INTERVIEW : TONY SCREW
Propos recueillis par : Benoît Georges
Photos : Bartek Muracki
le vendredi 28 mars 2014 - 11 421 vues
Avec lui, derrière chaque chanson, chaque riddim, il y a une histoire. Fan inconditionnel de Studio One, et de son propriétaire qu’il continue d’appeler « Monsieur Dodd », Tony Screw (surnommé ainsi en raison de son visage déformé), à la tête du sound system Downbeat, s’attache depuis 1972 à préserver l’esprit du label.
Ce grand collectionneur de disques et de dubplates exclusifs est également très bavard : alors que nous devions l’interviewer pendant 15 minutes, c’est plus d’une heure et demie que nous passons en sa compagnie. Et c’est encore insuffisant pour balayer tout le parcours de Downbeat, l’un des sound systems pionniers de la scène new yorkaise. Rencontre avec un personnage « larger than life », pas avare d’anecdotes.
Reggaefrance / Tu es une institution à New York, une figure du Bronx, mais tu es né en Jamaïque. Tony Screw / Oui, je suis né à Kingston, à St Andrew plus exactement, à 6 miles de Kingston, à Papine. Tu vois Brigadier Jerry ? J’ai grandi dans la même rue que lui.
Et en ce temps-là, ton surnom était déjà Tony Screw ? Oui, Tony Screw, mais on m’appelait aussi the Goldfinger. C’est la même personne ! Goldfinger parce que j’arrivais à trouver des morceaux qui valaient de l’or ! Je connais les morceaux, j’ai plus de quinze mille 45 tours ! Si tu passes un jour à New York, viens me voir, je te montrerais. Je vais te raconter une histoire. J’ai rencontré Bob Marley en 1969, et il m’a toujours soutenu. Il me disait : « Petit, quand tu auras ton sound, tu seras le truc le plus mortel sur terre ('the wickedest bloodclaat ting pan earth'). » Tout le monde connaissait Bob à l’époque, personne ne lui aurait manqué de respect. Un jour, je vais voir Bob dans son petit magasin de disques, j’y vais pour les Wailing Souls qui avaient enregistré Row fisherman row et j’avais 5 pounds. J’ai acheté à Bob I’m hurting inside, on m’a dit que c’était super dur de trouver ce morceau aujourd’hui ! Et bien, j’en ai pris deux et je les ai toujours ! Car je sais reconnaître les bons morceaux. Tu ne les vois plus beaucoup, ces morceaux sur le label Wail’N Soul’M, à moins que ce ne soient des originaux : Buss dem shut, Stepping razor de Peter Tosh, les morceaux des Soulettes, le groupe de Rita Marley et de Cecile Campbell... Si Bob était encore là, j’aurais les meilleurs dubplates de lui, aucun doute ! Et ce serait des chansons que je connais qui sont vraiment rares et originales.
Tu as donc commencé le sound en Jamaïque ? Oui, je jouais sur un sound, mais pas sous le nom de Downbeat. Le premier sound sur lequel j’ai joué s’appelait T Tone. Le nom de Downbeat a été créé aux Etats-Unis.
 Les gens disent parfois : « Downbeat ne joue que des vieilles chansons. » Mais pour moi, il n’y a aucune chanson trop vieille !  On parle de quelle année ? 1972. En fait, on a fait des t-shirts où il est écrit 1973, mais c’est une erreur. Ce n’est pas grave parce que le sound est effectivement devenu important et populaire aux Etats-Unis à partir de 1973, mais il a commencé à jouer officiellement en 1972.
Quand es-tu parti pour New York ? En novembre 1970. La première fois que j’ai rencontré M. « Coxsone » Dodd en personne, c’était en 1972 dans le Bronx. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de confirmer auprès de lui l’utilisation du nom Downbeat. Dans ma tête, ça a toujours été Downbeat, mais je ne voulais pas officialiser le nom avant de rencontrer M. Dodd, même si on était à l’étranger (Downbeat était le nom du sound de « Coxsone » en Jamaïque, ndlr).
Tu voulais absolument qu’il te donne sa permission pour utiliser ce nom ? Oui, et il a endossé ce nom. On était donc soutenu officiellement. J’admire vraiment le travail de « Coxsone » Dodd et jusqu’à aujourd’hui, je ne vois aucun autre producteur dans l’histoire de la Jamaïque dont je dirais qu’il est meilleur que Studio One. Aucun. C’est juste mon opinion, mais pour moi, ils ont tous copié les riddims de Studio One. Et s’ils ont fait cela, c’est parce que les riddims sont tellement bons… Treasure Isle avait de super bons riddims, mais personne n’a copié les riddims de Treasure Isle autant que ceux de Studio One. Et Studio One avait le son « one drop », comme l’a dit Bob Marley, il a dit « feel it in the one drop ». Donc si tu dilues le riddim, tu dilues la musique, tu enlèves l’énergie qu’il y a dedans. Certaines personnes aiment le reggae roots, moi, je pense que le rocksteady est la meilleure chose qui soit sortie de Jamaïque, peut-être parce que je suis né pendant la période rocksteady. Tu connais l’histoire comme moi : le rocksteady n’a duré que 18 mois mais le nombre de morceaux enregistré en 18 mois, c’est juste incroyable. M. Dodd me disait qu’il était obligé d’effacer certaines bandes car il manquait d’argent pour en acheter des neuves. Il fallait donc prendre la bonne décision… Aujourd’hui encore, j’ai beaucoup de riddims Studio One pour lesquels je ne connais même pas le nom de la piste vocale originale, de la chanson. Si je bossais à Studio One, tu sais ce que je ferais ? Je mettrais tous les jeunes artistes sur ces riddims. Car ce serait intéressant de savoir ce que les jeunes d’aujourd’hui, qui suivent les danses, écouteront dans 15 ou 20 ans : est-ce qu’ils iront encore vers les sons des années 70, vers les sons des années 80 ou est-ce qu’ils se tourneront vers les sons des années 90 et 2000 ? J’aimerais être encore là pour le voir. Après, personne n’est pareil, certaines personnes jouent des morceaux des années 80, d’autres des morceaux des années 90, mais si tu me demandes, je te dirais qu’après 1995, rien n’a vraiment changé de manière significative et que peu de « big tunes » ont été réalisées depuis. Je trouve que la musique est plus limitée, les artistes gagnent plus d’argent aujourd’hui, ils peuvent dire n’importe quoi et vendre quand même des millions, pas forcément que le morceau soit bon, c’est juste qu’il est poussé par tout un système, par les médias… Les artistes des années 80 ? Pour moi, c’était juste magnifique. Mais bon, c’est notre vie, il faut qu’on soutienne tous les artistes, qu’on leur montre du respect. Ce que j’aime, c’est voir un public jeune qui apprécie les chansons que je joue, qui découvre des morceaux avec Downbeat. J’aime quand les jeunes viennent me voir après une danse en me demandant : « C’était quoi ce morceau que tu as passé, c’était quoi ce riddim-là ? ». C’est ma vision du business.

Tu es le propriétaire du sound ? Oui et je suis aussi selector et MC. Je suis selector sur le sound depuis à peu près 14 ans. J’ai fait un peu tout, comme U-Roy, jouer mes propres disques, mes propres version et faire mes propres trucs.
D’où venait ta sono, achetée aux Etats-Unis ou construite en Jamaïque ? Non, elle a été achetée aux Etats-Unis. Une sono mortelle, avec des grosses enceintes McIntosh. Mais nous n’étions pas des précurseurs : il existait déjà de très grosses sonos qui jouaient légalement « uptown » (ils ne jouaient cependant pas de musique jamaïcaine, ndlr).
Quels étaient les autres sounds jamaïcains sur place ? Quand je suis arrivé à New York, quelques sounds étaient là avant moi. Et quelques autres sont arrivés après moi. Mais quand Downbeat est arrivé, j’ai mis la barre haute. Il faut savoir que ce n’était pas si facile à cette époque de faire jouer son sound ou d’être dans le sound business aux Etats-Unis. Mais ça a été relativement facile pour moi : tout le monde m’aimait. J’étais naturellement une personne d’humeur égale qui respectait tout le monde.
Quels étaient les pionniers de l’époque ? Dans le Bronx, tu avais El Rockers qui est devenu African Love (puis Afrique, ndlr)…
Le premier sound de Claudie Evans… Oui… « Oh, you know the ting man » ! Super Claude ! Peu de temps après est arrivé Papa Moke, qui habitait à Jersey. Il y avait aussi Son’s Junior de Brooklyn, qui est une extension du sound Son the Junior Sebastian de Jamaïque, ils sont tous de la même famille. Il y a quelques autres sounds qui se sont crées dans les années qui ont suivi, comme Mini Mart à Brooklyn. Je parle de sounds qui étaient bien établis, dont on voyait le nom un peu partout et qui ont vraiment contribué à développer ce business. Il y avait aussi Terrorist et King Custom. C’est seulement après qu’est arrivée la génération des sounds comme Addies.
On ne peut pas évoquer Papa Moke et African Love sans parler de votre clash en 1984. Ce fût l’un des plus gros soundclashes de toute l’histoire de New York, et je dirais même des Etats-Unis. Ce clash devait déterminer qui était le roi, non seulement à New York, mais aussi dans tous les Etats-Unis. Il s’est tenu au club HQ dans le Bronx, je peux même te donner la date : le 26 mai 1984. Les trois sounds étaient très populaires, mais Papa Moke et Downbeat étaient un cran au-dessus : Papa Moke était considéré comme le roi du New Jersey et Downbeat comme le roi de New York. C’est une femme qui a organisé ce clash. Tu vois M. Palmer de Jet Star en Angleterre ? C’est une de ses filles. Je me demande encore d’où elle a sorti cette idée ! En tout cas, c’était magnifique. A l’époque, quand tu clashais, c’était avec des artistes sur scène, pas comme aujourd’hui où les sounds ne se clashent qu’avec des dubplates. Chacun des trois sounds avait ses propres artistes avec lui sur scène. C’était mortel !
Qui étaient les artistes ce soir-là ? Parmi les meilleurs du monde ! J’avais Brigadier Jerry, Sister Nancy, Shinehead et Santa Ranking. Papa Moke avait Lone Ranger, Sassafras, Shelly Thunder et Ranking Joe. African Star avait notamment Supercat, Louie Lepkie et Nicodemus.
Et tu as gagné... Oui, j’en suis sorti vainqueur. Ce fût une de mes meilleures expériences, même si j’avais déjà clashé avant. Ça a été l’un des plus grands clashes de ma vie, pas seulement parce que j’ai été couronné, mais à cause de son impact et des réactions du public dans la danse. C’est dans ces moments que tu réalises que les bons morceaux et de bons lyrics créent des gros « forwards » et que les gros « forwards » peuvent mettre la pression.
Et les bons discours aussi. Oui, j’oubliais les bons discours. Voilà ce que ça m’a appris. Je dirais que ce fût l’un des plus grands clashes de toute l’histoire du sound business. Jusqu’à maintenant, aucun sound n’a été couronné à ce niveau. Je me dis parfois en rigolant qu’ils ne peuvent pas couronner d’autres sounds car il n’y a qu’une couronne. Mais je pense que je l’ai mérité, le public était vraiment derrière moi parce que je prêchais la même chose qu’aujourd’hui : présenter de la bonne musique au public, faire connaître les racines de la musique aux jeunes. Ça a toujours été mon but. Je veux passer le relais à de plus jeunes, leur offrir le don que j’ai reçu. Parce qu’aujourd’hui de nombreux jeunes jouent sur un sound et n’ont pas spécialement de don pour ça, ils aiment ça mais ils ne savent pas d’où viennent les fondations. Mon boulot est vraiment de leur montrer d’où viennent ces fondations de la musique. C’est pour cela, je pense, que j’ai gagné ce clash.
Quels étaient tes clubs préférés ? Comme je le disais, le clash a eu lieu au club HQ, mais ce club n’a pas duré très longtemps malheureusement. Sans aucun doute, je dirais que mon club préféré était le Stardust Ballroom dans le Bronx. Pourquoi ? Parce que c’était une vraie salle de bal, très prisée du public et des groupes américains à l’époque. A un moment, ma sono est restée dans le Stardust Balroom pendant six mois, elle n’a pas bougé, comme si j’étais propriétaire de la salle ! Simplement parce que le sound était réservé d’une semaine sur l’autre au Stardust. La plupart des dates où j’ai été engagé à cette époque avaient lieu au Stardust. L’endroit était joli, d’une bonne capacité, 2 000 à 2 500 personnes et quelquefois un peu plus, avec une belle moquette au sol, un balcon à l’étage. Une salle de bal vraiment très jolie.
Tu dis qu’on t’engageait, qu’on réservait le sound d’une semaine sur l’autre. Tu louais donc tes services pour n’importe quelle soirée ? Exactement, tout le monde pouvait louer mes services. C’est pour cela que Downbeat est devenu l’un des premiers sounds à voyager en dehors de New York pour représenter la ville. Il y avait de nombreux sounds qui étaient implantés dans une zone et qui ne jouaient que dans cette zone. Downbeat a été le premier sound international, qui allait jouer en Jamaïque, en Angleterre, en Allemagne… J’ai vraiment travaillé dur pour aller dans cette direction. Pour être honnête et sans vouloir me lancer des fleurs, je pense vraiment, au plus profond de moi, que Downbeat est un grand sound, pour une simple raison : pendant toutes ces années, je suis resté ferme, intransigeant. J’ai commencé en me disant : « Voilà ce que je veux faire » et c’est ce que j’ai fait, je ne changerai pour rien au monde. Si cela ne te plaît pas, tu peux aller voir un autre sound. Je pense que ma voie est la bonne. Je fais mes trucs différemment et je suis content d’avoir des idées, de savoir ce que je veux. Et c’est vrai que personne ne peut me dire quoi jouer.
Quel est le premier dub que tu aies enregistré ? Ça dépend si on parle de « duplate specials » ou de « dubplate riddims ». Pour être honnête, j’ai enregistré des morceaux en dubplates, mais mes premiers dubs, bien que je me rappelle le nom des artistes, il n’y a pas grand-chose à en dire. C’étaient des jeunes artistes dont j’avais repéré le talent et que j’ai voulu enregistrer en dubplates. Ce sont des dubs que je ne pourrais certainement pas jouer aujourd’hui. Mais mon premier vrai dubplate, c’était Brigadier Jerry, qu’on a enregistré à Studio One en Jamaïque en 1979.
Quels sont les hymnes de Downbeat ? Oh my God ! J’en ai tellement ! Et ils ont été tellement copiés ! Aujourd’hui, c’est ce qui se passe dans le business du sound system : si un artiste est encore vivant, tu vas trouver des sounds qui vont enregistrer exactement la même version que moi et quand tu joues avec eux en clash, ils vont jouer leur version avant la tienne. Or, une des règles d’un clash est qu’une fois qu’un morceau a été joué, tu ne peux pas le rejouer. Donc, ils se disent : « Je vais éliminer celui-là. »
On dit « brûler des dubs » (« burning tunes »)… Voilà, c’est le mot ! En fait, c’est vraiment difficile pour un sound de brûler les dubs de Downbeat. Tu ne peux pas le faire. Parce que certains de mes riddims sont très, très rares. Certains de mes riddims Studio One sont différents, complètement différents au niveau du mix. Certains de ces riddims ont été mixés spécialement pour moi, et j’ai obtenu qu’ils soient mixés de la façon dont je le voulais. Après, je me fous de savoir si un autre sound me copie. Si tu me dis : « J’aime ce dub que Downbeat a joué » et que tu peux l’avoir, prend-le ! Tant que l’artiste est encore là, c’est bien pour lui.
C’est pour cela que tu parles de « dubplate riddims ». Oui, exactement. Donc, si tu étais avec moi dans le même studio avec M. Dodd et qu’il te donnait un riddim, 90 % du temps il ne me donnerait pas un riddim semblable au tient. Si c’est le même riddim, ce serait un mix différent. C’est ce que j’appelle un dubplate, un dubplate de riddim. Prend par exemple The Silvertones, Smile, je peux l’affirmer, je suis le seul sound dans le monde qui possède cette version en dubplate. C’est historique ! Et si tu écoutes ma version et celle d’un autre sound, tu peux deviner laquelle est la mienne : cela vient du riddim, du fait aussi qu’à l’époque The Silvertones, c’était trois chanteurs, et le leader original du groupe est mort dans un accident de voiture l’année même où le morceau a été enregistré. C’est une vibration bien différente. C’est pour cela que le morceau est devenu un hymne pour Downbeat et en plus la chanson est entrée dans les charts Billboard, je veux dire le dubplate ! J’ai fait rentrer The Silvertones dans les charts Billboard !
As-tu un studio préféré pour enregistrer ? J’enregistre dans pleins de studios différents. Aucun studio spécial. Du moment que je sens que je vais avoir la qualité que je pense mériter. Il y a des années, nous avons fait beaucoup d’erreurs en enregistrant des dubs, on enregistrait des dubs sans faire de « panning » au niveau de la voix, on bloquait tout et une fois que c’est verrouillé, tu ne peux plus rien faire. On a appris avec le temps à séparer la voix sur les dubs jamaïcains. J’ai appris cela il y a 12 ou 15 ans et je me suis rendu compte que j’avais une bonne oreille pour cela, donc je peux mixer mes morceaux chez moi de la façon dont je le souhaite. J’ai un jeune selector avec moi et quand je fais un CD de dubplates, il me dit qu’il sonne vraiment bien. La plupart du temps, je travaille en analogique, depuis un DAT vers une table de mixage. J’utilise rarement l’ordinateur, l’ordinateur me sert uniquement pour résoudre certains problèmes. J’utilise la méthode « old school » et je pense que j’obtiens un meilleur son. Mon son est bon, tu peux le comparer avec les autres. Bien sûr, avec Downbeat, les gens vont entendre beaucoup de Studio One parce que c’est mon style, mais si je te joue Luciano, ce sera là aussi très différent d’un autre sound. Et puis, j’enregistre des chansons que tout le monde peut écouter, qu’on peut passer à la radio. Tu as des sounds qui jouent Buju Banton, Downbeat joue Buju Banton, pas beaucoup mais différemment : je n’enregistre pas de chansons qui parlent de « battyman » ou d’autres conneries dans les paroles. Je ne fais pas ça. C’est comme ça que je bosse. Quand Shabba Ranks deejay pour Downbeat, je ne lui fais pas dire de conneries, tu les écouteras mes Shabba, ils sont différents.
Le sound Downbeat est vraiment un sound « fondation ». C’est l’un des premiers – si ce n’est le premier - qui a permis à tous les artistes vétérans dans le business d’améliorer leur ordinaire, même ceux que je n’ai pas enregistré en dubplate. J’ai beaucoup contribué à faire redécouvrir ces artistes « fondation » avec des dubplates. J’ai été le premier à faire des dubs avec Alton Ellis, à Studio One. Ou avec Bobby Dobson. Bob Andy ? Je l’ai enregistré avec Marcia Griffiths au studio de Willie Lindo à Miami. Je suis venu de New York juste pour ça !

Tu étais le premier à enregistrer ce dub ? Oui, le premier ! Tu peux demander à Marcia quand tu la reverras ! Mais tu sais, j’ai fait quelque chose de stupide : quand j’ai amené Bob Andy en studio, j’ai apporté la piste originale.
Tu parles de Really together là ? Oui, mais un gars avait refait une version du riddim, en créant des boucles, et je trouvais qu’elle sonnait bien. Je n’y ai pas pensé mais en fait, j’aurais dû enregistrer Bob et Marcia sur cette version. J’ai d’abord enregistré le fils de Willie Lindo, Kashief Lindo et puis Anthony Cruz car il était dans le studio ce jour-là, sur la même version. Et enfin, Glen Washington que j’ai fait venir. Tu vois les deux albums qu’il a faits pour Studio One ? C’est moi qui ai choisi les riddims. C’est mon artiste, Glen. Personne dans le monde ne peut le jouer comme Downbeat. Je peux te jouer 3 heures de dubs de Glen. Et il a fait des chansons pour moi qu’il n’a faites pour personne d’autres. Parce qu’il n’a pas exactement les même riddims que moi.
Qui t’a donné le plus de mal dans un soundclash ? (Il réfléchit longuement.)
Je vais t’aider : Rodigan ? Oui, je dirais effectivement Rodigan. La raison ? Notre histoire avec Rodigan : il a gagné un clash contre moi à New York, j’en ai gagné un contre lui en Angleterre, trois mois après. Il a été chanceux à New York car j’étais malade, très malade. Et même si j’étais malade, j’ai tenu pendant ce clash jusqu’au dub fi dub et il a gagné de deux points. Trois mois après en Angleterre, je reprenais mon titre ! On a fait un autre clash à l’Amazura avec Jammy, Black Scorpio et Rodigan. Tout le monde disait que j’avais gagné ce clash et pourtant la victoire est revenue à Jammy. Mais pour moi, si le public est le juge et qu’il décide que j’ai perdu, j’accepte la défaite, s’il dit que Jammy a gagné, c’est comme ça. Dans ce clash, Rodigan est sorti en premier. C’était quand même un beau clash. King Jammy, je l’ai battu deux fois. Une fois à New York, une belle rouste, et une fois aux Bermudes avec Black Scorpio. C’est dur pour eux de battre Downbeat, très dur ! Maintenant les gens réclament un clash entre Downbeat et Rodigan, mais pour une raison ou pour une autre, Rodigan ne donne pas suite. Par exemple, on voulait que nous nous affrontions pour le clash en Belgique… Mais c’est cool, Rodigan à son histoire, son parcours, j’ai mon histoire et mon parcours. Pourtant à chaque fois que Rodigan et moi on joue, on crée l’événement. Roadblock ! Deux sounds historiques ! Les gens disent que Downbeat et Rodigan ont le plus de dubs d’artistes disparus.
J’ai lu la biographie de Vivian Blake (considéré comme un des leaders du Shower Posse, ndlr) qui a vécu dans le Bronx. Il raconte ses soirées dans les années 70, quand il dépensait des milliers de dollars dans les clubs avec ses potes et il parle de Downbeat. Etais-tu conscient à l’époque de la vie que vivaient ces gars-là ? En tout cas, ça ne m’a pas attiré d’ennui. Il cite juste mon nom ?
Oui, et en plus, il parle de toi en bien, en disant que tu étais le plus gros sound du moment et qu’il adorait venir à tes soirées, rien de bien méchant. Oui et c’est vrai : toutes les soirées qu’il a sponsorisé ou organisé, il m’a pris pour jouer. Il me disait que mon sound était le meilleur sound, il avait vraiment de l’estime pour moi. Je te disais que les gens en général m’aimaient bien, les « rude boys » ou les « bad boys » aussi !
C’est ça pour moi le sound business, on joue pour tout le monde, sans faire de différence… Exactement. Et personne n’aurait pu prétendre que Downbeat appartenait à un territoire ou à un type de personnes. On joue partout, pour tout le monde. Quelquefois certains jugent que c’est bien ou mal d’être cité par un « badman ». Je pense que c’est bien, car tu dis qu’il parle de moi comme d’un grand sound, et ce sound existe toujours. On peut aussi parler de gars comme Bucky Marshall (gunman du PNP, assassiné à New York qui venait souvent dans les danses, à cette époque. Un soir, je jouais une chanson et je l’entends gueuler dans la salle : « bloodclaat ! ». C’est la musique et c’est le riddim qui a déclenché ça. C’était dans un club qu’on appelait Jazz Two dans le Bronx. Ce fût une des danses les plus chaudes et les plus tendues qu’il m’ait été donné d’animer à l’époque. Et j’ai sorti ce riddim…
C’était quoi ce fameux riddim ? C’est un riddim Studio One, Swing easy. Et il y a une histoire derrière tout ça. Quand M. Dodd m’a donné ce riddim en 1972, il m’a dit qu’il était « raté ». J’étais assis en face de lui à lui parler, comme nous le faisons aujourd’hui et je lui dis : « Je veux ce riddim. » Lui me répond : « Jackson, ce riddim est raté », mais je lui ai dit que je le voulais quand même. Il m’a donné ce riddim, soi-disant raté, et je le joue depuis ce temps-là et jusqu’à aujourd’hui. J’ai des morceaux vraiment sérieux sur ce riddim ! Et quand ce riddim joue, et bien c’est une bonne façon de tester la sono ! Parce que ça a été joué par de grands musiciens. Si on remonte le temps, les Skatalites se sont séparés et on formé deux groupes différents. Une partie des Skatalites s’est rebaptisée les Soul Brothers et l’autre partie est allée chez Duke Reid pour devenir Tommy McCook and the Supersonics. Ensuite, les Soul Brothers se sont rebaptisés Soul Vendors. C’est à ce moment qu’Alton Ellis a enregistré I’m just a guy. Cette chanson a bien vendu et a permis aux Soul Vendors de tourner en Angleterre avec Alton Ellis. Peut-être en 1972… Après Soul Vendors est devenu Sound Dimension. Les même gars ! Et ils ont joué ce morceau, Swing easy et un autre appelé Rockfort rock. Ce sont pour moi deux des plus grands morceaux de l’histoire de la Jamaïque. Des morceaux inspirés par le jazz. Et après, ils ont sorti une instru du nom de Real rock, qui n’a jamais cessé depuis de produire des versions dans le business de la musique. Et ça ne s’arrêtera jamais, crois-moi. Et Real rock a eu tellement de succès qu’ils ont fait un cut qui s’appelait Real dub !
C’est vrai que tout le monde ou presque a déjà entendu le Real Rock… Donc, je vais te dire un truc : Treasure Isle c’était magnifique, c’était sympa, les mélodies et tout… Mais moi, c’est à Studio One que je décerne le titre. « Coxsone » était un grand homme, il savait ce qu’il voulait. Il a enregistré des albums que personne d’autre n’aurait enregistrés : Lennie Hibbert, le grand Jackie Mitoo, qui a créé presque tous les riddims qui ont fait Studio One. C’est selon moi l’un des plus grands musiciens à s’être assis derrière un orgue. Franchement, j’adore Booker T, ne te méprends pas ! J’aime aussi James Brown, mais pour moi, Jackie est le plus grand, car il joue du reggae ! Il faisait des trucs que je n’ai jamais vus ailleurs : il jouait de l’orgue avec ses doigts de pied, tu as déjà vu ça ? Il jouait le dos tourné à l’orgue, tout en te regardant et en te parlant ! J’ai vu un concert de Jackie Mitoo et Sugar Minott une fois. Sugar a chanté une des meilleures chansons de Jackie, In cold blood. Pour moi, ce sont des moments historiques et je dois en parler aux plus jeunes. Les gens disent parfois : « Il ne joue que des vieilles chansons. » Mais pour moi, il n’y a aucune chanson trop vieille !
Tu suis quand même les nouveaux artistes ? Bien sûr ! Tu vois Shaggy ? J’allais le chercher pour aller en studio et il vivait encore à Brooklyn dans une seule pièce, une seule pièce !
Il était dans les Marines à l’époque. Tout à fait. Et quand il a enregistré Oh Carolina, je lui ai dit : « C’est le début de ta carrière. » Elephant Man, j’ai enregistré une chanson avec lui au tout début au studio de Black Scorpio avec Danny English et je lui ai dit : « Tu bosses, tu as du cœur, tu vas faire de l’argent mec ! » Il m’a revu à New York alors qu’il avait déjà décollé et il s’en rappelait : « Eh, tu m’as dit que j’allais être riche ! » J’ai une autre histoire, avec Bitty McLean. Je ne le connaissais même pas quand j’ai entendu cette chanson Walk away from love, et je sais que deux autres personnes l’ont chanté en reggae avant lui : Ken Boothe et Frankie Paul. Mais Bitty a enregistré sa version sur une instru originale : ils ont utilisé un ordinateur et ils ont reconstruit le riddim. C’était un vrai riddim de Treasure Isle, Rocksteady d’Alton Ellis. Bitty a pris ce riddim, ils l’ont accéléré un peu, ont enlevé les cuivres ici, bougé cette partie, celle-là, et il a amené Dean Fraser et une section cuivre pour jouer par-dessus. Bitty joue aussi dessus, il joue de l’orgue, tu savais ? C’est un grand artiste, un vrai musicien. Un ami d’Angleterre m’a passé ce titre au téléphone et j’ai dit : « Ouah, envoie-moi 50 exemplaires de cette chanson ! » J’ai donné cette chanson à un animateur radio, un gars de 62 ans, et j’en ai vendu 250 dans la rue, pour 20 dollars. Le gars de la radio recevait plein d’appels et il a dit que Downbeat lui avait filé ce disque. Je suis parti ensuite pour l’Allemagne et j’ai tout retourné avec cette chanson, j’ai été en Suisse et pareil. Bitty en a entendu parler. Les gens lui disaient : « La première fois qu’on a entendu cette chanson, elle était joué par Downbeat. » Des vendeurs de disques lui disaient : « J’ai entendu Walk away from love et j’en ai acheté 300 exemplaires pour la boutique ! » Bitty m’a dit qu’il avait une vieille cassette de Downbeat et qu’il aimait bien mon sound. Depuis, tout le monde a demandé Bitty pour des dubplates. Et lui répondait : « Je préférerais donner d’abord un dub à Downbeat car je ne le connais pas mais il joue ma chanson et tout le monde en parle ! » Après, il est venu pour la première fois à New York, les gens qui connaissaient toute l’histoire m’ont demandé de venir présenter Bitty McLean au public, sur scène. C’était vraiment sympa ! Et il a dit : « J’ai l’impression de connaître ce gars depuis 30 ans. Mais je ne le connais pas, je respecte juste ce qu’il a fait. » Et on est devenu ami depuis ce jour. Je pense que dans le sound business, j’ai été l’un de ceux qui l’a le plus joué. J’ai été dans des clashes et les autres soundman me chambraient : « Tu as dit à Bitty de ne plus enregistrer de dubs ! » Je ne peux pas dire à un artiste de ne pas faire de dubs, je ne veux pas leur ôter le pain de la bouche. Je ne fais jamais ça, jamais ! Je ne lui ai pas demandé mais je pense qu’il ne doit pas y avoir plus de 6 ou 7 sounds qui peuvent jouer Bitty en dubplate. Depuis combien de temps on parle, là ?
Depuis longtemps. Tu vois, je t’avais dit 15 minutes et tu as eu beaucoup plus ! Il fût un temps, tu m’aurais interviewé et on serait resté ensemble cinq minutes, car je n’avais pas grand-chose à dire, à part parler un peu de musique et dire « nuff respect ». Aujourd’hui, je vois la direction dans laquelle évolue le reggae et j’ai envie de parler aux gens et de leur dire comment je vois la musique, ce que je ressens, leur dire mon respect pour les plus jeunes qui nous soutiennent… J’ai toujours beaucoup de respect pour les gens comme toi. Je ne donne pas d’interview à tout le monde mais quand mon cœur me dit d’y aller, j’y vais. Quand je commence à parler, il y en a pour des heures, ce que je t’ai dit, tout est vrai, mais tout est sorti comme ça, je n’arrive même pas à organiser toute l’histoire de ma carrière. Mais mon boulot c’est aussi d’honorer des gens comme toi qui m’interviewes, et tous les jeunes qui sont impliqués dans le business du reggae.
Je sais que pour une petite île comme la Jamaïque, le reggae est une grande chose, pas seulement pour moi parce que je suis né là-bas, mais pour tout le monde, car seule la musique vivra éternellement. Quelquefois quand tu es triste ou stressé – je pense que le stress tue plus de gens dans le monde que n’importe quoi d’autre !- il faut laisser ça de côté. Quand je suis stressé, je descends, je prends des disques, je joue de la musique et je suis bien. Quand je sens que ma pression artérielle monte, je commence à jouer mes disques et ça redescend. La musique c’est une chose vraiment géniale. Nous devons l’aimer et aimer tous les gens qui sont impliqués dans la musique autour de nous. Dans ma vie de musique, je n’ai jamais eu de biais, j’aime juste ce que je fais, et j’essaye de présenter ça aux gens. Je connais le business et je bénéficie de beaucoup de respect, je respecte aussi les autres sounds parce que je sais qu’un jour, il faudra raccrocher, un jour je me dirais : « C’est fini, j’en ai assez ». Pour l’instant, j’ai cette énergie et je suis content !
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