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Date de mise en ligne : mercredi 05 mai 2004 - 21 865 vues Le reggae orphelin de Coxsone
Le reggae pleure son contributeur le plus prolifique. Clement « Coxsone » Dodd est décédé mardi 4 mai d’une attaque cardiaque, à l’âge de 72 ans. Le fondateur du mythique Studio One, parrain de l’industrie du reggae, laisse derrière lui un catalogue foisonnant et une contribution exceptionnelle à la musique jamaïcaine.
Tout commence dans les 50’s, dans la boutique de spiritueux de ses parents à Kingston. Clement Seymour Dodd y passait des disques de jazz, de boogie et de bebop pour les clients. Après un bref séjour au USA où il découvre le r’n’b, Coxsone (en référence au joueur de cricket du Yorkshire de l’époque) retourne en Jamaïque avec de quoi monter son propre sound system. Lorsque naît « Sir Coxsone Downbeat » en 1954, Clement Dodd n’a que 22 ans. La concurrence avec Duke Reid et Tom The Great Sebastian lui fait parcourir des milliers des kilomètres à la recherche des perles rares. Ses allées et venues vers les USA lui assurent ainsi un stock important de titres jazz et r’n’b. C’est à cette époque que les étiquettes des vinyles sont grattées afin que ses rivaux ne puissent identifier les artistes et se procurer les précieuses chansons. Outre les morceaux, sa réputation se fonde sur ses deejays : Coxsone emploie notamment Prince Buster, ancien boxeur dont la carrure n’est pas de trop pour désamorcer les embrouilles, Count Machuki, mais aussi King Stitt, U Roy et Lee Perry. En 1957, il possède trois sound systems qui sillonnent Kingston.
C’est en 1959 que Coxsone décide de vendre ses productions. La première session d’enregistrement a lieu au Studio Federal : de là naquit « Muriel » de Alton Ellis accompagné par les Clue J’s Blues Blasters, un groupe composé de Cluett Johnson, Roland Alphonso, Ernest Ranglin, Rico Rodriguez, et Teophilus Beckford. La même année, fatigué d’entendre une musique calquée sur le modèle américain, Coxsone fait part à Ernest Ranglin et Cluett Johnson de son envie de trouver un nouveau rythme. Les trois hommes se réunissent et décident de mettre l’accent sur le contretemps. Le ska était né. Son premier avatar, « Easy Snappin » de Teophilus Beckford, fait un carton, inondant les ondes et les bals. L’indépendance de l’île se fête au son de cette nouvelle musique.
13 Brentford Road, Kingston
Après avoir racheté le mono-piste de Federal Studio, Clement Dodd s’installe en 1963 au 13 Brentford Road, un ancien night club. Studio One est alors le premier studio détenu par un Noir en Jamaïque. Ernest Ranglin est son arrangeur, et son groupe maison est constitué de musiciens qui, quelques années plus tard, formeront les Skatalites : Lloyd Knibbs, Jackie Mitto, Tommy McCook et Lloyd Brevette, rejoints plus tard par Don Drummond, Roland Alphonso et Johnny Dizzy Moore. C’est également en 1963 que Coxsone auditionne un certain Bob Marley et son groupe The Wailers, sur les conseils de Seeco Patterson. Après le départ de Junior Braithwaite, lead singer sur « It Hurts To Be Alone » Coxsone impose aux Wailers de désigner un unique chanteur. Ce sera Bob. « Simmer Down » (numéro 1 en 1964), « One Love » ou « Put It On » maintiennent le groupe en haut des charts. A cette époque, Bob Marley loge dans la pièce qui sert à faire passer les auditions, et une relation père/fils s’installe entre les deux hommes. Mais lorsque le rocksteady explose en 1966, Coxsone se fait doubler par Duke Reid qui enregistre « Girl I’ve Got A Date » d’Alton Ellis, et « Happy Go Lucky » des Paragons. Pour un temps, Studio One n’est plus dans le coup et les Wailers le quittent en 1967. Une rupture d’autant plus inévitable que Bob est en désaccord avec Coxsone sur des questions financières, une situation qui se reproduira souvent à Studio One.
le 13 Brentford road en 1963 | le 13 Brentford road en 2003 |
Les Wailers partis, Studio One accueille les futurs grands noms du reggae. Des dizaines d’artistes se précipitent au 13 Brentford Road lors des célèbres auditions du dimanche. Burning Spear enregistre ainsi à Studio One ses deux premiers albums sur lesquels il apparaît sans locks, Coxsone étant persuadé (à tort) que cela nuirait à sa carrière. La liste des artistes est longue : Freddie Mc Gregor, The Gladiators, Johnny Osbourne, The Maytals, Horace Andy, Marcia Griffiths, The Skatalites, Prince Jazzbo, Cedric Im Brooks, The Paragons, Dennis Brown, The Wailing Souls, Delroy Wilson, The Heptones, Culture, Alton Ellis, Ken Boothe, John Holt, Sugar Minott… L’adage veut qu’il est plus facile d’énumérer les artistes qui n’ont pas enregistré pour Coxsone.
Re(co)naissance
Au milieu des années 80, Studio One ferme et Clement Dodd déménage aux USA. Le studio, géré par la mère de Coxsone, n’ouvre plus qu’un jour par semaine pour fournir les boutiques. Il faudra attendre 2003, quarante ans après sa création, pour le voir renaître. Coxsone s’y réinstalle, des projets pleins la tête, avec l’envie de redonner de l’acoustique au reggae. Mais le temps lui a manqué.
Pionnier, Coxsone Dodd a eu néanmoins pu assister à la reconnaissance de son travail. Après avoir reçu l’Ordre de Distinction de Jamaïque en 1991, il fut récompensé pour l’ensemble de sa contribution à la musique jamaïcaine lors du quarantième anniversaire de l’indépendance de l’île en 2002. Vendredi dernier, il assistait à la cérémonie qui voyait Brentford Road rebaptisée en Studio One Boulevard.
Article écrit par Sébastien Jobart, Le 5 mai 2004
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