INTERVIEW : ALBOROSIE
Propos recueillis par : Jérôme Bast
Photos : Martei Korlei
le mercredi 09 octobre 2013 - 11 640 vues
En véritable chef d'orchestre, Alborosie a enregistré son nouvel album comme les précédents : presque seul, dans son Shenghen studio : "Je fais les choses comme je les sens. Je fais ma propre musique : c'est moi qui la joue, qui l'enregistre, qui la mixe…". C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes et le chef italien Alborosie l'a bien compris. Rub a dub moderne et efficace, message conscient et militant, le Sicilien marche dans les traces de ses glorieux aînés.
Depuis vingt ans qu'il s'est installé en Jamaïque, Alborosie s'est non seulement imposé comme l'un des fers de lance du reggae contemporain, mais il compte surtout parmi les gardiens du temple.
Alors qu’il reviendra à Paris par la grande porte, le 30 novembre 2013, au Zénith de Paris et avec de nombreux invités, il nous a accordé un entretien.
Reggaefrance / Que se cache-t-il derrière le titre de ton quatrième album, "Sound the System" ? / "Sound the system" a un double sens. Il veut dire que je vais faire sonner le système, c'est-à-dire que je vais pousser ma musique à l'intérieur du système, pour élever les gens. On va inonder le système dans lequel on vit avec du bon reggae. Le deuxième sens se rapporte au sound system, le faire jouer, passer de la musique via les enceintes.
De nouveau pour cet album, tu as enregistré presque seul. Tu aimes cette solitude pour travailler ? Oui, j'aime être seul dans le studio, me concentrer et faire ce que j'aime. Je n'ai pas de pression de labels qui me disent quoi faire. Greensleeves est très bien avec moi. Je fais les choses comme je les sens. Je fais ma propre musique : c'est moi qui la joue, qui l'enregistre, qui la mixe…
En somme, il y a un seul chef pour faire cette recette… Oui, et ce chef est Italien ! (rires)
 J'ai commencé comme un petit chien, et maintenant je suis un grand lion ! 
Tu ne recherches jamais de conseils ? Non, pas vraiment. J'ai tellement travaillé, en tournée ou avec d'autres artistes, que j'aime me retrouver tout seul dans le studio.
Tu produits plusieurs artistes, tu as même produit quelques titres du nouvel album de Gentleman, "New Day Dawn". Gentleman est venu en Jamaïque pour enregistrer son nouvel album, et il est passé dans mon studio. D'ailleurs, j'ai plein de morceaux qui vont bientôt sortir, avec des artistes argentins, californiens… La plupart viennent me rendre visite dans mon studio à Kingston, car la vibe est différente quand ils sont là. Je travaille avec beaucoup d'artistes. Mais la seule personne avec qui je suis véritablement moi-même, c'est quand je travaille avec Alborosie.
Ky-Mani Marley est de nouveau invité, cette fois-ci pour reprendre Zion Train, une chanson de son père. Ky-Mani est un frère depuis très longtemps. J'ai fait beaucoup de chansons avec lui, et je ne me lasserai jamais de travailler avec lui. Il sonne vraiment très bien, et lui et moi pouvons beaucoup travailler. Quand tu reprends une chanson de Bob Marley, tu dois être sûr de ton choix, car c'est très difficile. Zion Train est une très bonne chanson de Bob, il ne faut pas la gâcher. Il m'a fallu un peu de temps pour que tout sonne proprement, et j'ai ensuite appelé Ky-Mani pour ajouter la touche ultime dont j'avais besoin. Bob Marley aurait été fier.
Sur l'album, il y a aussi Nature, un jeune artiste jamaïcain dont j'aime beaucoup la voix. Lui aussi est un très bon ami. On a fait une chanson, et le résultat m'a tellement plu que j'ai décidé de l'inclure sur l'album. Nina Zilli aussi est une amie depuis très longtemps. Je travaille toujours avec des gens proches de moi, que je respecte. C'est la meilleure approche pour faire de la musique car c'est un échange d'énergie et de vibe. Je ne travaille qu'avec des artistes auprès de qui je me sens à l'aise.
Quel est le message de la chanson Who Run The Dance ? Dans ce morceau, je m'image à la fin des années 60, début des années 70, au milieu des deejays de l'époque et des producteurs comme Jack Ruby, King Tubby… C'est une vision de moi, à cette époque, en train de conduire une Buick Skylark décapotable. Real Rockers ! Sur cette chanson, j'ai légèrement transformé ma voix, un peu comme sur Herbalist : c'est un personnage que j'ai créé. A chaque fois que tu m'entends avec cette voix, je suis dans la peau de ce personnage, car j'aime jouer avec ma voix. Elle est comme un instrument, et je n'aime pas chanter de la même façon.
Sur cet album, ta voix sonne plus rauque que sur les précédents. C'est que j'ai commencé comme un petit chien, et maintenant je suis un grand lion !
A qui est adressée la chanson Shut Your Mouth ? (rires) C'est une question très sérieuse. Je ne peux pas te répondre directement... Parfois, des gens pensent qu'ils sont meilleurs que toi. Pas musicalement, mais ils se croient plus intelligents, et te manquent de respect. C'est une réponse à ces attaques. Je me suis peut-être inspiré de quelqu'un, mais la chanson ne cite pas de nom. Elle s'adresse à tous ceux qui me manquent de respect.
Tu as déjà senti un manque de respect en Jamaïque ? Pas seulement en Jamaïque, partout dans le monde ! Certaines personnes aiment la guerre, et essaient parfois de te déstabiliser. Tu dois te défendre, et comme je suis non-violent, je réponds avec la musique.
L'album est dédié à Marco D'Ascola, Joel Chin, and Denzel Boyd… Ce sont mes frères, qui sont tombés au combat. Je dédie l'album à leur mémoire.
Marco D'Ascola est ton frère ? Oui, Marco est mon frère. Il est mort, et j'ai appelé mon fils d'après lui. C'est une nouvelle vie… L'album est dédié à sa mémoire.
Tu remercies aussi l'ancienne ministre Oliva "Babsy" Grange, pourquoi ? C'est une figure politique importante en Jamaïque. J'apprécie le travail qu'elle fait pour les artistes, la culture et la musique en Jamaïque. Je la connais depuis mon arrivée en Jamaïque, elle m'a aidé dans le passé, et elle continue. Je devais donc la mentionner.
Que penses-tu de la proposition de loi qui pourrait envoyer les artistes en prison à cause de leurs paroles ? La corruption est partout. Le gouvernement essaie de promouvoir sa loi anti-gang. Mais parfois, c'est le gouvernement le gang… Nous avons besoin de vertu, de droiture. La criminalité doit cesser ; les politiciens doivent cesser d'être hypocrite. Tout le monde doit travailler ensemble pour créer une meilleure société. Aux artistes qui chantent des paroles violentes, je dis simplement que ce n'est pas une solution. Si un artiste décrit la violence qui l'entoure, alors c'est différent. Bien sûr, personne ne veut entendre une chanson qui incite à prendre son flingue et aller tuer des gens. On travaille pour stopper cela.
Mettre les artistes en prison est-elle vraiment la solution ? Certaines personnes idolâtrent la violence, et certains artistes aiment jouer au méchant. Surtout quand ils sont influencés par les rappeurs américains qui louent ce mode de vie : l'argent, les filles, les bastons et toutes ces postures… Le problème, c'est quand les jeunes se mettent à idolâtrer cette musique. Nous, nous idolâtrons la spiritualité. Aucun dieu ne te demande d'aller tuer un homme, ou violer une femme. Si ton dieu te dit ça, alors il y a quelque chose qui cloche.
Comment as-tu réagi à la conversion de Snoop Dogg à Rastafari ? Je ne réponds rien. Pas de commentaire.
Dans une interview précédente, tu nous racontais que tu avais été prêt de quitter la Jamaïque. Peux-tu imaginer ce qu'aurait été ta vie si tu étais retourné en Italie ? (rires) En fait, quand quelque chose te réclame… Au moment où j'ai sorti des chansons comme Kingston Town ou Herbalist, je ne savais pas où cela allait m'emmener, mais on a commencé à graviter autour de la musique et beaucoup de gens m'ont demandé des chansons, des concerts… bref, de me montrer. Comme je suis une personne spirituelle, j'ai décidé de ne pas rester les bras croisés. Si Dieu me dit que je dois aller là-bas car des gens ont besoin de ma musique, alors je vais le faire. Bien qu'il y ait des moments difficiles, bien que je n'aime pas le système ni l'industrie musicale, j'essaie de vivre avec. Moi, je reste fidèle à ma musique et mon message. Et je ne m'occupe pas de marché, de marketing, tout ça, c'est le travail de Greensleeves. Moi, je m'assure que le message est toujours là et que quand tu vois Alborosie, tu vois la droiture.
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