INTERVIEW
Propos recueillis par : Maxime Nordez
Photos : Karl Joseph
le vendredi 03 décembre 2004 - 9 998 vues
Les Twinkle Brothers étaient de passage à Paris le mois dernier. Le lendemain de ce concert unique, nous avons rencontré Norman Grant, leader charismatique de la formation. Il nous livre ici ses opinions, ses convictions et revient sur la carrière du groupe, entamée il y a maintenant 40 ans.
Reggaefrance / Quelles sont tes impressions sur le show d'hier ? L'ambiance était-elle différente dans le sud de la France ? / C'était très différent. Hier soir, il y avait quelque chose de spécial dans l'acoustique. Ca ressemblait plus à une vibe de studio que de concert. J'ai donné des concerts dans beaucoup de lieux différents et, à force, tu finis par connaître les vibes qui se dégagent de chaque salle. A Toulon, on a joué pendant plus de 2h30 et les gens en demandaient encore !
Peux-tu nous présenter les musiciens présents sur scène hier soir ? A la batterie : Barry Prince. Il a bossé avec les Misty in Roots, ça fait un an qu'il a rejoint les Twinkle. A la basse, Dub Judah que tu connais, et mon frère Ashton (chant et guitare rythmique). Mon frère Ralston n'était pas là. Il a du mal à voyager. Il vit aux Etats-Unis et n'aime pas l'avion.
Et toi, où vis-tu actuellement ? Je vis à Londres tout en faisant des allers-retours réguliers en Jamaïque. Mais avec mon passeport jamaïcain, ce n'est pas toujours facile de voyager. Tout doit être prévu bien à l'avance pour être sûr qu'il n'y ait pas de problèmes de légalité.
Ce n'est pas trop difficile de vivre ta foi rastafarienne à Londres ? Non, tu peux la vivre n'importe où. La foi rastafarienne, c'est ta façon de vivre, c'est plus ou moins inexplicable. On peut en parler mais il faut avant tout la vivre : it's the livity. Il faut savoir ce qu'est le bien et le faire. La foi rasta est avant tout paix et amour. Rasta, c'est ta façon de répandre le message. Aujourd'hui, la paix n'existe plus et l'amour se fait trop rare. Les gens ne s'aiment plus entre eux… A propos du Rastafarisme, chacun a un point de vue différent. Je pense que nous avons tous un petit rôle à jouer. Le mien est de transmettre l'idée par le verbe. Le verbe est puissant et nous sommes à une époque où il a encore du poids. Dans notre monde, chaque chose a son contraire. Si la lumière s'oppose aux Ténèbres, nous devons éclairer les gens afin qu'ils puissent voir la lumière et comprendre grâce à notre musique et nos paroles.
Que représente le fait de chanter ton premier titre de 1966 Somebody Please Help Me ? Je suis né en 1950, quand tout a commencé en Jamaïque. On écoutait beaucoup de musique américaine et anglaise. Les chansons tournaient toutes autour de my heart is broken, baby don't leave me... . On écoutait et on écrivait en s'inspirant de ça. Quand j'ai été en âge de voir ce qui se passait dans le monde, j'ai décidé de créer mon propre style. C'est la meilleure façon de se démarquer. J'ai choisi de chanter le monde en essayant toujours d'écrire des textes auxquels n'importe qui peut s'identifier.
Comment t'y prends-tu pour écrire ? Il n' y a pas une façon unique de composer, mais une fois que tu as appris à le faire, les choses se font facilement. Maintenant, ce sont les riddims qui attirent les gens. Ils adhèrent plus facilement au morceau s'ils connaissent le riddim. Sans même écouter l'artiste chanter, ils aiment. Personnellement, je fais les deux : je chante et je produis des riddims sans avoir aucune idée de ce que je vais en faire. Puis, on s'assoit et on écoute. Les lyrics viennent en fonction de ce qui se dégage de la musique. Il m'arrive souvent, en studio, de me pointer devant le micro sans avoir aucune idée de ce que je vais chanter. C'est une simple ligne, ou même un titre, qui va déterminer le contenu des paroles. Des textes ayant pour thèmes la prière ou les louanges doivent venir facilement. Si cela n'est pas le cas, je ne prends pas de plaisir et cela ne fonctionne pas. Il est indispensable de prendre du plaisir avant tout.
Tu as travaillé avec la plupart des producteurs jamaïcains (Leslie Kong, Duke Reid, Lee Perry, Phil Pratt, Bunny Lee...) Oui, j'allais de studio en studio et je traînais là où l'on parlait ‘‘music bizness’‘. C'est comme ça, en chantant devant des types à travers des grillages, que j'ai fait mes premières auditions.
Coxsone ne t'a jamais auditionné ? On est allés chez Coxsone. Il finissait une session et nous a dit : ‘‘ Eh les jeunes, si vous venez de bonne heure demain, je pourrai peut-être vous enregistrer ’‘. Mais, pour être sûrs d'être enregistrés, il fallait vivre à Kingston, aller, venir, revenir. A une époque, les producteurs étaient si peu nombreux qu'ils te demandaient de repasser six ou dix mois plus tard ! Studio One était un rêve, avec les Skatalites, Toots & The Maytals, les Melodians, les Paragons, Stranger Cole… On était là et on attendait notre tour. On n'a finalement jamais enregistré pour Coxsone. J'ai eu la chance de rentrer en studio très jeune, vers 11 ou 12 ans. Je savais que c'était un privilège, il fallait que je me dépasse pour mériter cette place. J'ai appris le bizness grâce à des gens comme Bunny Lee ou Phil Pratt. Je me suis vite rendu compte que si tu voulais faire un peu d'argent, il fallait t'en occuper toi-même. C'est pourquoi j'ai créé Twinkle Music.
Dans le catalogue de Twinkle Music, on trouve quelques artistes féminines… On essaie de ne pas oublier les femmes, certaines méritent vraiment d'être entendues. Les gens ont peu de considération pour les femmes dans le reggae, mais il y a tout de même un public pour elles. Elles manquent de soutien, de la part des femmes en général d'ailleurs… L'homme a besoin de la femme et inversement. C'est très bien que les femmes soient là et fassent leur truc. On a besoin qu'elles se fassent entendre, à condition qu'elles ne chantent pas my heart is broken, baby don't leave me... . Si elles chantent des textes à messages, elles méritent plus d'intérêt. A notre époque, une femme doit se battre cinq fois plus qu'un homme, sérieusement !
Quel est ton sentiment sur la position du roots au niveau international ? Le roots n'a jamais été aussi big. Le ska s'est transformé en rocksteady puis en reggae qui s'est transformé à son tour. On a donné à ces nouvelles musiques un tas de noms différents. Le gros problème, c'est la vente. Il est clair que les gens apprécient le roots, ils le chantent mais… ne l'achèteront pas forcément. Les meilleures chansons sont celles que tu aimes dès la première écoute. Dans ce cas, tu feras plus facilement l'effort de mettre la main à la poche. Avec la nouvelle génération, c'est spécial, elle continue d'acheter de la musique faite il y a 30 ans. Elle sait que si la musique est bonne, elle le reste. Tous les dix ans, un nouveau truc sort et les gamins aiment. Cela ne les empêchent pas d'apprécier la musique faite il y a… cent ans pour peu qu'elle soit bonne. Mais si tu veux exprimer les idées de ton temps, tu ne dois pas rester sur le passé. Nous vivons une époque très agressive. Les leaders, les prêtres ne font plus rien pour que le peuple puisse choisir vraiment ce qu'il veut. On le force à faire et à penser d'une certaine façon. Mais qui sont-ils pour nous dire quoi faire alors qu'ils ne font rien pour nous ?
Y a-t-il toujours un public pour le roots en Jamaïque ? Partout, il y a un public pour le roots. Tant que la musique est jouée, les gens peuvent choisir ce qu'ils veulent écouter. Mais, en ce moment, on dit aux gens ce qu'ils doivent écouter. On ne leur propose pas assez de choses pour qu'ils soient vraiment en mesure de choisir. Si un morceau passe en radio et marche, tu peux être sûr que le Dj va essayer de faire un deuxième morceau quasi-identique. Donc, tu vas entendre le même truc 24/24, en boucle. Ce que passe la radio ou la télé, c'est de la merde et ça fait dire aux gens que la musique d'aujourd'hui n'est pas bonne. Mais la bonne musique existe toujours. Le public est peut être plus restreint et a de plus en plus de mal à acheter, mais il y a un public. J'essaie de jouer quelque chose que n'importe quel amateur de musique, à n'importe quelle époque, voudra se procurer dès la première écoute. Je ne cherche pas à forcer qui que ce soit, je laisse écouter. Je me rends compte que nous avons de très bonnes critiques dans la presse alors, laissons-les faire. Si tu frappes fort avec ta musique, tu peux frapper très fort dans tous les domaines (rires).
T'a-t-on déjà dit que tu avais quelque chose de Jacob Miller sur scène ? Je l'ai déjà entendu, c'est vrai. J'ai 54 ans et je pense que, s'il était encore en vie, on serait un peu sur le même créneau. Les gens aiment faire des catégories et je pense qu'on serait dans la même. J'ai fait une tournée en tant que chanteur d'Inner Circle (1981, ndlr). Nous venons tous les deux de la même veine, notre inspiration musicale est similaire.
Que peut-on trouver dans le nouvel album ? Ce nouvel album, c'est la continuité du message des Twinkle. La plupart des chansons que je chante actuellement ont été écrites il y a 30 ans. Ce sont les chansons que les gens veulent entendre. Si tu ne les joues pas, tout le monde sera frustré. Il faut laisser vivre la musique. Il faut laisser le pouvoir du verbe agir sur le monde. Nous allons dans de nombreux pays où l'anglais n'est pas la première langue et les gens connaissent les morceaux et chantent. Cela prouve qu'ils écoutent attentivement. Cela me fait dire que nous faisons quelque chose de bien. Même si tu ne vends que quelques milliers d'albums, il y aura des dizaines de milliers de personnes qui écouteront. Parmi ces gens, certains vont s'attacher affectivement à tel ou tel morceau et c'est comme ça que cela peut marcher. Les gens qui viennent à nos concerts connaissent presque tous les morceaux, mais tous n'ont pas un album des Twinkle chez eux. J'essaie, à chaque concert, d'avoir un stand de 'merchandising' afin que les gens puissent avoir accès à notre musique. Il y a aussi des gens qui viennent pour la première fois et te découvrent. Si tu peux les convaincre avec ta première performance, c'est une victoire sur l'avenir. Le problème, c'est que mon catalogue est énorme…
Hier sur scène, tu parlais en rigolant de 50 000 albums… (rires) Il faut faire des choix comme rééditer tel album, ou sortir des versions dub. Ce que j'ai appris en terme de productions, c'est qu'il ne faut pas chercher à mélanger trop d'éléments. Nous essayons de nous focaliser sur ce que le public attend de nous. En tant que musicien, tu continues à créer, mais il ne faut jamais oublier de leur donner ce qu'ils veulent car si les gens achètent, le producteur continuera de produire. J'ai vu que nous avions un public en France. On essaie d'organiser une big tournée en France. Nous avons deux cds qui sortent la semaine prochaine et qui arrivent sur le marché, j'en suis ravi et je sais qu'ils devraient plaire aux Français.
|
|