INTERVIEW : U-ROY
Interview et photos : FX Rougeot
le lundi 22 octobre 2012 - 14 058 vues
Les années n'ont pas de prise sur Daddy U-Roy, qui, du haut de ses 70 printemps, se délecte toujours autant, avec humour et enthousiasme, de chaque seconde qui s'offre à lui.
Que ce soit pour évoquer les personnes qui l'ont accompagné dans l'aventure de "Pray fi di People", son dernier opus, ou pour se raconter, lui, l'enfant de Jonestown qui prenait la poudre d'escampette contre l'avis de sa grand-mère pour aller se faire la main dans les sound systems ou… pour jouer aux billes entre potes.
On évoque là la carrière d'un Monsieur à l'origine du hip-hop. Rien que ça.
Reggaefrance / Tu as sorti un nombre incroyable d'albums. En quoi ''Pray fi di people'' diffère des autres ? / La différence avec celui-là… Il y a tellement de problèmes entre les gens partout dans le monde. Il est tout le temps question de guerre, de guerre, tu vois ? Je fais donc ça pour voir qu'on peut avoir beaucoup plus de paix entre les gens. Les gens doivent penser différemment plutôt que de penser à la guerre. On est tous des humains, ne nous battons pas. Soyons cool les uns avec les autres.
Que souhaites-tu témoigner à travers cet album ? Je vais juste montrer aux gens plus d'amour. On a besoin de ça !
Comment ont été choisis les chanteurs présents sur l'album ? Qu'est-ce qui guide ton choix ? J'y ai beaucoup réfléchi. Et Music Action m'a proposé de choisir Balik, de Danakil, Tiken Jah Fakoly et Professor, de Groundation. C'était une très bonne idée, j'ai beaucoup apprécié ça. Pour les autres personnes, je me suis débrouillé et j'ai contacté Marcia (Griffiths), Tarrus Riley, Chezidek, Horace Andy... Aussi Winsome Benjamin, qui est une de mes choristes, Richie Robinson... Il y a différentes variétés dans les choix que nous avons effectués.
 Il n'y a qu'une seule personne que j'ai réellement considérée comme mon père spirituel, et ce fut Count Machuki. 
Deux titres nous ont spécialement marqués, ceux avec Marcia Griffiths et Ernest Wilson. Que peux-tu nous dire de ces deux chanteurs et de tes collaborations avec eux ? J'aime beaucoup ces deux chansons. OK, Marcia Griffiths est une bonne amie à moi. Je l'ai appelée, je lui ai demandé si elle pouvait faire ça pour moi, et elle était aussitôt prête à le faire ! C'est la même chose pour Ernest Wilson. Au départ, je voulais le faire avec Beres Hammond, parce qu'il a cette voix ''rough'', comme Ernest. Mais Beres était tout le temps en tournée, donc j'ai essayé de le faire avec Ernest. Et c'était bien, oui.
Le titre avec Balik et Tiken Jah Fakoly revêt on imagine une saveur particulière… On l'a appelé 3 The Hard Way'' : trois générations, trois pays. C'est une unité entre trois voix, et j'en suis très heureux. Balik est un très jeune chanteur de reggae français, ce qui est très bon pour le public français ! Idem pour Tiken Jah, un homme africain. Ouais… Des cultures différentes, c'était bon de faire ça avec eux ! J'ai apprécié.
Tu es né à Jonestown. Quel genre d'enfant étais-tu ? Mes parents sont chrétiens, ils m'ont donc élevé dans une culture chrétienne, comme aller à l'église le dimanche, des trucs comme ça. Mais je suis content de tout ça. Car en tant qu'enfant en pleine croissance, j'ai essayé de rester en dehors des problèmes. Parce que quand tes parents t'ont enseigné des choses, tu veux te bouger pour eux, tout le temps. C'était un environnement dangereux, mais tu dois savoir que tu es responsable de tout ce que tu fais. Donc tu n'as qu'à essayer d'être aussi bon que tu le peux !
J'ai lu que dès ton plus jeune âge tu écoutais Louis Jordan, Louis Prima, James Brown, Ruth Brown, Fats Domino, Rufus Thomas, Smiley Lewis… Oh oui ! Tous ces gars, ouais !
Lequel était ton exemple étant petit ? Louis Jordan, j'aimais Louis Jordan ! (Il sourit) Parce qu'il chante et joue du saxophone. Il a cette façon de parler jazz et l'accent qui va avec, et je l'aime beaucoup pour ça.
Tu aurais voulu être un chanteur - de jazz - comme eux ? Ouais, j'aurais aimé. (Il rigole.) J'aime le jazz, crois-moi ! J'aimais beaucoup le genre de musique que Louis Jordan et Louis Prima faisaient. Jusqu'à ce jour, d'ailleurs.
Tu sais chanter comme un jazzman ? Pas vraiment. Mais ce phrasé-jazz, je sais le faire. J'aime beaucoup ça. Le style blues, j'adore ça
Tu as grandi à Jonestown, donc pas très loin de Trenchtown, et de Peter, Bunny et Bob, qui sont sensiblement de ta génération. Quels étaient tes rapports avec eux ? Je les connaissais vraiment très bien. On s'est rencontrés à travers la musique, parce que Bob, Peter et Bunny travaillaient pour Studio One, tandis que je bossais pour Treasure Isle, donc pour Duke Reid. La Jamaïque est un petit pays, il est donc facile de se rencontrer. Dans ce business, on peut se croiser dans la rue, se retrouver sur la même scène ou en studio…
Tu as enregistré Trenchtown Rock (ndlr : le titre s'appellera Kingston 12 Shuffle) avec Bob… Bob est venu me voir et m'a demandé de faire Trenchtown Rock avec lui. C'était génial, c'était un honneur pour moi de faire ça avec lui, parce que cet homme avait de grands talents, tu sais ? C'est bon de faire quelque chose avec quelqu'un qui est un vrai professionnel dans le business. (Sur un ton fier) Ouais, j'ai fait Trenchtown Rock avec Mister Marley.
Tu as commencé à 14 ans dans les sound-systems, en 1961, c'est ça ? Ouais, je devais demander à ma grand-mère si je pouvais y aller. Des fois, elle refusait, elle disait ''file, trouve un livre et va lire''. Mais des fois, j'esquivais et je partais de la maison !
Quel était ton quotidien d'adolescent ? J'allais à l'école, et après l'école, je jouais aux billes avec mes amis. (Il explique la façon de jouer, gestes à l'appui) Tu mets la bille dans le cercle, et tu shootes ! Si tu rates, c'est à l'autre de jouer. Mais si ''bam !'', je shoote et je touche une bille, je continue, jusqu'à ce que je rate.
Tu te souviens la première fois que tu as pris le micro ? Yes, man. Ma première chanson a été Dynamic Fashion Way, pour Keith Hudson. Après, il y a eu Earth Rightful Ruler, avec moi et Peter Tosh. Ça, ce sont mes premiers enregistrements. Mais ma première fois avec un micro, c'était en sound-system. Je parlais au micro, j'annonçais les chansons qui allaient passer, où les sound-systems allaient jouer la semaine suivante…
Tu as été inspiré par le DJ Winston Count Machuki. Qu'aimais-tu chez lui ? (Il prend un ton mystérieux.) Tu sais, ce gars est très intelligent. Tout ce qu'il disait, il le disait avec timing. Un timing adéquat. Il ne s'emmêlait pas les pinceaux avec la voix du chanteur, ni avec les instruments. Il intervenait juste avant, ou juste après. Il sentait le riddim, ensuite il parlait.
Tu as travaillé avec Coxsone Dodd, Lee Perry, Keith Hudson… Quelles influences ont eu toutes ces rencontres sur toi, à l'époque ? Elles n'ont pas eu trop d'influence sur moi. Parce que je vais te dire une chose : j'avais mon propre style, et mes propres idées. Il n'y a qu'une seule personne que j'ai réellement considérée comme mon père spirituel, et ce fut Count Machuki.
En 1970, tu connais trois énormes succès avec Wake the Town, Rull the Nation et Wear you to the Ball, tous les trois en tête des charts simultanément. Que ressentais-tu à cet instant ? Je vais te dire : c'était une telle surprise, parce qu'à l'époque, la musique DJ n'était pas trop reconnue dans mon pays. Donc, pour un DJ, avoir une, deux et trois chansons dans le top 10 en même temps… C'était ce qui m'était arrivée de plus beau dans ma vie de jeune homme. C'était juste énorme, incroyable, crois-moi.
A l'époque, les radios évitaient de trop passer des DJ comme toi, Dennis Alcapone, Scotty, c'est bien ça ? Pourquoi ? C'est vrai, les radios ne voulaient pas trop passer nos chansons. Mais mon producteur, un homme très influent, avait ses contacts avec les gens des radios, etc… J'étais l'artiste qui vendait le plus à l'époque, alors ils étaient bien obligés… Mes chansons sont passées partout, partout, partout. Oui, ça s'est passé comme ça.
Quand as-tu créé ton propre sound-system, Stur Gav ? Que représente le Stur Gav pour toi ? C'est ton bébé ? J'ai créé Stur Gav en 1976. Stur Gav, ça vient des noms de mes deux premiers fils. Il y a un bout du prénom Sturdox, et l'autre s'appelait Gavin. J'ai pris le S-T-U-R et le G-A-V. Il y a d'abord eu Ranking Joe et Jah Screw (selecta), puis Charlie Chaplin, Josey Wales, Brigadier Jerry…
Que ressens-tu quand tu poses ? Je me sens inspiré par le Très Haut de faire ce que je fais et de savoir que tant de gens apprécient ce que je fais et m'apportent cette estime. Cela me pousse dans chaque chose que je fais. Les gens – les jeunes gens comme toi, et aussi les autres - sont les personnes principales qui me permettent de rester vivant dans le business de la musique.
Comment définirais-tu le mot DJ ? (Il réfléchit) Je pense que c'est un art. C'est une part artistique du travail, parce que tu dois savoir ce que tu fais. Il faut être en rythme sur le riddim. Je ne sais pas pour les autres, mais je sais pour moi. J'adore être en rythme avec ma musique, avec le riddim, etc... Essayer des fois de suivre ce que le chanteur dit… Pour moi, c'est un art, c'est mon travail, et j'aime vraiment beaucoup ça.
Tu es à l'origine du hip-hop et... (Il coupe.) Tu sais quoi ? Crois-moi, je dois remercier les gens d'avoir fait savoir cela. Parce que les gens ont fait savoir cela : que je suis ''l'originator'' de l'univers hip-hop. Parce qu'il n'y avait aucun artiste hip-hop à l'époque. Tous sont arrivés bien après que le phénomène DJ ait commencé en Jamaïque. Bien des années après, il y a eu le hip-hop, les rappeurs, etc…
Tu écoutes du hip-hop ? J'en écoute beaucoup. J'aime Run DMC, Biggie Smalls (Notorious Big), Jay-Z, yeah… J'écoute Public Enemy, j'écoute tous ces gars-là, même si leur style est différent du mien. J'écoute beaucoup la musique des jeunes, j'aime beaucoup de différents styles musicaux. J'écoute Brandy, Whitney Houston, Mariah Carey, Chris Brown, Ne-Yo… Yeah, j'écoute tous ces chanteurs…
Le décès de Whitney Houston a dû particulièrement te toucher… Je ne l'ai pas cru quand on me l'a dit. C'était une grande dame ! J'étais à Miami quand j'ai entendu ça. Ils l'ont retrouvée morte dans sa baignoire... J'ai dit : ''Quoi? Comment ça se fait? Que s'est-il passé ?
Tu aurais voulu chanter un jour avec elle ? J'aurais adoré ça ! J'aurais aimé rencontrer cette femme, mais ça n'est jamais arrivé. Et j'espère toujours rencontrer Mariah Carey, je ne sais pas si c'est possible. Ces femmes font partie de mes idoles dans ce business. J'ai acheté leurs cds, et je les ai beaucoup, beaucoup écoutés.
Tu es père de 10 enfants. Tu as dit un jour, en faisant référence aux dérives des paroles dans le dancehall, ''Children live what they learn'' (''Les enfants vivent à la manière de ce qu'ils apprennent''). Tu apprends quoi, à tes enfants ? (Sérieux et précis) A être conscients et cultivés. N'encourage pas de choses stupides, n'encourage pas la violence, et les choses comme ça. Voilà ce que je veux que mes enfants sachent. Sois bon avec les gens. Si les gens sont bons avec toi, rends-leur en retour. Si les gens t'aiment, rends-leur cet amour. Je crois à ça, à 150% ! Parce que si quelqu'un t'aime et te montre de l'amour, pourquoi lui faire la guerre ? Ça n'a aucun sens pour moi. C'est ma façon de voir les choses, et je n'en changerai jamais.
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