INTERVIEW : HARRISON STAFFORD
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Franck Blanquin
le mardi 31 mai 2011 - 38 848 vues
Treize ans après les débuts de Groundation, son chanteur et leader Harrison Stafford se lance en solo. Profondément marqué par son voyage en Palestine, il décide d'y consacrer un album, en dehors du cadre de Groundation.
Il décrit volontiers "Madness" comme l'opposé de Groundation : enregistré en quelques jours, avec des musiciens jamaïcains parmi les pointures du genre (Leroy Horsemouth Wallace, Flabba Holt). Avec eux, il se produira trois fois en Europe cet été, dont un passage au Reggae Sun Ska début août.
Reggaefrance / Après 13 ans et sept albums au sein de Groundation, est-ce que tu ressentais le besoin d'enregistrer un album solo ? / Non, je n'en ressentais pas le besoin. J'ai toujours voulu faire partie d'un groupe, je n'ai jamais voulu être un artiste solo. Dans Groundation, tout le monde a l'opportunité d'avoir le lead, pas seulement le chanteur. Il n'y a pas eu de moment où je me disais que je voulais faire mon truc, puisque Groundation est mon truc, you know ? L'album est né de mon séjour en Palestine, avant cela, je n'avais jamais eu l'idée d'un album solo. C'est seulement le fait que le projet soit si spécifique que cela n'avait pas de sens pour un album de Groundation.
Qu'as-tu retiré de ce voyage en Palestine ? Mon voyage m'a personnellement profondément marqué. Je voulais voir de l'espoir, des bonnes choses dans cette société, je voulais rencontrer des jeunes, et voir une lumière… Mais je n'ai vu ni lumière, ni espoir… J'avais tout ça en moi à mon retour. Je n'avais pas de guitare, donc je chantais simplement les mélodies dans mon téléphone. En rentrant chez moi, alors que j'étais encore sous le choc de mon voyage, j'ai commencé à écrire sur mon ordinateur, 40-50 pages, une espèce de carnet de voyage, de mes rencontres avec des poètes, des musiciens, mais aussi avec des ultra-orthodoxes, des chrétiens... J'ai eu quelques frayeurs aussi là-bas… Bref, je commençais à écrire tout ça, mais je ne suis pas écrivain, je n'allais pas sortir un livre ! Mais j'avais la musique, les chansons. Cette idée m'est venue de ce poète palestinien, il fallait que je le fasse avec Rasta, avec des Jamaïcains. Je voulais montrer à ce poète que Rasta est plus qu'une vision sioniste. Rasta, c'est la Vie en un tout. J'ai pensé que le meilleur moyen de le faire était d'amener des aînés Rastas, des musiciens jamaïcains pour jouer cette musique.
Comment les musiciens jamaïcains ont-ils réagi quand tu leur as annoncé le thème du projet ? Ils étaient très intrigués, très intéressés par le sujet. Il me posait des questions sur les textes. Une anecdote amusante : ils étaient persuadés que le mot "Intifada" était du patois jamaïcain, ils n'en comprenaient pas le sens : de quel père s'agit-il ? (en patois, "father" se contracte en "fada", ndlr).
Je sais qu'ils ont beaucoup appris en le faisant. Ils me respectaient pour le faire. Depuis toutes ces années, j'ai une relation forte avec eux, ce sont des amis ; je pense que ça les a mis à l'aise pour me poser des questions et s'impliquer dans le projet.
 C'était un tel casse-tête ! C'est la dernière fois que j'enregistre en analogique en Jamaïque. 
Dans les paroles, on a le sentiment que tu essaies d'adopter une posture humaniste, avec recul, sans vouloir accabler l'un ou l'autre camp… Je ne me sentais même pas assez fort pour distribuer les bons et les mauvais points. Car ce n'est pas le cas... La vérité, c'est que la plupart des gens qui se disent pro-israélien ou pro-palestinien ne savent pas ce qui se passe là-bas. Si tu te dis pro-israélien, alors tu es pour l'occupation ? Et si tu te dis pro-palestinien, alors tu es pour les attentats ? Tu es pro-quoi alors ? J'essaie de chanter sur la paix, et peut-être même de sujets plus profonds encore, plutôt que d'inviter les gens à choisir leur camp. Je n'accable pas Israël par exemple, mais j'attire leur attention : si ce qu'ils recherchent est la paix, alors l'occupation et les incarcérations illégales ne les y mèneront pas. Ça ne mènera pas à une coexistence pacifique, donc il faut trouver un autre moyen. Je pense les gens qui voient ce conflit en noir et blanc sont les plus dangereux. Ils peuvent blâmer Israël pour construire des murs, mais ils construisent des murs aussi ! Il faudrait un mélange harmonieux, éduqué, des sociétés juives et arabes.
Comme dans le passé… Exactement, comme dans le passé, avant la deuxième intifada, avant les murs… Je pense que nous ne voyons pas le pouvoir de la religion qui joue un si grand rôle dans cette région. Leur esprit n'est pas comme le tien : il s'appuie sur les Ecritures, vieilles de milliers d'années. Qu'ils soient juifs ou arabes, ils sont prêts à se sacrifier pour elles. Pour un livre écrit par des hommes, inspiré par Dieu… Moi je sens Jah, son énergie, son esprit. La religion, la politique jouent un rôle au-delà de la réflexion. Je pense qu'Israël souffre de cela aussi, car Israël tend vers le modèle occidental, mais c'est une religion tribale. Même quand ils démantèlent des colonies, ils en construisent d'autres, et des colons partent s'y installer. Car ça les dépasse. C'est comme la proposition de revenir aux frontières d'avant la guerre des Six jours (en 1967, ndlr), tu crois vraiment qu'un politicien acceptera de renoncer au Mont du Temple ? ou à Jérusalem-Est ? Cela n'arrivera jamais.
Parlons musique, au moment de démarrer le projet en studio, tu ne t'es pas senti bien seul ? Si, mais j'aimais ça. Je voulais faire quelque chose de différent, aussi quand l'opportunité s'est présentée, j'avais la musique, j'avais les chansons, j'avais le concept… Je voulais donc faire l'opposé du travail de Groundation : travailler rapidement, avec des musiciens qui sont déjà prêts. Groundation est toujours prêt aussi, mais les arrangements, la composition complexe des morceaux, prend beaucoup de temps.
Avec Groundation, vous réécrivez vos improvisations pour pouvoir les rejouer, les améliorer. Mais là, la méthode diffère… Je suis parti de mes enregistrements de mon téléphone où il y avait juste un tempo. De retour dans ma maison de St Ann 's Bay, avec ma guitare j'ai écrit les grilles d'accords, commencé à chanter et élaboré les premiers arrangements. Puis, Horsemouth est arrivé (Leroy "Horsemouth" Wallace, batteur émérite jamaïcain, ndlr), on a joué ensemble, mais sans enregistrer, juste à s'échanger des idées. On a cimenté les chansons, puis appelé les autres musiciens.
Vous avez enregistré en analogique… Oui, on a enregistré en analogique, ce qui est ridicule aujourd'hui en Jamaïque : tu ne peux tout simplement plus le faire. J'ai appelé tous les studios, Tuff Gong, Mixing Labs, Anchor… ils ont le matériel, mais il n'a pas été utilisé depuis tellement longtemps, il n'est plus aligné, et tous m'ont déconseillé d'enregistrer avec. J'ai dû me faire expédier une machine au studio Harry J. Car si tu ne touches pas à ce genre de machine pendant 10 ans, elle est déréglée, il te faut un maître-ingénieur pour la réaligner, la nettoyer, et faire en sorte qu'elle fonctionne correctement. En plus, les pièces détachées sont très difficiles à trouver, il te faut les faire expédier depuis le Royaume-Uni, ce qui peut prendre des mois ! C'était un tel casse-tête ! C'est la dernière fois que j'enregistre en analogique en Jamaïque.
L'album, en termes de composition, est aussi l'antithèse de Groundation. Groundation a une vibe unique, façonnée par les neuf musiciens. Quel était l'intérêt d'avoir Ryan à la basse sur mon projet ? Il peut jouer une ligne de basse identique pendant trois minutes, mais ça ne montre pas vraiment l'étendue de son talent. Il lui faut une construction et des arrangements complexes. Avec Horsemouth, Flabba, Obeah et Browne, c'est un son complètement différent, tu l'entends immédiatement, seuls eux peuvent le faire. Horsemouth a vraiment ce son, la seule personne à qui on peut le comparer est Carlton Barret (frère de Familyman et batteur des Upsetters puis des Wailers, ndlr). Horsemouth a vraiment un jeu électrique.
Même ta manière de chanter a changé… le ton est plus sage. Je pense que ça a beaucoup à voir avec le fait que, lorsque j'étais en Palestine, je chantais dans mon téléphone assis sur le trottoir, au milieu de la nuit. Avec Groundation, tout le monde joue, l'énergie est là, je dois me mettre au diapason. Sur des chansons comme Music is the most high, ça démarre sur un ton sage, comme tu dis, avant de prendre de l'ampleur. Aucune chanson de Groundation n'est facile à chanter. Sur le nouvel album, il y a un morceau que nous avons joué sur scène en Amérique du Sud. A la fin de la chanson, j'étais complètement épuisé, je n'avais aucune idée de la difficulté que c'était ! Car en studio, tu es dans un environnement contrôlé, mais sur scène, tu réalises que tu n'as que peu de temps pour reprendre ta respiration avant une longue phrase.
Le nouvel album de Groundation est attendu pour l'automne, tu peux nous en dire plus ? Oui, je pense que ce sera pour octobre, il nous reste encore du travail. Toutes les chansons ont été enregistrées par les neuf musiciens, il nous reste à enregistrer les artistes invités, on le fera après la tournée.
Et qui seront ces invités ? (Rires) Je ne peux pas encore le dire. Tout ce que je peux dire, c'est que les gens ne s'y attendront pas. Ce ne sont pas des artistes reggae, mais ce sera quelque chose de majeur, on peut dire légendaire. Ca sonnera comme deux choses que tu ne t'attendrais pas à voir ensemble, mais qui fonctionne parfaitement. C'est le meilleur album que nous ayons fait.
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