INTERVIEW : MARCIA GRIFFITHS

Propos recueillis par : Benoit Georges & Sébastien Jobart
Photos : Benoit Collin
le mardi 20 novembre 2012 - 8 606 vues
En 2014, Marcia Griffiths célèbrera cinquante ans de carrière. La diva du reggae, probablement sa plus grande dame, est d'humeur joyeuse. Elle nous reçoit au Bob Marley Museum, où l'on croise Julian Marley, Georgie (celui qui garde le feu du yard, à qui Bob rend hommage dans No Woman No Cry)… et ses deux copines, Rita Marley et Judy Mowatt. "Ca vous dit de faire une interview avec ces journalistes français ?", les interpelle-t-elle. Moue de Rita Marley, Judy Mowatt ne dit rien. Puisqu'il est rare de les trouver toutes les trois ensemble ici, on se rabat sur une photo des trois "petits oiseaux" de Bob Marley. "Pas de photo, réplique Rita, nous sommes fatiguées". Marcia se penche vers Judy : "Allez, une photo pour leur faire plaisir…" On aura notre photo, les trois ladies souriant de bonne grâce.
Reste surtout ce bel entretien avec la plus grande représentante du reggae au féminin. Une carrière exceptionnelle, justement récompensée par de nombreux prix, comme le Prime Minister Award en 2002 ou l'Ordre de la Distinction en 1994. "Si toutes ces récompenses valaient de l'argent, je serais millionnaire, plaisante-elle. Il y a tellement de récompenses chez moi que je ne sais plus où les mettre !"
Reggaefrance / Vous avez démarré très jeune votre carrière. Comment cela s'est-il passé ? / J'aimais déjà chanter sur le chemin de l'école. Ca me plaisait, sans même penser à quelque chose de professionnel. J'aimais juste chanter. J'ai chanté à la chorale de l'église et lors de tous mes concerts scolaires. En 1964, il y avait un grand groupe en Jamaïque, qui s'appelait les Blues Busters, et l'un d'entre eux, Philip James, avait une petite amie qui habitait près de chez moi. Il m'a entendue chanter, et il était impressionné. Il y avait un concert de Byron Lee & the Dragonaires au Carib Theatre. Il m'a dit : "Je dois te mettre sur ce show !" Byron Lee a refusé car le show était déjà programmé. Mais il a insisté, c'était une dure négociation... Et pour faire court, je me suis retrouvée sur la scène du Carib Theatre le matin du lundi de Pâques 1964. J'allais avoir 12 ans en novembre. Donc j'avais 11 ans quand j'ai marché sur cette scène pour la première fois.
Ce jour-là, vous avez chanté No Time to loose, de Carla Thomas... A cette époque, nous étions inspirés par les chanteurs américains, et M. Dodd nous ramenait des albums de ses chanteuses favorites. Tout le public s'est levé et a applaudi parce qu'ils n'avaient jamais entendu cette petite fille chanter cette mélodie. C'était vraiment très impressionnant. Quand j'ai quitté la scène, quelqu'un m'a directement emmené chez Studio One ! Le même jour ! Je n'avais même pas été auditionnée. Je suis juste rentré dans le studio et il y avait un gars qui habitait au même endroit que moi et qui chantait la même chanson que Philip James m'avait entendu chanter, World of Love. On a décidé qu'on allait enregistrer cette chanson mais elle n'est jamais sortie. Et croyez-moi, depuis ce jour, cela appartient à l'Histoire. J'ai enregistré plein de chansons et nous avons collaboré avec tous les chanteurs majeurs du studio : Bob Marley, Bob Andy, Tony Gregory… On cherchait un hit... Mais mon premier succès est arrivé en 1967, c'était Feel like jumping. J'ai fait plein de sons sérieux à Studio One. C'est depuis Studio One que je suis allé chez Harry J.
Puisque vous étiez si jeune, on imagine que votre père avait son mot à dire ? Oui, j'étais toujours accompagnée par mon père, parce qu'à cet âge-là, j'allais toujours à l'école. Donc je n'étais pas autorisée à sortir toute seule, et mon père m'accompagnait.
 C'est magnifique d'entendre des chanteuses comme Etana ou Alaine dire que je les ai inspirées. 
M. Dodd a-t-il eu à convaincre votre père que vous deviez chanter ? Oui. A un moment, M. Dodd et Ronnie Nastalla, l'associé de Byron Lee, se sont rencontrés chez moi pour tenter chacun de convaincre mon père. Les deux voulaient me manager, à cette époque. J'ai commencé à travailler avec le groupe de Byron Lee, mais j'enregistrais encore à Studio One.
A Studio One se pressaient tous les chanteurs de l'époque… C'était une grande école de la musique. Studio One avait tous les bons chanteurs. Quand j'étais là-bas, j'ai rencontré Bob Marley et les Wailers, Ken Boothe, Delroy Wilson, Leroy Sibbles, Joe Higgs… Tout le monde était là-bas ! Scratch… Bunny Wailer et moi on était à l'école ensemble, c'était la seule personne qui m'était familière à l'époque.
Vous avez aussi rencontré Bob Andy. Oui ! J'ai rencontré Bob Andy, et il est devenu mon parolier. Il a écrit toutes ces chansons. Nous avons eu une histoire d'amour, donc il m'a écrit beaucoup de chansons d'amour : Tell Me Now, Truly, Melody Life, Feel Like Jumping, Mark My Word … Toutes ces chansons ont été écrites par Bob Andy.
Vous étiez comme une muse, pour lui… (Elle sourit) Oui, c'est vrai. Ensuite, nous avons aussi effectué une combinaison, sur Always Together.
Après Studio One, après Harry J, il y a eu l'aventure avec les I-Threes, avec les Wailers… Les I-Threes, c'est arrivé en 1974 (Elle s'interrompt pour saluer Georgie qui passe non loin de nous : "Vous le reconnaissez ? C'est Georgie, qui prépare le feu… Il le fait toujours !"). A partir de 1964, j'ai été récompensée chaque année comme meilleure artiste féminine, toute la fin des années 60 et même le début des années 70. Chaque année ! Donc je faisais des performances en solo au House of Chen. Et pour une raison inconnue, Judy, Rita et moi, nous nous sommes rencontrés au Studio One pour faire des harmonies pour M. Dodd, sur les chansons d'autres artistes. Comme ce week-end-là, je jouais au House of Chen, j'ai demandé à Judy et Rita de venir et de me faire quelques harmonies, et elles étaient très enthousiastes. Elles sont venues, et après le concert, on a fait une petite "jam session" avec des chansons de Sweet Inspirations. C'était un grand groupe en Jamaïque, Cissy Houston, la maman de Whitney Houston, qu'on adorait, était la chanteuse principale. Le public a adoré et tout le monde a dit : "Les filles, pourquoi vous ne formez pas un groupe ?". On s'est réunies et on a fondé le groupe. J'ai choisi le nom : I-Three. Elles m'ont demandé de leur expliquer. Je leur ai dit : "C'est comme de dire : "Nous trois !" Mais au lieu de dire "we", j'ai dit "I"." C'est ainsi qu'on a commencé. Et à cette époque précise, Bob, Peter et Bunny, les Wailers originaux, ont eu une période un peu difficile. Bob nous a juste demandé de venir et de faire "Natty Dread". Avant de rencontrer Judy, Rita et moi avions déjà chanté Rock It Baby (We've Got A Date, ndlr) avec Bob Marley. Donc nous y sommes allées et nous avons enregistré la chanson Natty Dread. Elle est devenue numéro un ! Puis nous avons fait Jah Live, encore un hit ! Finalement, nous avons participé à tout l'album. C'était écrit, car nous nous sommes réunies au moment où les Wailers étaient moins bien… Nous étions là, et nous sommes devenues les trois petits oiseaux de Bob Marley. Nous avons fait des tournées considérables avec lui, et nous avons participé à l'enregistrement de tous ses albums suivants.
Il était très inhabituel à l'époque dans le reggae roots d'avoir un groupe masculin accompagné de choristes femmes… Oui, c'était inhabituel, parce que le business était toujours dominé par les hommes.
Même au sein du business roots… Exactement. Mais c'était différent pour Bob, Bob était unique comme homme. Vraiment unique. Lui, il savait que tout était l'œuvre du Dieu Tout Puissant. C'était parfait. On collait parfaitement avec Bob et tout le reste. C'était une belle association et Bob était très content de nous avoir avec lui. Et nous étions heureuses. On était en quelque sorte, mères, pères, amis et frères, tout en un, et c'est comme ça que l'on se traitait entre nous.
Vous avez lancé une mode… Oui, définitivement. Ça sonnait comme un mélange tellement unique. Et ça l'est encore. Très unique.
Vous avez aussi eu l'opportunité de partir en tournée partout dans la planète. Oui, considérablement. J'avais commencé à partir en tournée longtemps avant, quand je chantais avec Bob Andy. Nous étions allés en Angleterre et en Europe, à l'époque de Young Gifted & Black. Nous avons eu aussi un autre hit, Pied Piper. Et avant cela j'ai été en Allemagne, à Munich et Berlin, où j'ai fait quelques shows en 1969. On a enregistré deux chansons en allemand (Bleib By Sir et Alles Ist Wunderschoen, ndlr), avec un orchestre de 30 musiciens et douze choristes. J'avais toujours voulu travailler avec un grand groupe. Alors quand j'ai entendu ce morceau, avec un l'orchestre et les choristes, je me suis dit : "Mon Dieu, c'est un rêve qui devient réalité !"
Quand Bob Marley est décédé, que sont devenues les I-Threes ? Quand Bob est parti, on aurait pu partir en tournée dans le monde entier, dans les endroits où Bob était allé. On aurait pu représenter Bob dans tous ces endroits. Mais nous ne l'avons pas fait. Nous avons effectué quelques tournées et concerts occasionnels. Nous jouions à guichets fermés, parce qu'on nous connaissait comme les trois ladies derrière Bob. Jusqu'à aujourd'hui, nous sommes encore trois sœurs, nous communiquons toujours entre nous. Et si besoin, si nous avons à monter sur scène, nous répétons ensemble et on se rend compte que rien n'a changé. Mais j'ai toujours eu ma carrière solo, à laquelle je n'ai jamais renoncé. Que ce soit sous le nom des I-Threes ou de Bob & Marcia, j'ai toujours gardé mon cap, parce que c'est ainsi que j'ai commencé : en tant que Marcia Griffiths. Je n'ai jamais renoncé à ça. Même quand j'étais sur la route avec Bob Marley, je pouvais avoir une chanson qui passait en radio, un hit. Jusqu'à ce jour, j'ai la chance d'être la seule femme à avoir fait ce que j'ai fait, à avoir été présente dans toutes les décennies depuis les années 60. En restant cohérente, actuelle… Cela constitue un grand accomplissement, comme le fait d'avoir inspiré chacune des autres chanteuses qui ont éclos dans le business. Pour moi, c'est l'une des plus grandes choses que j'ai accomplies dans ce métier, de lire dans les interviews des jeunes chanteuses que Marcia Griffiths a été leur source d'inspiration. La plupart ont commencé en chantant mes chansons. Et personne sur Terre ne peut acheter ce feeling. C'est magnifique d'entendre des chanteuses comme Etana ou Alaine dire que je les ai inspirées. Je suis fière de la contribution que j'ai apportée.
Votre carrière solo s'est poursuivie avec High Note, le label de Sonia Pottinger. Oui, dans les années 70, j'ai commencé en 1976, puis on a continué en 1977 et 1978. On a fait toute une série de chansons : Dreamland, Stepping Out of Babylon… J'ai fait plusieurs chansons là-bas, et j'y ai enregistré deux albums. Ce sont des chansons que je chante toujours sur scène !
Vous disiez avoir enregistré des hits durant chaque décennie. En 1983, il y a eu Electric Boogie. Pouvez-vous nous raconter l'histoire de cette chanson ? Eletric Boogie a été enregistrée en 1982, et s'est retrouvée directement à la première place en Jamaïque. Chris Blackwell l'a entendue. Comme M. Dodd, Chris Blackwell pouvait à coup sûr reconnaître un hit. Dès qu'il a entendu ce titre, il a tout de suite su que ça allait devenir un hit. Il est venu en Jamaïque, il a demandé le morceau à Bunny Wailer (producteur de la chanson, ndlr). Mais il voulait un album entier, parce qu'il disait que les grandes maisons de disques ne font pas la promotion de singles. Mais pour certaines raisons, Bunny a refusé de lui fournir un album. Blackwell a donc pris le single, mais n'en a rien fait. Mais tout seul, le single passait partout, à tel point que Chris est venu me voir et m'a confié qu'il allait finalement le promouvoir. J'étais sous le choc ! En 1989, ils ont créé une danse à Washington pour la chanson, qui a une fois de plus eu beaucoup de success. Jusqu'à ce jour, c'est une chanson magique.
Une autre rencontre importante est celle avec Donovan Germain, de Penthouse Records. Je l'ai rencontré en 1986. Ma première chanson pour Penthouse était Everywhere. Beaucoup d'autres ont suivi : Fire Burning, , Mark My Word… J'ai fait tellement de morceaux là-bas ! J'ai aussi recommencé à faire des combinaisons avec tous les plus jeunes DJ : Cutty Ranks, Tony Rebel… Jusqu'à maintenant, je fais toujours des combinaisons avec les plus jeunes chanteurs, et ça m'amène à mentionner que mon prochain album est un double CD : l'un réunit tous les DJ avec lesquels j'ai travaillé toutes ces années, sans exception Bounty, Beenie, Spragga, tous… Et l'autre réunit tous les chanteurs : Beres Hammond, Bunny Rugs, Freddie McGregor, Bob Andy, Gentleman, Toots, Tanya Stephens, Queen Ifrica, Etana, Sanchez, Barrington Levy… tous les chanteurs auxquels tu peux penser. C'est très intéressant. Et chaque morceau est quelque chose de différent, et d'agréable. Il y a aussi le morceau Automatic, avec Busy Signal et moi-même.
Vous apparaissez aussi dans le film "Rocksteady". Quel souvenir en gardez-vous ? Ce film est un bon concept, parce qu'il est malheureux de voir que certains jeunes ne savent même pas qui est Peter Tosh. Cette jeune génération a besoin de connaître les fondements de la musique. Ils écoutent juste beaucoup de DJ's, de dancehall hardcore, et ils ne savent même pas où est la musique… Je veux dire, dans les écoles, maintenant – et c'est une bonne chose, ils enseignent des choses sur Bob Marley. Mais beaucoup de jeunes de cette génération ici en Jamaïque doivent connaître les fondements de la musique. Ils ne savent pas qui est Peter Tosh ! Ca n'est pas venu comme ça. Il y a une base, une fondation où les choses ont commencé.
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