INTERVIEW : FRENCHIE
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Tony McDermott
le vendredi 17 mai 2013 - 10 391 vues
Voilà maintenant vingt ans que Frenchie est aux commandes de son label Maximum Sound. Installé à Londres au début des années 90, le producteur français peut se targuer d'une double décennie marquée par plusieurs faits d'armes, que nous avons déjà évoqués dans une précédente interview avec Frenchie.
De son fief londonien ("L'Angleterre est historiquement le deuxième pays du reggae, après la Jamaïque"), il a connu plusieurs générations de chanteurs, et une industrie du disque sans commune mesure avec celle d'aujourd'hui. Pour célébrer cet anniversaire, Maximum Sound sortira prochainement une compilation qui résumera en 40 titres les vingt ans d'existence du label, depuis 1993 jusqu'à 2013. Entretien en forme de bilan d'étape.
Reggaefrance / Depuis 20 ans que tu produis des artistes jamaïcains, comment as-tu vu évoluer la musique jamaïcaine ? / Depuis les années 60, la musique jamaïcaine a connu de nombreuses évolutions… y compris les 20 dernières années, du dancehall hardcore au new roots période Luciano et Garnett Silk, les beats de dancehall aussi divers et variés, le retour au live drum des prods de Bobby Digital, etc. Je dirai que depuis les cinq dernières années, musicalement ça n'a pas beaucoup évolué. La musique s'est coupée en deux factions : le one drop fm / lovers rock façon Don Corleon d'un côté, et les beats de dancehall de l'autre. Ils ont plus évolué dans leurs sonorités mais il y en a beaucoup qui ont pris une tendance un peu pop commerciale à mon goût... Le tempo s'est aussi beaucoup accéléré. Il y a quand même beaucoup de bonnes musiques qui sortent de Yard, mais on sent le manque de vrais musiciens dans les productions actuelles. On est passé aux beat makers comme il y en a dans le hip-hop, qui composent sur Fruity Loops ou Reason. Le son des productions est devenu assez uniforme, c'est difficile de savoir qui a produit quoi de nos jours. C'est aussi ça le gros chalenge quand tu produits aujourd'hui : faire du neuf avec du vieux sans tomber dans les vieux clichés, ou faire des sons "fresh" sans tomber dans la soupe totale.
En tant que producteur, quelle génération de chanteurs t'a le plus marqué ? Mon époque c'était surtout les années 80, quand je me suis intéressé à la musique de Yellowman, Barrington Levy, Cocoa Tea, Super Cat, Nicodemus, Admiral Bailey, Chuck Turner, Frankie Paul, Shabba Ranks... Ce sont ces artistes qui me feront toujours le plus kiffer.
Avec qui aimerais-tu enregistrer parmi les nouveaux artistes ? J'aimerais bien faire des titres avec Damian Marley. Ce n'est pas super nouveau mais je suis un grand fan ! Mon artiste préféré du moment c'est Chronixx, de loin ! J'aime vraiment beaucoup ce qu'il fait. J'aime bien Exco Levi (je vais sortir un titre avec lui bientôt), Kabaka Pyramid, OMI, Randy Valentine en Angleterre, et Raging Fyah aussi, surtout les titres que Rory a produit... Du côté des artistes féminines, j'aime bien Ikaya et je suis en train de bosser avec une nouvelle singjay qui s'appelle Shanty B qui a plein de potentiel.
 J'essaye de produire des disques que j'aimerais acheter moi-même et qui pourront encore être joués dans 10 ans.  Quelle est ta plus grande fierté ? D'avoir pu vivre de la musique que j'aime depuis plus de 20 ans… Jusqu'à maintenant !
Et des regrets ? Oui, plein... Mais bon, j'essaye toujours de faire au mieux avec ce que je sais et avec mes moyens qui sont souvent limités. Il y a toujours plein de trucs que j'aurais pu mieux faire pour des raisons x ou y.
Quels sont les best-sellers de Maximum Sound ? Je ne sais pas si j'ai fait beaucoup de "best-sellers" universels... Disons qu'en 20 ans, j'ai eu des titres et des albums qui ont marché et se sont vendus correctement dans des territoires différents. Les singles du riddim Intercom se sont beaucoup vendus à l'époque, le Itch riddim et Jedi riddim ont bien marché en France, le Skateland Killer en Europe et le Fairground en Angleterre et en Afrique. Les riddims World Jam et Blackboard se sont bien vendus un peu partout. Le titre Stronger de Fantan Mojah a bien marché en Jamaïque et aux Etats-Unis. Côté albums, "Black Star" et "Higher Meditation" d'Anthony B, et plus récemment celui de Luciano, "United States of Africa", dont VP était assez content du résultat par rapport au marché actuel. Sans compter les titres de Raggasonic ou des Neg' Marrons en France.
Je n'ai jamais vraiment fait de la musique pour en vendre des tonnes, mais surtout pour la passion du truc... Les charts, les grosses ventes, les disques d'or, c'est sympa quand ça arrive, mais ça n'arrive pas tous les jours... Si tu ne raisonnes qu'en termes de succès commercial, c'est très difficile d'avancer d'une production à une autre… Parfois tu gagnes, parfois tu perds... En 20 ans, tu penses surtout à ta survie dans le business. La prod, c'est d'abord un truc créatif, l'aspect commercial est loin derrière. Il y a des riddims qui marchent et ça t'étonne, d'autres qui ne décollent absolument pas et tu te demandes pourquoi... Tu ne peux pas non plus plaire à tout le monde tout le temps. Avec mon label je me fais surtout plaisir et j'essaye de produire des disques que j'aimerais acheter moi-même (étant toujours un collectionneur de disques assidu) et qui pourront encore être joués dans 10 ans. Je vois ça sur le long terme... Le truc important c'est surtout d'avoir la satisfaction d'avoir fait un bon titre.
Comment as-tu vu évoluer l'industrie de la musique ? Avec des hauts et des bas. Quand je suis arrivé à Londres pour y vivre vers 90/91 il y avait une vrai industrie du reggae avec des tonnes de magasins, labels, distributeurs… Aujourd'hui, tu peux les compter sur une main. Sans compter que ce n'est plus du tout la musique à la mode chez les jeunes. La musique a vieilli avec les générations qui écoutent du reggae depuis les années 60 et 70. Je suis allé voir les 'Rub A Dub Masters' à Brixton Academy avec Yellowman, Cocoa Tea, U-Roy, et la moyenne d'âge devait être entre 45 et 65 ans ! Le public du reggae a beaucoup vieilli et la nouvelle génération de jeunes Anglais jamaïcains écoute du grime, du hip-hop etc. Le reggae, c'est la musique de leurs parents. En France j'ai l'impression que c'est reparti dans l'underground un peu aussi depuis quelques années, mais en 20 ans ça a énormément évolué. Il y a beaucoup plus d'acteurs français dans le business international et encore des magazines, sites web, labels et toujours un public assez jeune qui suit la musique. Ce qui est beaucoup plus positif qu'en Angleterre !
On connaît ton combat contre le streaming, et d'une manière générale le piratage musical sur Internet. Vois-tu des raisons d'espérer ? Je suis pas contre le streaming légal mais contre les gars qui postent mes titres sur Youtube illégalement. De toute façon, tant que Google et les fournisseurs informatiques ne s'attaqueront pas à ça, c'est un combat difficile, presque perdu d'avance. Les pirates sont maintenant partout, avant c'était Audiomaxxx au Canada, maintenant il y en a des tonnes en France, aux Etats-Unis, en Russie, dans les Caraïbes… Comme un virus, ça s'est propagé d'une manière incroyable. Va faire comprendre aux gens que produire de la musique coûte de l'argent et est un travail comme un autre… Les pirates s'en battent les c…, alors c'est quoi la solution ? Leur donner des amendes pour avoir downloader une série illégalement ? Je ne suis pas pour ça non plus, mais j'aimerais qu'il y ait une plus grosse responsabilité et une prise de conscience chez ces gens.
Les sorties en vinyles peuvent-elles limiter ce piratage ? Non, ils piratent mes sorties vinyles aussi et les mettent sur le net avant même que les titres sortent sur iTunes ! C'est à se taper le cul par terre !
Aujourd'hui, le vinyle est-il encore pertinent, économiquement parlant ? On est à la limite... En pressage single, tu fais maintenant du 500 et plus 1000. 1000 copies c'est un super top-seller pour une nouveauté aujourd'hui ! On verra dans les prochains 18 mois, car les ventes descendent tous les six mois.
Dub Vendor a fermé ses portes en 2011, cela n'a pas du te laisser insensible… Comment vois-tu le futur de l'industrie du reggae ? Les shops sont maintenant tous en ligne, Dub Vendor aussi... Ils ont maintenant un comptoir dans le magasin de Black Market Records à Soho. Ils continuent quand même, mais la grande époque des magasins de disques est terminée. C'est un signe des temps, comme on dit. Difficile de prédire le futur... Beaucoup de productions jamaïcaines ne sont disponibles que sur les plateformes de téléchargement légal et illégal. Financièrement, je me demande comment les producteurs Jamaïcains s'en sortent, car même si les ventes digitales augmentent, ce n'est pas encore assez important pour combler le plongeon des ventes physiques. Beaucoup de gens utilisent leur label comme une carte de visite et font à côté des sound systems, des shows live ou des tournées avec des artistes. Aujourd'hui il faut faire beaucoup plus de promo aussi, tu ne peux plus attendre que ça marche tout seul, c'est un peu la jungle dans les sorties de riddims.
Depuis ton départ, la France du reggae a changé, plus dynamique. Tu pourrais envisager de t'y réinstaller ? Je ne pense pas, je suis parti parce que c'est le dépaysement qui m'a attiré en Angleterre. C'est vrai que l'industrie du reggae s'est beaucoup développée en France depuis les 20 dernières années, mais en Angleterre tu as toujours une population jamaïcaine très importante, et surtout une culture et une histoire de la musique qu'il n'y a pas en France, tout simplement parce que c'est la musique des Jamaïcains qui sont au Royaume-Uni depuis la fin des années 50. C'est vraiment le deuxième pays du reggae, historiquement, après la Jamaïque. Ca fait 24 ans que j'y vis et ça serait dur de vivre ailleurs... Mais j'aime toujours beaucoup la France, j'y vais souvent. Il y a maintenant plein de labels français qui font de très bonnes prods, des sites web qui sont devenus connus internationalement, des magazines, plein de bonnes émissions de radio, des tonnes de sound systems, pas mal d'artistes et de groupes divers qui ont fait des disques d'or, ce qui est quand même formidable comparé à beaucoup d'autres pays européens qui n'ont jamais connu ça ! Et les concerts et festivals sont toujours aussi plein...
Et dans vingt ans, tu te vois comment ? Vieux ! (rires) Et peut-être en train de faire autre chose que de la musique...
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