INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
le jeudi 07 avril 2005 - 12 678 vues
Nemo reconnaît ne pas avoir la « gueule de l'emploi ». Et pourtant, après plusieurs allers-retours en Jamaïque, il revient en France avec une expérience et un CV que personne ne refuserait. Artiste apatride qui, après avoir percé à Kingston, veut (re)tenter sa chance à Paris, Nemo est singulier dans le paysage du reggae hexagonal. Un premier album enregistré avec les Roots Radics, encore inédit en France, puis un deuxième, en cours de réalisation (et qui compte les duos avec Beenie Man, Wayne Smith et Georges Clinton), sont les armes avec lesquels il espère bien, cette fois-ci, conquérir son public.
Reggaefrance / Tu es plongé dans la musique depuis tout jeune… / On m'a mis au Conservatoire très tôt. J'ai fait de la flûte traversière pendant dix ans : forcément, j'ai baigné dans la musique. Ensuite, j'ai fait un rejet de toute la musique classique. J'ai vite monté des groupes vers 14 ans. Ce n'était pas du tout reggae, mais funk. De fil en aiguille, il y a eu un deuxième puis un troisième groupe, qui était assez métissé, avec un peu de reggae.
Qu'est-ce qui t'a poussé vers le reggae ? Une anecdote, en fait. Je me suis fait cambriolé tous mes disques : 300 vinyles de Prince, tous les bootlegs, des disques rares… Trois jours après, je vois mon voisin qui était en train de jeter 250 vinyles, dans lesquels il y avait 150 LP de reggae, et plein de 7" et de 12"... Il s'était tout racheté en CD et avait la flemme de s'en occuper. Moi, je n'y connaissais rien… Il y avait du Tiger, Cocoa Tea, Sanchez… Le premier que j'ai écouté c'était Big Youth, et je suis resté scotché. Tiger, c'est mon deejay, celui qui me fait le plus marrer je crois. Scéniquement, c'est celui dont je m'inspire le plus. Après j'ai commencé les sounds systems, vers 16-17 ans. J'ai fait Les Peupliers, L'Espace Masséna… J'ai changé mille fois de nom, de Little Nemo à Captain Nemo, pour arriver à Nemo.
Pourquoi décides-tu de partir en Jamaïque ? Pour me faire violence. Parce que je commence à réaliser qu'on me refuse le micro parce que j'ai pas la bonne coupe de cheveux, la bonne couleur de peau, ou parce qu'on ne me connaît pas. Au final, personne ne veut me donner le micro. Par contre, tout le monde veut chanter à mes concerts. Lassé, j'ai décidé de savoir si j'avais quelque chose à faire dans ce milieu. Donc je pars en Jamaïque, sans aucun contact. On me dit de ne surtout pas prendre un hôtel à Waterhouse, et c'est pourtant ce que je fais. Petit à petit, je me suis fait des amis, qui le sont restés. Après, je me suis posé avec un pote italien qui m'a rejoint à Ocho Rios. Une guitare, deux chanteurs… On se posait devant les hôtels. Je me suis débrouillé, inscrit à des talents shows… Mes potes jamaïcains m'ont aidé à écrire mes textes, à corriger mon patois.
Comment as-tu été reçu par les artistes ? Je n'ai jamais eu de soucis. Pas de méfiance, au contraire, super faciles d'accès. A part une ou deux exceptions. Tu viens d'ailleurs, donc ils sont intéressés. Ils aiment la musique. A part quand ils sont "hype", comme Bounty Killer ou Vybz Kartel. Et même là… Beenie Man, c'est lui que j'étais parti chercher. Deux jours avant de partir, j'ai réussi à le voir, grâce à Joyce, de Rainbow Castle. Elle m'a amené chez Beenie Man avec Richie Poo, un des selectas assez reconnu et aimé sur l'île.
Trois ans auparavant, on s'était croisé sur un show, et j'avais dit à Beenie Man que j'attendais le jour où je pourrais me payer une combinaison avec lui. Quand je suis entré, il m'a reconnu : il m'a demandé de chanter, et tout de suite après on se mettait au travail. Son frère lui avait écrit une chanson pour notre duo, mais finalement on l'a écrite ensemble. Il a été très généreux, alors que pour moi, si il ne devait y en avoir qu'un seul qui se la jouait, c'était Beenie Man. Maintenant je comprends pourquoi certains le critiquent. C'est juste le mec le plus envié de Jamaïque.
Tu as fait plusieurs aller-retours réguliers en Jamaïque… C'est surtout ce dernier voyage en Jamaïque qui a été le déclic. Le premier jour où je suis arrivé, je me suis fait cambrioler, chez un pote. C'était un hasard, juste un endroit où il y avait des Blancs qui entrent et qui sortent… Je me suis retrouvé sans rien : ni passeport, ni argent. C'est là que je me suis rendu compte de qui était mes amis. C'est pas Jah Thomas qui m'a aidé, mais Jah Mike, ou Gabri Selassie de Rockers International, assistant de Augustus Pablo. C'est grâce à lui que j'ai pu reprendre la route. Il y a des anges en Jamaïque.
Comment vis-tu cette situation qui fait qui tu es plus reconnu en Jamaïque qu'en France ? On est rarement prophète en son pays… Il y a des matins où je me dis ça, d'autres où je ne comprends pas. Mais c'est justement pour ça que je m'entête, que je m'applique à faire un album pour la France, avec des duos avec Beenie Man, Vegas, et des textes en français… Je vais essayer car je pense que j'ai une place à prendre. Ca prendra peut-être un peu plus de temps... S'il n'y pas d'avancée après cet album, je pense que je partirai pour de bon. Entre la Jamaïque, le Japon, les Etats-Unis… Essayer de se reculer. Le problème en France, c'est que les gens voient d'abord et investissent après. Ici, on aime bien catégoriser. Moi je ne suis ni un artiste reggae, ni dancehall. J'aime aussi le hip hop, le funk. Le reggae et le dancehall sont dans mon cœur, mais je suis un métissage de tout ça.
Tu es Italien, tu vis en France, et tu es surtout connu en Jamaïque… Comment vis-tu ce statut d'apatride ? C'est devenu mon identité. C'est en Jamaïque à l'Easter Fest, qu'on m'a donné mon surnom. Je prends un forward, et je descends. Le speaker veut me faire remonter et comme il ne se souvient pas de mon nom, il lance : "hey cross breed, come back !" Race bâtarde ! C'est moi. Je suis une race bâtarde, un truc hybride.
Ca donne le titre à l'album, avec Jah Thomas. Comment l'as-tu rencontré ? En chantant dans la rue, je vois Jah Tomas sans savoir vraiment qui c'est, je vois sa Mercedes et sa dent en or. Il m'emmène pour enregistrer un titre, et puis une face B, et finalement un album. Sans rien me dire, il deal avec son associé aux Etats Unis, Silver Kamel. Et je me retrouve à Tuff Gong avec les Roots Radics. A la différence d'autres artistes dans les étrangers qui font du reggae, je ne suis pas calqué mélodiquement ou lyricalement sur un artiste. Je change de pattern mélodique tous les huit mesures, comme un flûtiste en fait. Flabba Holt m'a dit : "You're like a bird whistler". Ce côté pinson… un peu comme Vegas. Mon style vocal, c'est une espèce de singjay, un peu deejay parce que j'aime les grosses voix et que j'ai naturellement une voix parlée qui est grave. Quand je chante, c'est soit l'un soit l'autre. J'aime bien jouer de mes trois voix. Sur scène je m'amuse en alternant ma voix de deejay, la voix de tête aérienne ou ma voix de singer.
Que "Cross Breed" soit sélectionné aux Grammy Awards, ça te flatte ? Non, ça me fait souffler. Je me dit que ce n'est pas complètement un rêve. C'est ce qui a fait que cet album ne soit pas un mirage. Je ne gagne pas encore grand-chose dessus. En France, il n'est pas sorti et personne ne me connaît...
Sur cet album, tu chantes : « Ne t'avises pas de me test comme le font Sizzla Capleton, évites les "buss" les "listen dat", craches pas les "faya bun" ». Le mimétisme est devenu une constante de la scène française… J'ai écrit cette chanson pour éviter à ceux qui ont l'intention de me clasher de se ridiculiser. Parce que c'est ça que je leur recracherait. Ca veut dire :"Si tu veux me tester, fais le avec quelque chose d'original. Teste moi vraiment, mais ne le fais avec les paroles d'un autre ou la mélodie d'un autre." En France il y a énormément d'imitateurs. C'est gênant quand c'est systématique. Si tu me testes avec la mélodie d'un autre, je vais le reconnaître tout de suite.
Les Jamaïcains le font aussi, mais ils le font bien. Luciano a été le copycat de Dennis Brown, mais pas seulement. Après il y a tout une famille derrière : Bushman, Natty King… En Jamaïque, ils se rendent des comptes entre eux. Je n'ai jamais vu des Français chanter ces chansons devant Capleton, et je ne pense pas qu'ils le feraient parce que ça peut aller très loin. Parfois, on est à la limite du plagiat. Dans le même ordre idée, la culture déplacée m'agace : déplacer des problèmes qui, ici, n'ont pas lieu d'être.
Tu fais référence à l'homophobie ? Entre autres. Les flingues, les Bobos… faut arrêter. On vit dans un autre monde. La récupération de tous ces sujets me consterne un peu. Textuellement, je trouve dommage que les Français récupèrent tout ça. Il y a des chanteurs talentueux comme Straïka D qui savent raconter des histoires. Loo Ranks, Difanga, Taïro… Et même dans le slackness ! Vybz Kartel me fait hurler de rire même s'il va parfois trop loin. Pour moi c'est un "stand up comedian", un mec qui raconte des blagues de cul. S'il s'appelait Eddy Murphy, ça marcherait très bien. Mais la culture jamaïcaine est telle qu'elle est. Et Vybz Kartel existe dans le patrimoine jamaïcain, c'était General Echo avant. Il est intéressant.
En France, il y a moyen de développer ça. Les artistes slack ne vont pas assez loin, ils se prennent trop au sérieux et ne sont pas assez drôles. Ou trop proches, encore une fois, des artistes jamaïcains. Mais heureusement, il y a plein d'artistes dans l'ombre en train de bourgeonner. Le reggae prend un essor en France. La scène parisienne est dure, mais quand tu vas en province, dans le sud, c'est autre chose.
Tu chantes : « Je n'ai pas d'intérêt particulier pour le clash, la compétition, rien ne vaut le feu l'ambiance d'une bonne combinaison. » Le clash est un passage obligé désormais, tu le refuses ? Je ne vais pas aller clasher qui que ce soit. Par contre, si on me clash je répond. Mais je préfère associer les forces et improviser sur un même thème avec la complicité de l'instant plutôt que guerroyer fébrilement. Parce qu’un clash, c'est toujours avec des textes redits ou déjà écrits. La vraie impro n'existe pas, c'est un mythe.
Toujours dans les textes : « Beaucoup de Mc Photocopie sans style ni lyrics ni morale ont la parole ». Tu ne vas pas te faire beaucoup d'amis… Oui mais en même temps seuls ceux qui se reconnaîtront m'en voudront… En Jamaïque, chacun choisit un personnage : c'est la Commedia Del Arte. Ils sont tous respectables dans leurs excès. La réalité du marché, c'est qu'une poom poom tune se vend beaucoup plus qu'une chanson conscious. Sauf si tu as une voix exceptionnelle. J'aime la singularité. Ca m'agacerait de ressembler à qui que ce soit. Dans mes influences, il y a Fly Stone, Björk, Janis Joplin, Ben Harper, Prince, Georges Clinton… Je sais que j'ai une voix bizarre. C’est parce que je me suis fait savater à 13 ans : douze fractures du nez, deux mois et demi d'hôpital. Mais je les remercie, ça m'a permis d'avoir une voix singulière, une espèce de résonance dans le nez.
Sur Personne , tu chantes : « Personne, je ne suis personne »... Tu ne donnes pas le bâton pour te faire battre ? Non, parce que c'est vrai. Je ne suis rien. Nemo veut dire « personne » en latin. J'ai choisi ce nom pour ça. J'ai envie de faire défroncer les sourcils, d'être un peu un clown qui fait passer un bon moment. Et en même temps avec des textes engagés. Je n’aspire pas à gagner des millions mais à faire de la musique. Mon seul trip c’est de voyager en chantant. Je veux chanter et raconter des histoires. J'aime bien l'auto-dérision.
C’est peu courant dans le milieu… J'ai mon identité et je ne changerai pas. C’est ce que je dis dans l’allumette, sur le deuxième album. C'est un album auto-produit où je vais dans tous les styles, en réponse à tous ceux qui voudraient me cantonner dans un style. C'est pour leur dire "fuck them !". Je veux parler à tout le monde, et je ne veux pas rendre les gens plus cons. Je n’engrangerai jamais à la violence, ou à la bêtise. La responsabilité textuelle, c'est très très important. Je ne veux pas que mes enfants apprennent mes chansons avec des grosses conneries dedans. La musique, c'est pas ça. Ca peut être très vulgaire, mais à bon escient. Avec la vulgarité, on peut faire naître de très belles choses, même avec des mots crus, pour décrire une réalité. C'est pour ça que je respecte certains artistes super hardcore. Mais quand c'est déplacé… Dans un pays comme la France, on peut se singulariser. Si tu es Zaïrois, ou que tu as grandi à Aubervilliers, tu as mille choses à raconter, juste là sous ton nez. Moi je suis ni un badman, ni un rasta. Je suis un Smile Entertainer, c'est ce que je dis dans mes chansons : je veux faire sourire les gens. Si je peux changer leur quotidien ne serait-ce qu'une seconde, je suis heureux.
Un dernier mot ? Je voudrais remercier tout spécialement Loo Ranks. Il n'y en pas beaucoup qui me soutiennent en France. Récemment, dans un sound, c'est grâce à lui que j'ai pu m'exprimer. Je bless Jah Faya, Saï, Eliman, Tarzan, Lion Scott, qui défend ma cause, mon manager Mathieu, et tous ceux qui m'ont aidé. Et mes ennemis aussi ; je remercie tous ceux qui ne me donnent pas le micro, parce que ça m'a forgé, je me suis endurci. Ils m'ont changé.
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