion est l'opinion des gens.
Si un jour le Pape est Noir, tu continueras à chanter ''Burn The Pope'' ? Oui, parce que ça ne dépend pas du Pape mais de ce qu'il représente. Si je me réveille et que, comme le Christ, je dis : ''donne tes richesses aux pauvres et suis-moi'', tu vas me suivre. Tu ne peux pas ne pas me suivre parce que tu ne peux pas rester à dormir dans un lit confortable quand ton troupeau est sous la neige, la pluie. Quelle est donc cette philosophie ? Ce n'est pas une philosophie qui prêche le ''righteousness''. Ce n'est pas ce qui est écrit dans la Bible, ce n'est pas ce dont parlait le Christ. Ce n'est pas la façon dont Il a vécu. S'il prônait une vie telle que la Bible le dit, il pourrait avoir une signification. Mais si tu ne représentes pas correctement les gens...
Tu es toujours Bobo ? Que cela représente-t-il aujourd'hui ? Oui. Le Bobo est comme un prêtre du mouvement rastafarien. Un prêtre qui prie pour la salvation, qui respecte le jour sacré du Sabbat. De vendredi à 6h du matin jusqu'au lendemain, il se retire du monde et consacre son temps au Plus Haut. C'est un homme qui va à la recherche, et consacrer son énergie à prier ce jour-là. Dans le mouvement rasta, beaucoup de gens acceptent les philosophies mais ne se plongent pas plus profondément dans les racines, la tradition.
Dans toutes traditions, il y a un aspect spirituel, et c'est ce que représentent les Bobos pour le mouvement rastafarien. Les Twelve Tribes sont plus l'aspect gouvernemental, à voyager sur toute la planète, à pousser les portes et franchir les barrières pour que les rastas puissent se déplacer partout et soient reconnus à l'étranger. Les Nyahbinghi sont ceux qui se retirent dans les collines et jouent du tambour. Le Bobo est un prêtre qui respecte le Sabbat, qui maintient les principes spirituels. Il montre la voie, comment s'habiller quand on prie. Ce n'est pas différent de ce que Bob Marley faisait. C'est un homme qui essaie de prendre du recul sur le monde.
Mais tu n'es pas prêtre… Anthony B, Junior Reid, Capleton, Sizzla, tous ces Bobos Shantis sont des ambassadeurs du mouvement. Nous sommes ceux qui viennent jusqu'ici pour faire connaître le mouvement Bobo Shanti. Parce que le prêtre ne doit pas se déplacer. Il doit être disponible 24 heures sur 24 pour un conseil, une prière.
Ne devrais-tu pas porter le turban de manière permanente ? Je porte toujours le turban. Nous le portons pour prier. Comme un chef qui va dans sa cuisine et qui se couvre la tête. C'est un objet de prière. Mais nous le portons tous les jours parce qu'on peut avoir envie de prier n'importe quand. Si tu es sur l'autoroute, tu veux prier et tu ne veux pas t'arrêter... Ce n'est pas quelque chose qu'il est obligé de porter partout et tout le temps. C'est un choix que nous faisons. La prière est la meilleure protection dans le monde actuel, alors tu peux avoir envie de prier n'importe quand.
Monterais-tu sur scène sans ton turban ? Oui. Je pourrais. Parce que ce n'est pas une partie de moi. Le Sabbat a été fait pour l'Homme, pas l'inverse. Les règles sont pour les idiots et la discrétion pour les sages. C'est un commandement. Il nous a montré le chemin, mais il n'a pas énoncé d'interdiction.
Es-tu au courant de l'accord passé entre les labels et les associations de défense des homosexuels ? Je ne sais pas vraiment. Je suis sur la route, je n'en ai pas entendu parler. Ca ne me dit rien. Tu me connais : je me consacre à Rastafari et aux racines. Je ne fais pas partie de ceux qui essaient de dominer le dancehall. J'en fait quelques uns parfois pour m'amuser, mais ce n'est pas un objectif. Je pense que mon travail, ma mission n'est pas accomplie. Je ne dois pas en dévier. Le meilleur accomplissement d'une telle mission, c'est quand tes mots deviennent comme de la nourriture pour les générations à venir. Qu'ils se disent : ''C'est la vie dont il parle''. C'est ce que j'essaie de mettre dans ma musique : la vie.
Ton nouvel album, ''Untouchable'', est un cross over entre le reggae et le rap. C'est pour montrer au monde l'esprit de l'artiste, pour y pénétrer. C'est sur un nouveau label qui s'appelle Togertheness et qui entend rassembler des gens de toutes race, de toutes couleurs. C'est le seul moyen pour que ces gens puissent entendre le message. On n'essaie pas de faire une musique sans attache, ni d'envahir une autre culture. On essaie de faire traverser le message, ça veut dire l'acceptation de la culture des autres. On a fait des beats hip hop avec des artistes hip hop pour que les Américains se disent : ''Anthony B écoute du hip hop, je ne le savais pas''. Pareil avec le public rock. On montre qu'on ne reste pas assis à écouter du reggae, qu'on écoute d'autres musiques. Ca ratisse plus large.
Pour moi, il faut montrer la versatilité de la musique aux jeunes générations. C'est ce que l'on voyait chez Burning Spear ou Bob Marley et qu'on ne voyait pas chez les autres. Ou Toots qui, dans un festival, joue du mento, du reggae... C'est ce qui fait de toi une légende, un jour. Parfois aller contre l'opinion des gens, et les faire danser.
Tu avais déjà tenté ce genre d'aventure avec ''Seven Seals'', qui se tournait vers la pop. C'était pour captiver un autre public. Il faut prendre le temps, peut-être l'aimeront-ils plus tard ? Avec le temps vient un nouveau public, qui peut-être appréciera plus la musique. Pour moi, le reggae est une bonne musique. Mais à l'heure actuelle, elle manque de créativité. Toutes ces reprises de riddims de Studio One, Channel One... Parfois, il faut créer un beat qui a une sonorité actuelle, un rythme reggae classique, mais avec ce côté frais. Un morceau mal accueilli peut devenir un classique dix ans après.
On essaie de s'imposer à l'international. Ce que je cherche à accomplir, ce n'est pas d'imposer Anthony B. Quand un artiste perce, il ouvre la porte à dix ou quinze autres artistes. C'est ce dont j'ai été témoin aux débuts des années 90, aux côtés de Shabba Ranks. Il a ouvert des portes à Supercat, Lieutnant Stitchie, Cobra (le succès de Shabba Ranks, signé chez Epic, a ouvert de nouvelles perspectives aux artistes ragga notamment aux USA. Supercat et Cobra ont chacun eu un album sur Columbia - ndlr). Il y a avait comme une organisation d'artistes jamaïcains qui cherchaient le succès.
Il y a une large relève qui se prépare en Jamaïque : Fantan Mojah, Bascom X, I Wayne, Perfect, Natty King... C'est pour ça que j'ai travaillé toutes ces années. Pour voir émerger dix ou quinze nouveaux artistes culturels, qui peuvent apporter une nouvelle vibe dans le monde, quelque chose de nouveau au reggae. Les gens qui émergeront dans le reggae seront encore plus positifs, ils croiront à un impact plus positif de la musique. C'est une meilleure énergie que tous ces esprits négatifs qui remettent en cause notre amour de la musique… Ils sont là à se plaindre : ''c'est violent'' ; ah oui vraiment ? Il est temps pour nous de briser cette perception de la musique.
Tu n'as pas peur qu'ils prennent ta place ? Non man, Pour moi, ce sont des soldats supplémentaires. Un bras de plus sur le champ de bataille. C'est comme s'ils se préparaient sur les lignes arrières, et qu'une fois suffisamment armés, ils venaient nous aider… Ils sont les renforts.
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