INTERVIEW
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Benoit COLLIN
le mercredi 24 novembre 2004 - 15 145 vues
Auteur des immenses "War Ina Babylon" et "Revelation Time" (réédité par Blood & Fire sous le nom de "Open The Iron Gate"), Max Roméo ne connaît pas la fin de carrière qu'il mérite. Arnaqué par ses producteurs, Max Romeo attend toujours les retombées de son travail. Incapable de réitérer ces succès, il poursuit sa route avec plus ou moins de réussite. Son dernier opus, "A Little Time For Jah", maintient sa figure et sa position dans le reggae roots sans lui conférer la stature qu'il devrait revendiquer.
Auteur de textes engagés mêlant prêches bibliques et revendications politiques et sociales, Max Romeo a pâtit du désintéressement mondial pour le reggae après la mort de Bob Marley. Près de trente ans après qu'il a prononcé les mots « War Ina Babylon » dans un studio, Max Romeo nous accueille pour un long entretien. Retour sur sa carrière avec le sourire.
Reggaefrance / Comme beaucoup d'artistes jamaïcains, vous avez démarré grâce à un concours de talent… / Oui, c'était à Clarendon. Il y avait un concours de talent, c’était en 1965. Des amis à moi me disaient tout le temps que j’avais une bonne voix. Ils m'ont poussé à y aller. Je me suis présenté à l'audition, et j’ai gagné.
Quelle est votre première expérience en studio ? Ma première expérience était sur le label de Carlton. J'ai commencé à travailler avec Carlton. Il m'a donné la chance d'enregistrer mon premier morceau. J'étais intéressé par le chant, et il m’a donné cette opportunité. Ce fut Buy You A Rainbow avec les Emotions. C’est comme ça que ça a commencé.
Qui étaient les autres membres des Emotions ? Il y avait Kenneth Knight, et Lloyd Shakespeare. Lloyd Shakespeare est décédé maintenant, il était le frère de Robbie Shakespeare. Robbie Shakespeare était encore un enfant, il allait à l'école.
Vous avez formé un autre groupe, The Hippy Boys… Ca a commencé avec un mec appelé Reb Stuart. On a commencé avec deux mecs, qui s'appelaient Shan et Mars, qui étaient batteur et bassiste du groupe The Gators Band. Plus tard, ils ont été remplacés par Familyman et son frère Carlton Barrett. Le groupe a continué comme ça un moment, et puis je l’ai quitté, pour faire une carrière solo. Il y a eu ce type, Albert Rollins, qui a pris la relève des Emotions, et il a aussi travaillé avec les Hippy Boys.
Et les Hippy Boys sont devenus les Upsetters… Ils sont devenus les Upsetters, et plus tard les Wailers (rires).
Max Romeo n’est pas votre véritable nom. Pourquoi avoir changé ? Max Smith est mon vrai nom. On ne dirait pas un nom d’artiste, n’est-ce pas ? (rires). Le nom de Romeo m’a été donné par un ami à moi, Bunny Lee, avec qui je passais beaucoup de temps. Je cherchais un nom et il m’a dit : « Tu es un chanteur pour dames, tu devrais t’appeler Romeo. » Max Romeo, ce n’était pas une mauvaise idée, parce que ça rappelle Roméo & Juliette, l’emblème de l’amour. Et Max Romeo, ça pouvait donc dire Maximum Love.
Une de vos chansons les plus célèbres, à cette époque, était Wet Dream. Wet Dream est sortie en 1969. Elle était produite par Bunny Lee. La chanson a fait un carton en Angleterre. Elle est restée dans les charts pendant 26 semaines. Elle est entrée dans l'Histoire, car elle n’a été joué qu’une seule fois à la radio, avant d’être bannie.
Oui, elle a été bannie à cause de paroles trop explicites… Oui mais entre les DJs et les rappeurs maintenant, qu'ont-ils à dire ? Les paroles étaient trop obscènes, et la chanson a été bannie. Les skinheads étaient ceux qui, à l’époque, ont défendu la chanson. Ils l'ont compris tout de suite. Parce qu'en Angleterre, vous ne pouviez pas dire ''damn !'' Et ils avaient l'opportunité de dire ''Wet Dream''. Alors ils l'ont clamé haut et fort !
Vous avez dit que la chanson racontait une fuite de plafond… Oui, vous savez, on a dû trouver quelque chose, parce qu'ils commençaient à me mettre la pression. Ils voulaient me chasser du pays, me retirer des charts car les paroles étaient trop obscènes… Je me suis défendu. On a sorti cette histoire de plafond qui fuit, de l’eau qui tombe sur le lit et de ma copine qui se plaint et veut réparer la fuite. Et moi je lui réponds : « No, lay down girl, i’ll push it up ». Ils n’ont pas cru à cette histoire, ils savaient que c’étaient des conneries.
Quand êtes-vous devenu rasta ? J’étais exposé à la foi depuis mon plus jeune âge. Je n’étais pas impliqué avant 1971. C’est à ce moment là que j’ai pris les choses sérieusement. Je n'aimais pas trop la religion car c'est ce qui m'a fait fuir de chez moi. J'étais avec des évangélistes, qui sont les gens les plus brutaux avec les enfants. Je ne pouvais plus le supporter, alors je me suis enfuis de chez moi. C'est pourquoi je n'ai jamais trop aimé la religion. Ces sont des choses maléfiques. Vous savez, les deux choses les plus destructrices sur Terre aujourd’hui sont la religion et la politique. On tue de plus en plus de gens au nom de la religion et de la politique. Les gens se rangent sous un emblème, mais il ne savent même pas ce que cela veut dire.
Et vous vous êtes tourné vers Rasta… J'ai commencé à laisser pousser mes locks en 1972. J’étais influencé par les enseignements de Marcus Garvey. Je n’étais pas réellement dans la religion, je questionnais surtout l’explication de la création du monde. En fait, je recherchais ''la moitié de l’Histoire qui n’a jamais été dite''. Jusqu’à ce jour, la moitié qu’on m’avait raconté, c’était des conneries. Alors je me disais qu'il y avait peut-être une autre moitié plus séduisante que celle-là. Il fallait que je rassemble les morceaux. C’est comme ça que j’ai chanté des chansons comme Watch Your Temple.
Car votre conversion a eu un impact sur vos chansons, qui se sont faites plus politiques et sociales. L’une d’entre elles, Let The Power Fall On I, a été utilisée pour la campagne du PNP. En 1972, Michael Manley est arrivé avec le concept de socialisme démocratique. Selon moi, nous avions le même message : le fossé entre les riches et les pauvres se creusent de plus en plus. Je regardais les informations à la télé et la Chine disait la même chose que nous : qu'il fallait combler ce fossé. Quand la chanson est sortie, la campagne démarrait. Il ont aimé la chanson. Ils m’ont demandé la permission de l’utiliser, et j’ai accepté, car j’étais d’accord avec ce qu’il disait.
Mais la politique n’est-elle pas contradictoire avec votre foi ? Oui, la politique est un mot sale dans mon vocabulaire, mais à cette époque, Michael Manley était plus réaliste en politique. Il avait un discours similaire au mien : combler le fossé entre les riches et les pauvres, essayer d’avancer de façon positive... On n’avait pas tout à fait le même message, mais presque. Il était donc facile pour moi de participer. Mais si vous me posez la question aujourd’hui, je vous répond que je n’aime pas la politique. La politique et la religion doivent être condamnés pour la destruction de la création.
C’est aussi à cette époque que vous avez rencontré Lee Perry. Je le connaissais bien avant de commencer à enregistrer avec lui. Il travaillait pour Coxsone en tant que producteur. Il l’a quitté pour bosser avec Byron Lee. Il portait les disques aux magasins. Puis il a lancé le label Upsetter. Le but était de se concentrer sur Bob Marley, le façonnement de l’icône Bob Marley. Bob chantait comme lui ; si vous écoutez les chansons de Lee Perry et de Bob, vous ne pouvez pas dire Lee Perry chante comme Bob Marley. De manière évidente, Bob Marley chante comme Lee Perry, car Lee Perry chantait bien avant Bob Marley ! Yuh understand ? Puis Chris Blackwell est arrivé et Bob est parti avec lui, laissant un vide derrière lui. Lee Perry a perdu la raison. Il a mis le feu à son studio.
Je le connaissais bien avant que l’on enregistre ensemble. Il est l'homme qui a fait les riddims de ''War Ina Babylon''. Nous avons écrit les paroles ensemble. Cet album que nous avons fait est le fruit d'une vraie collaboration.
Justement, comment se passaient les enregistrements avec Perry ? Il est rapide. Mais quand vous pensez avoir fini, ce n’est pas le cas : si vous rentrez chez vous le soir et que vous revenez au studio à deux heures du matin, il y est encore ! En train de rajouter des sons étranges. Il n’aime pas ce qu’on entend tout le temps. A chaque nouvelle production, il veut entendre quelque chose de différent. Des bruits de pierre, d’eau… Il restait toute la nuit à jouer ces sons étranges. C'est lui qui devrait s’appeler Mad Professor ! (rires)
Pourquoi avoir arrêté votre collaboration si fructueuse ? Il a décidé de tout arrêter, il ne voulait plus avoir affaire avec des artistes de reggae, parce qu’il en voulait à Bob Marley de l’avoir trahi. Il ne voulait plus travailler avec des chanteurs de reggae, moi y compris. J’ai respecté sa décision. Aujourd’hui, il serait juste de dire que je suis le seul artiste de reggae pour qui il ait du respect. Je suis le seul à pouvoir le croiser dans la rue et même le toucher. Personne d’autre ne peut faire ça. Il a toujours été respectueux envers moi. Ce qu’il a pu dire à Bob, il ne me l’aurait jamais dit en face (rires).
En 1976, vous avez décidé de partir aux USA. Pourquoi ? Ce n’était pas un choix, j’avais un boulot qui m’attendait là-bas. Je devais écrire des paroles pour une comédie musicale à Broadway, intitulée ''Reggae''. J’ai accepté le job. J'ai pu emmener ma famille. J'avais trois enfants, et ma femme était enceinte du quatrième. Je devais partir six mois. Le premier soir à Broadway a été un enfer, la pièce a déménagé au Biltmore et puis au Alvin. Elle a été jouée pendant sept semaines. Elle parlait de la situation politique en Jamaïque, à l’époque où la violence était partout. Je pense que le message était trop fort ; les gens de Broadway ne voulaient pas voir de scènes de viols et de violence. Et la pièce a été arrêtée.
Aux USA, vous avez aussi travaillé avec les Rolling Stones… C'était un échange. J'ai travaillé sur l'album, ''Emotional Rescue'' (1980), j'ai fait les chœurs sur certains morceaux. Et Keith Richard a joué la lead guitar sur mon album (''Holding Out My Love To You'', également co-produit par Keith Richard, ndlr). En fait, son intérêt à jouer sur l'album était de prendre cette vibe reggae. Ce mec est un grand guitariste, il voulait apprendre à jouer du vrai reggae. Sa participation n'était pas motivée par l'argent. Heureusement, parce que je ne pouvais pas me payer Keith Richard !
Un album reste obscur dans votre discographie : ''Max Romeo meets Owen Gray'', sorti en 1984. Que pouvez-vous nous dire ? Well, je ne peux pas dire grand chose. Cet album est une compilation d'anciens morceaux, faite par Bunny Lee et Count Shelly. Je ne peux guère en dire plus. Je sais que cet album existe, mais je ne l'ai jamais entendu. Je n'ai rien à voir avec cet album. Il n'est pas très bon, ça ne vaut même pas le coup d'aller au tribunal ! (rires) Les morceaux viennent d'autres projets, et ils les ont compilés. Ils ont utilisé la pochette de Every Man Ought To Know, où je suis en vélo, en Jamaïque. Ils m'ont placé devant un magasin de disques dans une rue de Londres, avec mon vélo ! Ces pirates sont incroyables ! (rires)
Parlons de la chanson Fire Fe The Vatican. C'est l'une de vos chansons les plus célèbres… Exact. La première fois que je suis allé à Rome, je ne savais pas que la chanson était si populaire là-bas. Je suis arrivé à Rome sans visa, car je savais que nous, les Jamaïcains, avons combattu avec les Italiens pour botter le cul des Français pendant la Révolution Française ! (rires) Alors pourquoi avoir un visa ? Quand je suis arrivé là-bas, j'ai vu cette station radio mobile qui est reliée à 60 stations de radio dans toute l'Europe. Ils expliquaient le sens des paroles de Fire Fi Di Vatican. Ce sont mes mots que j'ai utilisés: pour être purifié, vous devez être brûlé par le feu et pour être sanctifié, vous devez être lavé par le sang. En dehors du Vatican, qui est à Rome, j'ai vu de la souffrance, des gens dormir sur des journaux. Et le Vatican est l'Etat le plus riche du monde. Vous devez être purifié et sanctifié. Alors ''Fire fi di Vatican, blood fi di pope''. C'est tout. Je ne disais pas ''Tuez le pape''.
Quelle est votre opinion sur la scène reggae actuelle en Jamaïque ? Nous n’avons pas de scène reggae en Jamaïque. Nous avons une scène ragga, qui plonge l’industrie vers le bas. Ces gars vendent seulement 3 000 albums. Où est l'industrie ?
Il y a tout de même des artistes ''conscients''… Yeah, ok. On n'a pas d'industrie en Jamaïque, on a des artistes qui pourraient constituer une industrie. Mais ils utilisent le ragga et tuent l'industrie. Personne n’achète de ragga. Vous n’avez pas besoin d’acheter les cd, il suffit d’allumer la radio. Derrière le micro, les animateurs annoncent : ''Yeah massives, ce soir des sélections toutes fraîches, assurez-vous que les cassettes enregistrent !'' A minuit, l'animateur revient et dit : « Le nouveau Max Romeo, massives !! Démarrez les cassettes ! » A qui vais-je vendre mon album ? Tout le monde l’a déjà ! Il n’y a pas d’industrie, c’est le chaos. God Bless France, où des artistes roots & culture peuvent perdurer.
Est-ce pour cette raison que vous avez travaillé avec des Français ? Pas vraiment. Cela fait 25 ans que j'ai quitté le marché jamaïcain. La situation commençait à devenir négative, et je ne voulais pas en faire partie. Le monde est suffisamment grand pour que je trouve ma place. Je suis allé explorer.
J'ai été en justice avec Island Records, car j'étais avec cette société quand ils ont annoncé en France que j'étais mort. Des années après, j'ai fait une tournée en France ; le premier show était à Paris. Le promoteur est venu au concert pour s'assurer que c'était moi, parce que les gens ont lu dans les journaux que j’étais mort ! Et me voilà maintenant, avec mes tournées qui sont remplies. Je dois faire quelque chose de bien ici ! (rires)
Vous avez eu problèmes pour toucher vos royalties. Quelle est la situation à présent ? J’ai trouvé à Paris quelqu'un qui s'occupe de tout ça, André Bertrand. Il travaille dur pour que tout cela aboutisse et nous revienne. Ils ne veulent pas payer, je ne sais pas pourquoi, mais André fait son possible. Je pense qu'on va y arriver, parce qu'on le mérite. Quand je dis ''nous'', je parle de tous les artistes en Jamaïque. Ces gens ne nous ont jamais payés.
Vous avez aussi travaillé avec Steve Barrow, de Blood & Fire, sur ''Open The Iron Gate'', qui reprend beaucoup de chansons de ''Revelation Time''. Pouvez-vous nous parler de cet album ? Les chansons de ''Open The Iron Gate'' ont été enregistrées en 1973 et 1974. Elles avaient été faite pour un petit label que je produisais avec Clive Hunt. L'album s'appelait ''Revelation Time'', avec un marteau et une faucille sur la pochette. A l'époque, ils ont appelé ça le ''reggae communiste''. Quand Blood & Fire s'est intéressé au projet, ils n'ont pas voulu remettre cette pochette originale. Ils ont changé la pochette et le titre, qui est devenu ''Open The Iron Gate'', ils ont aussi rajouté quelques chansons. Et tout s'est très bien passé.
Quels sont vos projets dans le futur ? Je me donne encore quelques années sur la route, peut-être trois ou quatre. Puis, je me consacrerai à donner des cours pour les artistes plus jeunes. Sur les secrets du métier, les choses auxquelles ils doivent s'attendre… Et puis je produirai mes enfants qui sont intéressés par la musique. Je connais le business de l'intérieur.
Parlant de ça, pensez-vous à vous investir dans la production, construire votre propre studio ? J'ai d'abord créé mon label, Romax. Il a été piraté par Winston Wright, des Techniques. Alors je l'ai abandonné et j'ai créé Charmax. La plupart des choses que je n'ai pas faites dans ma vie, c'est à cause de raisons financières. C'est seulement récemment que je gagne quelques dollars. Construire un studio demande de l'argent pour acheter des équipements. Et du temps.
Pour finir, avez-vous un message pour nos lecteurs ? Oui : il ne faut pas se laisser abattre par Bush. Ne vous laissez pas obscurcir l’esprit par Babylone. Ne vous laisser pas attirer par le bling-bling. Souvenez-vous que vous avez des enfants et des petits-enfants qui viendront après vous. Alors ne perdez pas votre temps. Et soyez prudents. Aimez vous les uns et les autres, et aimez-vous vous-même. One love, one peace. Dans l'espoir d'avoir un jour un seul monde, avec un seul peuple. Nous aurons quelqu'un à qui répondre de tout ça. Pensez-y.
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