INTERVIEW :
Propos recueillis par : Ratiba Hamzaoui
Photos : Ratiba Hamzaoui & B.C
le mardi 04 janvier 2011 - 11 166 vues
Pas facile de rencontrer John Holt. Il nous aura fallu plusieurs voyages pour avoir l'opportunité de s'asseoir en face de lui. Rendez-vous est pris au Studio Exodus sur Hills Road à Kingston. Il nous fera patienter plusieurs heures, sans se montrer. Quatre faux bonds plus tard, il nous donne à nouveau rendez-vous, au studio de Stone Love (où il finalise son nouvel album), en pleine nuit, dans le froid jamaïcain de décembre (19 degrés). Cette fois-ci, c'est la bonne. Après seulement deux heures d'attente, le chanteur originaire de Greenwich Farm, est enfin devant nous.
Commence alors une discussion à bâtons rompus. Avec lui, nous revenons sur sa trajectoire, des Paragons à sa carrière solo, le dancehall et le reggae, l'Europe…
Reggaefrance / Quels ont été vos premiers pas dans la musique? / J’avais douze ans quand j’ai participé à un concours, dont Joseph Vere Johns avait la charge, le "Opportunity hour". C’était diffusé sur la radio RJR tous les samedis soirs, et semaine après semaine, j’ai remporté la compétition jusqu’à la finale. À partir de là, j’ai été considéré comme un chanteur professionnel, même si je n’avais pas encore enregistré d’album.
Quand êtes-vous entré pour la première fois en studio ? Une semaine cette compétition, ma photo était dans tous les journaux. Le producteur Leslie Kong (boss du label Beverley's, qui a fait débuter Bob Marley, ndlr) est venu chez moi pour parler à ma mère. Il m’a alors demandé d’enregistrer pour Beverley’s Record et le titre s’appelait Forever I will stay. Pendant plusieurs semaines, la chanson est passée en boucle sur les deux seules radios de l’île, RJR et JBC. Ma mère était très enthousiaste, elle adorait ma voix, et m’a toujours poussé à chanter.
Qui sont les artistes qui vous ont le plus influencé ? Surtout les crooners ! Mario Lanza, Nat King Cole et Franck Sinatra.
 Après Police in Helicopter, j’étais dans la ligne de mire du gouvernement, et de la police. J’ai dû faire profil bas pour un moment.  Comment en êtes-vous venu à la religion rasta ? J’ai grandi dans la culture rastafari. J’ai toujours été entouré par des rastas. Je les écoutais, sans prendre part à la conversation. Une nuit, lors du Sunsplash en 1983, je me rasais en coulisse avant de monter sur scène. Et là, je me suis dit ‘John, c’est la dernière fois que tu te rases’. Personne ne m’a jamais rien demandé, je l’ai fait pour moi. J’ai commencé à faire pousser mes dreads, mais j’étais déjà baigné dans la culture. Je fais partie aujourd’hui des Douze Tribus d’Israël, et il m’arrive de me rendre au camp sur Old Hope Road, à Kingston.
En 1970, vous vous lancez en solo. Le groupe des Paragons se sépare… Je ne me suis pas séparé d’eux. Ils ont obtenu une bourse d’étude pour les Etats-Unis, et ils sont partis. Les Paragons, c’était une période fantastique, nous avons eu en tout quatorze titres numéro un. Quand ils sont partis, je n’avais aucune envie de continuer l’aventure avec des "remplaçants", comme on fait aujourd’hui.
Vous avez tenté votre chance au Royaume-Uni en 1974, mais cela n'a pas vraiment été un succès… Je ne dirais pas que ça n’a pas été un succès, mais plutôt qu’il n’a pas été immédiat. Il s’agissait en 1974 d’y construire une nouvelle carrière. Je ne m’attendais pas à un bouleversement. En 1975, l’album "1000 Volts of Holt" est resté numéro un des Charts anglais.
Les années 1990 ont été difficiles. Que s’est-il passé ? Deux raisons pour cela. Ma maison de disque Trojan Records a fait faillite au Royaume Uni. Et mon argent a disparu avec eux. C’était terrible, vraiment difficile. J’ai signé par la suite avec Volcano Records et Coxsone. J’ai enregistré Police in helicopter. Le titre est toujours interdit à la radio, mais pas sur scène. Dans ce titre, je dis "If soldiers continue to burn up di herbs, we gonna burn down di cane fields". ("Si la police continue de brûler les plants de cannabis, nous allons brûler les champs de canne à sucre".) Et à Saint Thomas (à l’Est de Kingston, ndlr), ils ont commencé brûler des champs de canne à sucre. J’étais dans la ligne de mire du gouvernement, et de la police. J’ai dû faire profil bas pour un moment, jusqu’à l’album "A love I can feel" avec Coxsone (Studio One).
Il y a cette histoire de "complot" de chanteurs réunissant Dennis Brown, Gregory Isaacs, Delroy Wilson et vous-même, dans le but de faire concurrence au succès des deejays… Dès les années 1980, je me suis associé à Dennis Brown, Gregory Isaacs et Delroy Wilson pour faire face au succès des Deejays. Contrairement à eux, nous avons décidé de prendre le parti de la bonne musique. Une musique intellectuelle. Du bon son avec des bonnes paroles.
Cela a-t-il fonctionné ? Ca a marché, oui. Prenez l’exemple de mon album avec Dennis Brown. Il est considéré comme le meilleur album duo de reggae, encore aujourd’hui.
Vous avez suivi l'évolution de la musique jamaïcaine depuis les années 1960. Quelle est votre opinion sur cette industrie aujourd'hui ? S’il s’agit de la nouvelle musique, celle qui passe à la radio, c’est simple : pas de mélodie, pas d’histoire, pas de voix. Les deejays ou encore singjays utilisent des riddims. Il n’y a pas d’histoire, aucune continuité. Ils passent d’un extrême à l’autre. Et quand la voix est intéressante, personne ne sait qui chante. Pour un riddim, il y a quinze chanteurs ! Qui chante ? Ce sont bien eux qui ont inventé le "pull up". Pourquoi ? Les deejays produisent à la chaîne et ne se souviennent pas des paroles. La musique a besoin de mots, de son, de pouvoir ("Words, sound and power", ndlr)
Et la nouvelle scène reggae ? Quant au reggae aujourd’hui, il a besoin d’arrangements, de temps. Les chanteurs aujourd’hui sont trop pressés, et agissent dans l’urgence. Je ne comprends pas où est l’urgence. Ils doivent prendre leur temps.
Vous êtes venu pour la première fois en France l’été dernier. Pourquoi avoir attendu si longtemps? À l’époque de "1000 volts of Holt", j’ai eu l’opportunité de faire une tournée de vingt dates à travers la France. Une tournée marathon avec jusqu’à deux scènes par jour dans de petites salles. Il s’agissait surtout de discothèques, j’ai préféré refuser. Le réel problème, c’est que la France, et généralement l’Europe, a bradé le reggae au profit du dancehall. Pour le prix d’un artiste reggae, les producteurs préfèrent inviter dix deejays. C’est moins cher, ils n’ont pas besoin de musiciens. Ils apportent leur CD. Voilà le mauvais deal avec le reggae. Et maintenant, ceux qui n’ont aucun respect pour eux, leurs parents et vous se retrouvent en tête et facturent plus chers que les vétérans.
Aujourd’hui, tout ce que les producteurs européens me proposent, c’est une seule date. Pourquoi me lever le matin, prendre l’avion pendant douze heures, chanter une heure, et reprendre l’avion douze heures ? Je n’ai même pas le temps de me rendre compte que je suis en France ! Tu te sens exploité.
L’été dernier, le producteur du Garance festival m’a donc proposé deux dates, et je suis content d’avoir accepté.
Dans votre discographie, il y a ce concert extraordinaire à Londres avec le London Philarmonic Orchestra. Comment est-ce arrivé ? J’avais déjà travaillé avec un orchestre pour l’album "1000 volts of Holt", celui de Brian Rogers. Nous sommes d’ailleurs partis pour une tournée londonienne pour ce disque avec les 37 musiciens de cet orchestre. Plus de vingt ans après, Linda, une philanthrope britannique, a souhaité renouveler l’expérience avec le London Philarmonic Orchestra. C’était la première fois qu’il jouait du reggae et depuis, aucun artiste reggae n’a eu l’occasion d’essayer. C’était un rêve. Nous discutons en ce moment pour renouveler l’expérience pour la Saint-Valentin.
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