INTERVIEW :

Propos recueillis par : Benoit Georges & Alexandre Tonus
Photos : Benoit Collin
le jeudi 01 mars 2012 - 14 622 vues
Sizzla entretient la réputation d'être difficile à rencontrer et de faire patienter ses visiteurs. Lorsqu'on nous propose de le retrouver à l'occasion d'une cérémonie Nyabinghi, non loin de Buff Bay, sur la côte nord de l'île, on se prépare alors à un véritable périple. Nous arrivons sur place à 22 heures ; il fait nuit noire et les célébrations battent déjà leur plein.
Il s'agit de commémorer la bataille d'Adoua, victoire éthiopienne décisive face à l'armée italienne le 1er mars 1896, qui constitue la première victoire d'une nation africaine indépendante sur une armée européenne. Le rassemblement se tient au bout d'un petit chemin, montant vers la colline, tout près de la route côtière qui passe en contrebas. Quelques habitations surplombent le lieu et se perdent dans l'obscurité.
Une centaine de personnes est présente : hommes, femmes, jeunes, vieux et quelques enfants. Certains sont venus de loin, et sont presque nomades, se déplaçant de communautés en communautés au gré des événements. Un couple de rastas des villes, reconnaissables à leurs beaux vêtements et à leur accent, a même fait le déplacement. Sous le tabernacle, les tambours jouent sans discontinuer et les chants s'enchaînent. Les hommes se relaient, aux percussions ou au chalice. Tout au fond, on croit reconnaître Sizzla et entendre chanter sa voix. Mais interdiction pour nous de pénétrer dans le saint des saints, il faut nous armer de patience.
Moins d'une heure plus tard, Sizzla nous attend près de sa voiture. Et c'est un Kalonji détendu et toutes locks dehors qui répond de bonne grâce à nos questions.
Reggaefrance / Sizzla, merci de nous accueillir, c’est un honneur d’être ici… / Et vous êtes les bienvenus, Rastafari.
Te rends-tu souvent à ce type de cérémonies ? Oui, mais c’est la première fois que je viens à cet endroit, dans ce camp binghi, car le quartier général des Nyabinghis est à Scott’s Pass, dans la paroisse de Clarendon. Qu’importe l’endroit, Rastafari t’apprend la culture et peut même t’apprendre quelque chose sur Bob Marley, Rastafari t’enseigne ce qu’est Nyabinghi, Rastafari t’enseigne tout. Nous célébrons aujourd’hui la bataille d’Adoua qui a eu lieu un 1er mars. C’est pour cela que nous tenons cette cérémonie Nyabinghi.
Y a-t-il un calendrier particulier pour ces cérémonies ? Dans la maison de mon Père, il y a plusieurs chapelles. Il me faut t’expliquer cela avant de te répondre. Il y a d’abord les Bobos Shantis : tous les matins, ce sont des vénérations et des prières, le midi, vénérations et prières, et le soir, vénérations et prières de même. Chez les Nyabinghis, les vénérations et les prières n’ont lieu qu’une fois par jour. Mais, des cérémonies Nyabinghis se tiennent la plupart du temps le 23, jour de naissance de Rastafari, le 2 novembre, date anniversaire de son couronnement et à la date de la bataille d’Adoua. On est une grande famille noire, on chante les louanges de Jah tous les jours.
 Nous sommes toujours en esclavage. L’indépendance n’est qu’un mot.  Une question que beaucoup se posent : comment vas-tu ? Je vais bien. Tu sais que j’ai subi un accident de moto, un accident terrible. Mais je me suis remis très vite et les prières de Jah que j’ai formulé en moi m’ont redonné vie. Je voudrais remercier le Très-Haut d’avoir préservé la vie, la mécanique du corps humain, Hailé Selassie et également tous les gens du monde entier qui ont adressé des prières à Sizzla. Je suis toujours là, en forme et prêt à remonter sur scène pour casser la baraque !
Parlons de ton dernier album, "The chant", un album très roots & culture. Est-ce une direction que tu souhaites prendre désormais ? Je l’ai toujours fait. Même si je touche à différents genres de musique, j’ai toujours fait du roots & culture. Ce sont surtout des singles. J’enregistre au moins sept morceaux par jour et la grande majorité sont des morceaux one-drop et roots & culture. Mais c’est vrai, j’ai fait plusieurs chansons dancehall. Dans cet album, qui est sorti le 21 février, je rends hommage aux anciens et à mon tout premier producteur, Caveman. Caveman a été mon premier producteur, même avant que j’enregistre, quand je chantais sur Caveman sound system. Je trouve qu’il est juste de lui donner un album maintenant qu’il produit plus fréquemment. J’ai choisi attentivement les riddims que j’allais lui donner, car c’est son premier album et il va bénéficier d’une large diffusion. Je voulais donc lui donner quelque chose de très roots. Cet album est vraiment magnifique.
Cette année, la Jamaïque va fêter le cinquantenaire de son indépendance, qu’en penses-tu ? Si je me réfère à l’Etat Hébreux dans la Bible, tous les hommes sont libres et égaux sous le regard de Jah. Nous sommes donc indépendants depuis lors et jusqu’à maintenant. Si maintenant on prend en compte le fait que les Noirs ont été réduits en esclavage pour construire le monde occidental, on comprend mieux pourquoi on parle d’une indépendance qu’on nous aurait donnée il y a 50 ans. Mais nous sommes toujours en esclavage. L’indépendance n’est qu’un mot : certes, nous allons célébrer ce mot, avec amour et honneur, puisqu’il figure dans la Bible, notamment dans le Lévitique, chapitre 25. Nous sommes toujours là et nous remercions Jah pour la vie, mais avec Rastafari, nous sommes toujours libres.
Je voudrais te présenter mes condoléances pour la mort de Philip « Fattis » Burrell et j’ai l’impression que cet album chez Caveman est lié à ce décès : Fattis et Caveman sont un peu tes deux pères musicaux. Parfaitement, ce sont nos pères et deux grandes icônes du business de la musique. Fattis m’a aidé à me faire connaître dans le monde entier, en produisant mon premier album, "Praise Ye Jah". Perdre quelqu’un comme Fattis de façon aussi tragique, c’est très dur. J’adresse d’ailleurs mes condoléances à toute sa famille. Pour autant, nous n’avons pas de raison de nous arrêter, cela nous rend plus fort et nous fait avancer. C’est pour cela que j’ai pris contact avec Caveman, pour poursuivre ce travail, pour ne jamais s’arrêter.
Il va y gagner en notoriété… Caveman est connu dans le monde entier, mais comme un sound system. Le voir devenir producteur d’un album est vraiment une bonne chose. Nous venons de perdre Fattis, mais il y a encore beaucoup d’autres producteurs, il faut donc se remonter les manches et faire le boulot.
Te reverra-t-on en Europe bientôt ? Je pars le 21 mars pour une tournée. Le lendemain, je serais prêt à me produire en Europe et j’y resterais jusqu’au 29 avril.
J’ai vu récemment une vidéo d’une cérémonie Nyabinghi avec Snoop Dogg, étais-tu présent ? Non, je n’y étais pas. C’était au musée Bob Marley. Je n’ai pas vu Snoop depuis qu’il est arrivé en Jamaïque. Mais tu sais, le temps est maître de toute chose : il n’y a qu’un soleil, nous sommes sur la même planète, donc on va se voir, un jour.
Merci, Sizzla. Vous êtes les bienvenus. Vous pouvez prendre un peu de temps pour regarder ce qui ce passe ici. Je me dois d’être là avec les anciens et je suis d’ailleurs le trésorier de l’ordre Nyabinghi. Je ne suis pas là aujourd’hui en tant qu’artiste qui chante pour un public. Je viendrais bientôt chanter pour vous, peuples du monde. Car quand vous voyez Sizzla sur scène, il est toujours exubérant, dynamique. Mais j’ai aussi d’autres devoirs, bien différents du reggae et de la musique. Des devoirs spirituels. Je suis donc très content de vous avoir vu ici, dans l’église de Rastafari, pour que vous voyiez de vous-même les racines qui nous ont créés. Rastafari.
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