INTERVIEW :
Propos recueillis par : Cyril le Tallec
Photos : Marlène Boulad
le mercredi 19 août 2009 - 8 721 vues
Le saxophoniste Dean Fraser, rencontré il y a quelque mois en studio à Kingston, alors qu'il attend Demarco et Tarrus Riley pour enregistrer le titre Over and over, répond à nos questions. Lui qui connaît la musique, du haut de son énorme carrière, prend sa casquette de producteur pour nous parler de Contagious, le troisième album de son protégé Tarrus Riley.
Reggaefrance / D'où te vient ton goût pour la musique ? / Mon goût pour la musique provient d’ici même, en Jamaïque, la saveur jamaïcaine…Mes premiers émois musicaux remontent à l’âge de 10 ans, c’est à cet âge là que j’ai commencé à m’intéresser vraiment au monde musical, j’apprenais la guitare mais j’ai fini par arrêter et donc, j’ai tout perdu de cet apprentissage.
Où as-tu appris le sax ? C’est la même personne qui m’a emmené apprendre la guitare, qui m’a finalement ramené à l’école de musique au début des années 70 et, c’est là que j’ai commencé les leçons de saxophone. Il s’appelait Babe O’Brian.
Tu as participé à un nombre incroyable d'albums des plus fameux artistes et producteurs jamaïcains. Avec le recul, quelle rencontre t'a le plus marquée ? Y a-t-il un artiste avec qui tu regrettes de ne pas avoir travaillé ? Beaucoup de musiques, plein de moments mémorables…Bob Marley, Peter Tosh, Bunny Wailer, Dennis Brown, Culture pour en citer quelques uns…J’ai eu la chance de pouvoir participer à plein d’albums qui ont marqué l’histoire de la musique mais je n’étais pas toujours crédité en tant que musicien. J’ai travaillé à peu près avec tous les artistes de l’île donc je ne me souviens pas du nom de l’artiste avec qui j’aurai rêvé travailler, mais il doit y en avoir (rires)…avec les années, j’ai fait de la musique avec la majorité des artistes de l’île. C’est toujours une bonne chose de partager son expérience musicale avec d’autres artistes et musiciens
 J’ai eu la chance de pouvoir participer à plein d’albums qui ont marqué l’histoire de la musique mais je n’étais pas toujours crédité...  Aujourd'hui, les cuivres sont moins utilisés que dans les années 70, comment vois-tu le reggae de la nouvelle génération ? La génération actuelle est dans le dancehall : ils écoutent et ils ressentent les choses de manière différente, mais la musique est un cycle…Le reggae restera toujours le cœur de notre musique. Par exemple en Europe, le roots domine le dancehall mais nous, on a aucun problème à faire partie de cette musique et à aider les jeunes artistes.
Crois-tu que le roots soit toujours aussi puissant que dans les années 70 ? Oui et non, je pense que les textes d’aujourd’hui sont plus confus dans les messages, mais nous nous devons d’être très vigilant avec le genre de messages véhiculé dans notre musique, car certaines paroles d’aujourd’hui n’auraient jamais pu être chantées dans les années 70. On se doit d’être précautionneux avec ce que l’on chante au public, le combattant de la liberté se mélange avec le terroriste. Notre musique a toujours représenté l’amour, revendiqué certains discours politiques ou des plaidoyers contre la misère et la souffrance que vivent les plus pauvres. Après, certaines personnes ont essayé de coller des étiquettes à notre musique, des étiquettes de violence ou de haine mais notre musique n’a jamais représenté ça… Mais certains jeunes artistes devraient réfléchir à deux fois avant de chanter certaines paroles car au final, ils pourraient se retrouver dans de sombres histoires à cause du message qu’ils colportent.
Tu appartiens avec Monty Alexander ou Ernest Ranglin à cette génération de jazzmen jamaïcains. Le jazz est-il aussi présent parmi les musiciens de la jeune génération ? Je répondrai oui, car les jeunes musiciens d’aujourd’hui continuent de s’inspirer du jazz et à en écouter, après la principale différence que je pense avoir avec eux est qu’à mon époque, j’étais aussi influencé par la musique jamaïcaine et j’ai pris le temps de l’étudier…C’est comme cela que je suis arrivé au jazz. Tu sais, la musique jamaïcaine est une musique sérieuse, il y a beaucoup à étudier car il y a eu de grands musiciens comme les Skatalites avec Jackie Mitoo, Tommy McCook et Roland Alphonso, les Sterlings ou Don Drummond…Donc, il y a de quoi étudier…En ce qui concerne ma musique, je revendique le côté reggae.
Le gouvernement jamaïcain devrait-il subventionner des écoles de musique afin de faire perdurer le patrimoine musical de l’île et implanter des infrastructures pour les jeunes ? Oui, car c’est là que j’ai appris la musique. Mais en période de récession économique, les premiers budgets gelés sont ceux consacrés aux arts, et donc à la musique. Ca va peut-être prendre un peu de temps mais je pense vraiment que le gouvernement devrait prêter plus d’attention à notre culture musicale. Tu sais, le peuple est étrange, il n’a commencé à réellement s’intéresser à cette musique que lorsqu’ils ont vu les revenus générés par des artistes internationaux tels que Bob Marley, et je ne pense pas que notre musique aura le respect qu’elle mérite tant que les mentalités seront ainsi. Ca changera peut-être dans 20 ans, mais pour l’instant c’est ainsi, il faut faire avec !
Tu as fait deux albums de reprises de Bob (Dean Fraser plays Bob). Quel était ton rapport avec lui ? As-tu travaillé avec lui ? Je le connaissais depuis tout jeune, car j’habitais moi-même à Trenchtown, donc c’était un voisin. Après, en 1979, j’ai eu l’occasion de travailler avec lui sur l’album Survival. Il m’avait également demandé de jouer le solo de saxophone sur Wake up and live sur scène au Stade National lors de la célébration du centenaire de sa majesté Selassie. Bob Marley m’a mis sous les lumières.
A quand un autre album en tant que musicien ? Peut-on espérer un jour un album Dean Fraser / Monty Alexander / Ernest Ranglin ? Ce serait le rêve... Je vais aller en studio afin de m’y atteler cette année, donc oui définitivement, il y aura un album de Dean Fraser dans les bacs pour l’année prochaine au plus tard. J’adorerai qu’Ernest et Monty soient sur le projet.
Tu es aussi un producteur reconnu, de quelle production es-tu le plus fier ? Dernièrement, tu as produit Tarrus Riley ou Etana, deux artistes qui marchent bien… (Il réfléchit…) Bien sûr, en ce moment, c’est Tarrus Riley et je suis très fier de lui, il travaille très dur…Il y a aussi Duane Stephenson. Ce que j’apprécie chez eux, c’est que ce sont des jeunes artistes qui travaillent dur et qui écoutent surtout : ils ont une bonne notion de ce qu’il se passe autour d’eux. Au final, c’est facile et agréable de travailler avec eux, je leur montre la voie à suivre et ça se passe bien. Après bien sûr, il y a eu Sizzla et Luciano…Cependant certains artistes, lorsqu’ils se retrouvent en haut de l’affiche, pensent pouvoir faire tout seul et commencent à emprunter certaines voies sans issue. Parfois, il est trop tard pour corriger le tir, c’est pour ça qu’on travaille avec des jeunes afin de les éduquer.
En tant que musicien, quel regard portes-tu sur l’évolution de la carrière d’un artiste comme Sizzla, que tu as pris sous ton aile à ses débuts ? Certains artistes font trop de choses, je veux dire qu’ils travaillent de trop. Ils ont besoin d’une vraie équipe autour d’eux. En tant qu’artiste, pour maintenir le niveau, il faut s’entraîner, faire des répétitions : si tu ne maintiens pas tout le temps une rigueur dans le travail, c’est là que tu commences à te perdre. Après, tu te retrouves sur scène et tu ne te sens pas à l’aise, donc ça part dans toutes les directions. Je pense que c’est peut-être ce qui est arrivé à Sizzla…Quand tu montes sur scène, il faut répéter avec ses musiciens au préalable afin de savoir exactement où tu vas en live sans faire d’erreurs. Parfois, certains artistes viennent en Europe mais ils ne sont pas équipés pour (rires…)
Tu as également produit un titre sur l’album de Rootz Underground. Crois-tu au retour des formations de musiciens en Jamaïque ? Aujourd’hui, les solistes sont devenus la norme… C’est parce que c’est un groupe que je travaille avec eux et que je continuerai de travailler avec eux. Je pense qu’on a besoin de vrais groupes ici en Jamaïque. Je travaille aussi avec un groupe qui s’appelle C-Sharp. Les Rootz Underground finiront par être reconnus mondialement car ils sont différents et être différent pour moi, c’est un vrai atout.
En termes de production, quel est ton avis sur l'évolution du reggae au fil des ans ? Comme je le disais précédemment, la musique est un cycle. Aujourd’hui, le positif c’est que les jeunes puisent dans la musique de leurs aînés. Une des plus belles choses en Jamaïque est le fait qu’il y ait des soirées tous les soirs partout dans l’île et certains sound systems jouent uniquement de la musique du passé, du vieux reggae, du roots, de la soul ou du rythm & blues. Donc si tu es curieux de l’évolution de notre musique, tu n’as pas à aller très loin. Tu te balades le vendredi soir à Kingston, tu vas peut-être entendre des centaines et des centaines de sound systems différents et la plupart d’entre eux jouent vraiment de la bonne musique.
Comment vois-tu le reggae progresser dans le futur ? C’est la musique du peuple, de l’amour, qui défend les pauvres. C’est une musique qui ne peut pas mourir, elle ne peut que s’élever et ce sera peut-être aussi la dernière.
Peux-tu nous parler du nouvel album de Tarrus Riley ? Je travaille dessus en ce moment même. Il devrait s’appeler Contagious. On a déjà quelques bons titres et quelques featurings tels que Bugle, Konshens, Alaine et Demarco. J’essaie de faire avec lui un aussi bel album que Parables et on voulait que ce soit différent de tout ce que l’on entend. On veut aussi que notre jeune audience soit au courant de ce qui se passe afin de faire perdurer notre tradition, ça rejoint tout à l’heure ta question sur l’évolution de notre musique, et c’est ce que les jeunes artistes doivent faire aujourd’hui, nettoyer leurs textes et rendre la musique plus transparente : c’est ce qui arrive avec Tarrus.
Comment s’est passée la dernière tournée européenne avec Tarrus Riley, Jah Cure et Luciano ? Elle a vraiment commencé quand notre groupe est arrivé, mais il n’était pas encore là pour la date parisienne. On corrigera le tir pour notre prochaine venue en Europe, afin de le présenter dans les meilleures conditions.
|
|