INTERVIEW : CUTTY RANKS
Propos recueillis par : Irie Nation
Photos : DR / Rik De Blick
le vendredi 04 octobre 2013 - 8 546 vues
Le redoutable deejay Cutty Ranks, qui a fait du slackness et des gun lyrics sa marque de fabrique, montre désormais un tout autre visage. L'ancien boucher, figure du genre au début des années 90, souhaite "faire passer des messages", sans pour autant tourner le dos à son passé. Sur son dernier album, "Full Blast" produit par ses soins et sorti en 2012 sur son propre label, Philip Music, on ne trouve que deux titres dancehall. Tous les autres sont reggae et même lover's rock : "C’est propre, c’est beau, tu peux l’écouter avec ta femme et tes enfants sans problème".
Cutty Ranks a fait l'une de ses rares apparitions en Europe lors du Reggae Geel festival 2013, accompagné du Ruff Kutt Band. Nous l'avons intercepté à sa sortie de scène.
Reggaefrance / Tu as sorti un nouvel album l'an dernier, "Full Blast". Est-ce que tu peux nous en parler ? / Je lui ai donné le nom d’une des chansons qu’on y trouve, Full Blast. C’est une chanson très puissante dans son message. Je ne suis pas le genre de personne à me faire des fleurs, mais j’aime ce morceau. Tout comme Mass Grave. Parce qu’il se passe beaucoup de choses sur notre planète. Et cette planète n’est pas la propriété d’une seule personne. Chez moi, je regarde ce qui se passe aux Etats-Unis, en Grèce avec la débandade financière, en Espagne avec la crise économique, dans d’autres endroits du monde où des gens sont tout simplement supprimés… Et alors je me pose la question : « Qui a créé toutes ces crises ? » C’est une question importante. Il y a de gros poissons, qui ne sont pas sur le devant de la scène et dont on ne cite même pas le nom. Ce sont eux qui créent tous ces problèmes. Et ils n’aiment pas les gens comme moi. Ils voudraient se débarrasser de gens comme moi parce que j’ouvre les yeux des gens. C’est pourquoi Bob Marley était tellement formidable, parce qu’il ouvrait les yeux de gens et essayait de leur faire prendre conscience des réalités du monde. A l’heure actuelle, encore plus qu’à l’époque, il est important que les gens se rendent compte de ce qui se passe autour d’eux. Parce que les politiciens en général se désintéressent des gens, ils ne pensent qu’à eux-mêmes et à leurs amis en carton.
Full Blast parle de brutalité policière. Oui, ce titre parle de droits de l’homme et de brutalité policière, notamment envers les jeunes. Mass Grave parle de la crise mondiale. Il y a des entités – appelons-les « entités »- qui tuent beaucoup de gens sur cette planète et ensuite masquent leurs crimes ou utilisent les grands médias pour cacher la vérité. Nous savons tout cela, nous savons ce qui se passe ! Mais je ne voudrais pas trop m’étendre sur ce sujet. Car ces gens sont puissants. Et ce sont des assassins, qui se moquent bien de qui ils assassinent. Et ils ont des hommes de main pour faire ce travail. Chaque fois que quelqu'un essaie de se rebeller et de lutter pour ses droits, ils envoient leurs mercenaires.
Après une période assez calme, tu reviens en tant qu’artiste porteur d’un message. Est-ce que cela veut dire que c’en est fini du dancehall pour toi ? J’ai toujours la vibe du dancehall en moi. Parce que c’est le dancehall qui a fait celui que je suis. Mais, après toutes ces années, j’ai pensé que je devais sortir des morceaux avec une vibration roots, one drop, grâce auxquels je peux faire passer des messages. Des titres qui pourront élever les gens. Il y a largement assez de sujets sur cette planète. Et puis cet album est aussi une façon pour moi d’élargir le spectre de ma musique. Je n’avais jamais fait un album complet de reggae one-drop. Il y a bien deux titres dancehall dessus mais tout le reste est reggae.
 J’aime les Européens parce qu’ils savent se battre pour leurs droits. 
C’est un style auquel tu ne touchais pas réellement dans le passé, qu’est ce qui t’as motivé à faire ce choix ? J’ai fait des textes commerciaux pour certains fans, des gangsta lyrics pour d’autres. J’ai également trempé dans le hip hop et des styles crossover… et maintenant le reggae. Je veux contrôler chaque sous-genre de la musique. Je ne veux pas me limiter à un seul style. C’est pour cela que je dure depuis longtemps dans ce business. Je crois que le public aime le changement. Tu ne penses pas ? Je pense que la diversité est remarquable. Quand tu vois des gens de races différentes, avec des idées différentes, se mêler, partager leurs idées et sortir unis de ce partage, c’est quelque chose de très puissant. J’aime cela, tant que cela reste positif. Ma musique a été remixée dans des toute sortes de styles comme la drum’n’bass ou la jungle, et par des gens de différentes parties de ce monde. J’ai des fans au Japon, en Afrique, d’autres dans les Caraïbes et même en Russie. Le seul endroit où je ne suis pas sûr d’avoir des fans, c’est la Chine… parce que les Chinois restent fort renfermés sur eux-mêmes… Mais j’ai aussi des fans en Inde ou au Pakistan.
Quel regard jettes-tu maintenant sur les gun-lyrics du passé ? Je chante toujours ces titres. Tu sais, je pense que chacun a le droit de porter une arme. Parce que tout le monde le fait déjà. Le problème ce n’est pas l’arme, c’est celui qui la porte. Moi, je ne suis pas du genre à aller chercher des problèmes, donc je ne pourrais pas me retrouver dans des situations embarrassantes.
Est-ce que tu es un révolutionnaire maintenant ? Je ressens juste le besoin de parler de ces sujets, de la crise et de la situation en Europe et ailleurs dans le monde ainsi qu’en Jamaïque. Parce qu’il se passe des choses en Jamaïque également. La Jamaïque de maintenant n’est pas celle que j’ai connue dans le passé. Tout change, le gouvernement se sert de sales tactiques et travaille pour des éléments qui les dirigent en sous-main et dont personne ne cite le nom. Les Jamaïcains savent ce qui se passe mais ils ne font que rester assis sur leur derrière et ne se lèvent pas pour se rebeller ou manifester comme les Européens. J’aime les Européens parce qu’ils savent se battre pour leurs droits.
Est-ce que tu peux nous parler du label que tu as créé il y a quelques années ? Je l’ai appelé Phillip Music parce que mon nom de famille est Phillip. L’album a été le premier projet que j’ai sorti dessus et j’ai aussi un riddim one-drop qui est sorti récemment, le Tax Money riddim. On y retrouve de jeunes talents féminins comme Abby ou Ali Azwood. J’ai également écrit pour certains des artistes qui posent sur ce riddim. Pour moi-même, je me suis écrit un texte "classé X", Pussy A Fi Sale, qui parle des filles qui se vendent littéralement. J’ai ensuite écrit Scream Like a Bitch pour Peter Metro. Je voulais lui donner un coup de pouce pour se relancer dans le business. Je le respecte car il s’agit d’un artiste vétéran qui est dans le milieu depuis très longtemps. Lutan Fyah et Turbulence font aussi partie du Tax Money riddim.
La plupart de tes fans connaissent tes titres ragga et certains étaient assez étonnés ce soir de te voir interpréter quelques titres roots & culture. Est-ce que tu t’es rendu compte de ces réactions ? J’ai remarqué ce genre de réactions de surprise. Beaucoup de fans découvrent cet aspect de ma musique mais je pense qu’ils aiment ça. Parce que ce qu’ils veulent, c’est écouter un message sincère et ressentir la puissance de ces messages véhiculés par la musique. Ça me plait de faire cette musique. Sur l’album par exemple on retrouve même du lover’s rock. C’est propre, c’est beau, tu peux l’écouter avec ta femme et tes enfants sans problème. Tu y retrouveras aussi un featuring avec Beres Hammond et un autre avec Luciano, que j’ai écrit et qui s’appelle Long Life & Prosperity.
Quand tu es sur scène, on se rend compte que tu fais partie de cette génération qui sait enchaîner ses lyrics… Oui, quand je commence une chanson, je vais jusqu’au bout. Moi, ou encore Bounty Killer qui me suivait sur scène, ne sommes pas comme cette génération d’artistes qui disent trois mots et abandonnent le reste. En ce moment pourtant, je manque un peu d’exercice. Après cette tournée, je vais me remettre au fitness et je vais regagner cette longue respiration. Et quand je reviendrai, je serai comme un animal ! Et ces jeunes artistes vont avoir des problèmes…
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