INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart & Benoit Georges
le jeudi 02 mars 2006 - 10 584 vues
Alors que nous découvrions le petit dernier "Black, gold & green" de Third World, l'opportunité d'interroger Stephen "Cat" Coore, guitariste et membre fondateur du groupe, s’est présentée. Musicien de renom, Cat a emmené Third World vers le succès international, couronné par de multiples nominations aux Grammys, en s'éloignant toutefois des standards reggae qui ont animé ses débuts. Peu convaincus par le nouvel album, nous avons néanmoins accepté l’entretien, bien décidés à ne pas trop ménager Cat Coore. Depuis Tampa, en Floride, il répond à nos questions avec un regard clair sur sa musique et de vrais arguments sur son parcours.
Reggaefrance / Comment est né Third World ? Je crois que le groupe s'est formé en 1973 avec Michael Cooper aux claviers et vous -même. / Pour être juste, il faut dire que le groupe a été formé par moi-même et Colin Leslie. Ensuite nous avons été rejoint par Michael "Ibo" Cooper puis Carl Barovier et Milton Hamilton. Le groupe a mis un peu de temps à se former mais voilà le noyau dur.
Avant cela, vous jouiez avec Inner Circle. C'était avec Jacob Miller ? Oui c'est exact mais Jacob Miller n'était pas encore dans le groupe à cette époque.
Vous êtes aussi un musicien de studio réputé. J'ai joué de la guitare sur Cherry oh baby (Eric Donalson, ndlr) et Richie a joué de la guitare sur Johnny too bad (The Slickers, ndlr). Nous avons une expérience de studio. Nous avons travaillé avec des gens comme Bunny Lee, Lee Perry à certains niveaux, Derrick Harriot qui nous a introduit à Tommy Cowan (producteur de Israel Vibration entre autres, ndlr). Nous avons fait quelques bonnes sessions avec des gens comme eux.
Vous avez fait les premières parties de Bob Marley et même des Jackson Five… Oui. Pour les Jackson Five, nous étions en Jamaïque et c'est peut-être le concert anthologique par excellence, parmi ce que nous avons fait jusqu'à maintenant. Ouvrir pour Bob Marley au Lyceum à Londres a été un tournant pour notre groupe en terme de reconnaissance internationale.
Tout le monde doit vous parler de 96° in the shade (1865, ndlr)… Vous n'en avez pas assez d'être résumés à une chanson ? "96°" est comme un de nos enfants. Elle restera avec nous à jamais. C'est comme une empreinte de tout ce que le groupe a fait. Nous considérons cette chanson comme un très bon morceau. Nous la jouerons tant que les gens voudront l'entendre.
Vos deux premiers albums sont vraiment roots, le reste l'est nettement moins… Je dirais que c'est surtout le premier album qui était vraiment roots. Mais nous avions quand même une ballade dessus et des style Rn'B. Les autres albums ne sont pas roots à strictement parler mais sont quand même issus de nos racines. Notre musique est ce que nous sommes. Nous jouons des rythmes africains, latins… Nous jouons du reggae et du roots au sens large, en toute liberté.
En Jamaïque, beaucoup d'artistes sont influencés par la soul, vous n'y faites pas exception… Oui, c'est vrai, mais nous sommes aussi influencés par les artistes jamaïcains. Je pense que Third World est plus influencé par le ska et le rocksteady, ce genre de choses, plus que par le Rn'B. Chaque artiste est influencé par ceux qui l'ont précédé, comme c'est le cas pour la génération actuelle influencée par Bob Marley. Third World est influencé par Bob Marley mais aussi par Jimmy Cliff, Desmond Dekker, Steel Pulse… Nous avons joué notre rôle pour répandre le reggae dans le monde entier.
Mais vous avez quand même une relation spéciale avec Stevie Wonder, vous avez enregistré un single avec lui… Oui, nous avons enregistré Try Jah Love avec lui, qui a bien marché. Nous étions vraiment heureux de travailler avec Stevie Wonder qui est une légende. C'était vraiment un plaisir. Si vous écoutez les textes de la chanson qu'il a écrite, cela montre toute la profondeur de cet homme. C'est une personne spéciale et nous sommes reconnaissants d'avoir travaillé avec lui.
Sur votre nouvel album, on trouve de la soul, du Rn'B, de la pop et même du dancehall. Vous pouvez nous en dire deux mots ? "Black Gold & Green" est un de mes albums préférés de Third World. Je trouve que c'est un album reggae très puissant. Les titres avec Beres Hammond et Wayne Marshall sont très forts. Fade Away, Nah Sweat, Revolution in her eyes, toutes ces chansons sont vraiment très fortes. Alors oui, cet album mélange plusieurs genres. Je pense que Runaround est une très bonne chansons de Rn'B comme Solid as a rock. Je crois que la musique est bonne et que c'est vraiment un de mes albums préférés, de tout ceux que l'on a fait récemment.
Sur notre version de l'album, Fade Away est proposée en featuring avec Sinsemilia, choix surprenant. Comment s'est passée cette rencontre ? Ce featuring est-il disponible sur la version américaine de l'album ? On les a rencontrés grâce à un de leurs amis. Nous leur avons proposé des titres et ils ont rappelé tout de suite car ils étaient intéressés par Fade away. Nous sommes tous des musiciens, nous devons donc travailler ensemble partout dans le monde. C'est très important de se connecter avec d'autres musiciens. Cette chanson sera uniquement sur la version européenne de l'album. S'il y a besoin, nous ferons une version uniquement pour les Etats-Unis.
Vous avez même fait du hip hop sur 'Sense of Purpose', il y a aussi Reggae Party avec Bounty Killer et Shaggy, des productions qui ciblent clairement le marché américain. Plutôt qu'une influence hip hop, je dirais que ce sont les artistes reggae qui ont influencé le hip hop. Le milieu hip hop nous a tout pris. Les sound systems, les deejays… Mais la nouvelle génération adore cette musique et c'est toujours intéressant de faire ce genre de choses, d'intégrer d'autres genres de musique. Cela fait trente ans que nous jouons ensemble, nous devons insuffler de l'air frais à notre musique, montrer aux gens que nous écoutons ce qui se fait actuellement et que nous l'aimons. C'est pourquoi nous y ajoutons notre patte. Il n'y a rien de mal à intégrer ce qui se fait aujourd'hui. Il n'est pas question d'être des vendus pour faire de l'argent. Il s'agit de représenter ce que tu dois dire, ce que tu veux dire.
Vous n'avez pas eu peur de décevoir les fans de la première heure ? Non, je ne crois pas car il n'y a plus beaucoup de fans de reggae. Le monde de la musique s'est beaucoup ouvert, et tout le monde écoute de tout désormais. Tout le monde a un I-Pod avec 3000 morceaux dessus. Les gens écoutent de tout. Tant que nous jouons du bon reggae et que nous nous y tenons, le résultat sera toujours bon. Les fans européens aiment le reggae plus que tout, ça peut se comprendre, ce sont leurs goûts. Mais il y a de bons reggae sur l'album pour eux.
Sur l'album, il y a notamment deux morceaux avec Wayne Marshall, pourquoi lui parmi les autres artistes dancehall de sa génération? Pour nous, Wayne Marshall se distingue des autres artistes dancehall. C'est un DJ mais il a un style unique et une voix fantastique. Il est capable de chanter vraiment, comme il le fait sur Writing on the walls alors que Touch the road est plutôt dans son style habituel. C'est un jeune artiste qui a un grand potentiel, c'est pourquoi il apparaît deux fois sur cet album. J'espère vraiment que Wayne Marshall aura la carrière qu'il mérite.
Il me semble que vous vivez aux Etats-Unis… En fait j'ai vraiment deux maisons : une en Jamaïque, où il y a mes parents, mes frères, ma première femme et mes enfants. Je vis aussi avec ma fiancée et ma fille en Floride. Je suis donc toujours entre la Jamaïque et les Etats-Unis. J'ai vraiment deux adresses.
Pensez-vous toujours représenter le Tiers-monde aujourd'hui ? Oui, je pense. Le Tiers-monde existe toujours. Il y a des problèmes sur toute la planète. La situation politique me paraît même plus compliquée maintenant qu'elle ne l'a jamais été. Il y a des guerres qui éclatent partout, des guerres de religion. Cela me semble très complexe et plus explosif que jamais. Et puis la pauvreté existe toujours: en Inde, dans beaucoup de pays d'Asie, dans les Caraïbes en Amérique du Sud et même dans les pays riches, partout le monde est en crise.
Il y a toujours la pauvreté, des gens qui ne peuvent s'exprimer, qui ne peuvent vivre comme ils le veulent. Ceux qui travaillent comme des esclaves et ne reçoivent rien de leur travail. Pour cela, je pense que Third World est toujours un représentant du Tiers-monde. Une chanson comme Nah Sweat est dans cet esprit.
Pourtant sur votre dernier album, il y a plus de chansons d'amour que de chansons politiques alors que vous dites très justement que les enjeux politiques sont encore plus présents aujourd'hui. Les chansons d'amour sont très importantes aussi car elles diffusent un message d'amour, de douceur qui permet de guérir les esprits. Ce qui est très important. Si tu considères la chanson Lovers in dangerous times, elle a l'air d'une chanson d'amour, mais ce n'est pas que cela. Elle raconte que les nôtres se font tuer tous les jours, qu'il est difficile d'aimer par les temps qui courent. Les chansons d'amour ont aussi une portée politique.
Avec plus de 30 ans de carrière, vous comptez parmi les vétérans du reggae. Comment voyez-vous son évolution à travers le temps ? La musique a parcouru son chemin. Elle est reconnue au niveau international. Entre 1985 et 2005, je dirais que notre musique a connu une augmentation 400 à 500% en terme de popularité. Le reggae est devenu influent. Maintenant tu vois du reggae dans les publicités à la télévision, dans les films. Le reggae est maintenant intégré. Nous sommes contents de cela. Nous l'espérions pour les générations futures. Avec des artistes comme Damian Marley, la tradition se perpétue et je crois que la musique est entre de bonnes mains.
Il est vrai que le reggae est partout dans le monde mais pensez-vous que son message soit aussi puissant que dans les années 70 ? Le reggae a toujours été connu comme une musique engagée. C'est toujours le cas. Si tu prends Anthony B avec Raid di barn, "Nobody wanna plant di corn / Everybody wants to raid di barn" ("Personne ne veut planter le maïs mais tout le monde veut piller la grange" ndlr), Tony Rebel avec Jah is by my side ou même Welcome to Jamrock, ce sont des chansons qui sont vraiment dans l'essence même du reggae. Le reggae c'est le journal du peuple, c'est l'expression du peuple musicalement.
Qu’est-ce qui attend Third World prochainement ? Pour le moment nous avons une tournée prévue en Europe pour cet été. Comme il y a la coupe du monde de football en Allemagne, je pense que l'été sera très animé en Europe. J'ai hâte d'être là-bas pour des concerts, j'ai aussi hâte de revenir en France. J'aimerais au moins aller à un match de cette coupe du monde. Nous étions en France pour la coupe du monde 98 et nous y avons passé de très bons moments. Sinon, à la fin de l'année nous jouerons en Jamaïque. Cela fait deux ans, depuis notre anniversaire, que nous n'avons pas fait de scène en Jamaïque mais nous aimerions reprendre le rythme.
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